57.1

Belfort, 12 janvier 1944.

Hermione frissonnait dans l'air frais nocturne. Incapable de s'imposer l'immobilité, elle avait quitté sa chambre pour les couloirs de l'école. Naturellement et bien qu'elle ne connaissait que peu se structure et que les chances de se perdre étaient nombreuses, Hermione avait naturellement trouvé le chemin de la bibliothèque. Elle avait rarement vu un rassemblement d'ouvrages aussi importants ailleurs que dans les bibliothèques strasbourgeoises dans son adolescence. En effet, ces lieux évidés de quantités de manuscrits, manuels et essais par les nazis à l'occasion d'autodafés tristement célèbres avaient perdu de leur splendeur d'antan. Jamais Hermione n'aurait imaginé pouvoir trouver son bonheur ici.

Les rangées s'étendaient sur deux étages grâce à un petit escalier étroit qui menait à une plateforme. En plus de donner tout un charme à la bibliothèque, cet aménagement permettait de rassembler un nombre toujours plus affolant de livres. L'instinct d'Hermione lui soufflait que la plupart de ces livres n'auraient pas dû exister et qu'ils avaient sans doute survécu par miracle à la folie destructrice des Allemands. La dictature nazie refusait la culture et privilégiait l'ignorance, seul moyen de convaincre les foules du bien-fondé de leurs idées politique. Ainsi, Hermione était presque certaine de retrouver parmi ces milliers de livres des ouvrages d'auteurs juifs ou communistes. Tout ce qui contredisait la pensée radicale hitlérienne était immédiatement détruit et s'ils survivaient à cette ère sombre, l'Alsacienne se demandait ce qu'il resterait de ce qu'ils avaient de plus précieux : la culture, l'Histoire, la richesse de leur diversité. Son cœur se serra dans sa poitrine à cette seule pensée.

Les pas de la jeune femme la guidèrent jusqu'aux étagères. Sa main effleura les tranches tandis qu'elle survolait les titres. Avant qu'elle ne puisse arrêter son choix sur un ouvrage, une voix familière la tira de sa rêverie :

— Mademoiselle Granger.

Albus Dumbledore s'invitait dans son champ de vision. Il était entré par une porte discrète qui menait sans doute à des quartiers réservés au directeur. Loin de la morigéner pour s'être octroyée la permission de vagabonder ici sans l'autorisation de quiconque, le directeur conservait son attitude à la fois sage et amusée. Ses yeux clairs derrière les verres en croissant de lune brillaient d'une malice bien plus jeune que son âge indéterminable.

— Monsieur Dumbledore, souffla Hermione, en quête d'une excuse destinée à justifier son écart de conduite inadmissible.

— Que faites-vous ici à une heure aussi tardive ?

Les doigts de la jeune femme abandonnèrent son butin et elle abandonna, de ce fait, toute intention malhonnête. Elle ne saurait pas cacher la vérité. Cachée derrière le voile opaque de ses mèches brunes, elle avoua :

— Je n'arrive pas à trouver le sommeil.

— Alors vous vous occupez l'esprit ici, compléta Dumbledore.

— La lecture a toujours eu cet effet sur moi.

— Vous êtes une femme brillante, mademoiselle Granger, la manière dont vous nous avez aidé à achever les préparatifs de cette opération me l'a prouvé.

Hermione rougit dans la pénombre des lampes qui n'éclairaient pas suffisamment. Dumbledore ressemblait ainsi à une figure mythique, une sorte de mage ou un sorcier, qui aurait atteint un âge plus que vénérable.

En effet, Hermione avait passé la journée de la veille et une partie de celle qui venait de s'écouler aux côtés du directeur et des Résistants qui s'étaient portés volontaires pour cette opération de sabotage. Gênée par cette attention inattendue, la jeune femme nuança :

— Tout était déjà presque prêt, vous n'aviez pas besoin pour en avoir la confirmation.

— La réussite d'interventions aussi risquées repose justement sur des certitudes et j'étais persuadé que vous me donneriez un avis éclairé.

— Vous ne cherchiez donc pas à me donner l'illusion d'être utile ? s'enquit Hermione, à la fois amusée et amère.

— Vous auriez préféré les accompagner, je me trompe ?

Harry, Blaise et Ron étaient partis depuis des heures. Ils avaient quitté l'école à la tombée du jour après un dernier regard pour celle qu'ils abandonnaient. Hermione nourrissait depuis une attirance certaine pour l'horreur et l'impression désagréable qu'ils ne lui reviendraient pas tous. Elle aurait aimé être des leurs, au moins pour ne pas s'imposer cette interminable attente et pour se savoir utile. Elle en avait tant besoin.

Un frisson se répandit à la surface de sa peau et elle mit un terme à ce long silence pour articuler, d'une voix moins assurée :

— J'aurais préféré ne pas avoir à les attendre.

— Vous craigniez le pire.

— Oui.

Dumbledore ne sembla pas s'affliger. En fait, il sembla à Hermione que son regard n'avait pas changé et qu'il lui portait toujours cette même œillade compréhensive, mais inqualifiable. Insondable. Ainsi, elle ne saurait deviner s'il prenait au sérieux la peur qui la rongeait ou s'il s'en moquait éperdument. Elle le vit consulter sa montre sans se défaire de cette expression raturée par les traces du temps avant qu'il n'énonce, à son attention :

— Ils ne reviendront pas avant de longues heures.

— Je ne pense pas trouver le sommeil d'ici là, avança Hermione, la gorge nouée.

— Dans ce cas, vous pouvez profiter des ouvrages de la bibliothèque de l'école... ou me rejoindre dans mon bureau. La solitude n'aide pas à taire l'angoisse, croyez-moi. Je compte attendre leur retour, alors si vous vous sentez de taille à me tenir compagnie jusque-là, suivez-moi.

Hermione hésita, son regard oscillant entre la promesse de tous ces ouvrages, tous ces romans qui lui promettaient une évasion certaine, et le sourire léger, rassurant, du directeur.

— Je vous propose une tasse de café, mademoiselle, mais ma bibliothèque est à votre entière disposition. Je ne suis pas certain que ma compagnie valle celle d'un bon livre.

— Merci pour votre générosité, monsieur le directeur, mais je crois qu'une tasse de café me ferait beaucoup de bien.

D'un geste ample du bras, Dumbledore désigna la porte par laquelle il était entré comme pour l'inviter à le suivre. Il s'y engouffra et Hermione tâcha de taire la peur qui la rongeait.

— Il doit me rester quelques bonbons au citron, vous m'en donnerez des nouvelles.

***

Harry se faufilait dans les herbes hautes. Les tiges étaient gelées et la neige engloutissait ses pas. Ron ouvrait la marche et Blaise les suivait sans un bruit. Ils étaient une demi-douzaine, suffisamment pour assurer la réussite de cette opération, mais pas trop pour éviter d'attirer l'attention. Sur ces calculs millimètres et ce sens aigu du détail reposaient leur réussite.

Ils émergeaient des fourrées et, au long, Harry pouvait apercevoir Belfort et sa silhouette tentaculaire. La ligne de chemin de fer qu'ils s'apprêtaient à saboter se trouvait à quelques dizaines de mètres. Plusieurs groupes étaient en place et il s'agissait d'une opération plus vaste que ce qu'Harry avait pu imaginer. Une action groupée, Belfort n'accueillait pas l'un des réseaux de Résistance français pour rien.

Les muscles d'Harry, plus habitués aux efforts intenses, grinçaient de protestation. Ils gravissaient une butte et le seul fait de quitter Belfort sans alerter l'attention de la Gestapo ou des soldats allemands présents avait représenté un miracle. Pour eux aussi, cette nuit promettait d'être interminable. Enfin arrivés au sommet de la butte, ils jouissaient d'une vue incomparable sur l'horizon, sur la ligne de chemin de fer, mais sur bien plus vaste. Ron observa minutieusement chaque détail de ce paysage dévoré par les ombres. Il n'y avait, au-delà des frontières de la ville, rien qui n'indiquait une présence ennemie.

— On redescend, ordonna-t-il, il n'y a personne en bas.

Il ouvrit une nouvelle fois la marche, un des hommes les plus sûrs sur ses talons. Il avait placé Blaise en avant-dernière position et sous la surveillance d'un autre. Il aurait sans doute préféré se débarrasser du métis et ne pas se payer les frais de ce qu'il considérait comme un fléau supplémentaire, mais les décisions de Dumbledore ne sauraient être discutées et sa parole valait bien plus chère que la sienne.

Le poids de son arme dans la main, Blaise respirait soigneusement par le nez. Cette opération comprenait bien plus de risques que les quelques passages qu'il avait organisé pour les familles juives alsaciennes. Cette fois plus que jamais auparavant, il s'attendait à voir surgir une ombre malveillante, celle d'un Allemand qui ne verrait pas en lui un compatriote, mais un ennemi mortel. Métis et résistant, il combinait les impairs et les défauts suffisants pour faire de lui une proie idéale. Harry et lui avaient cela en commun.

Ils parvinrent à destination et après avoir vérifié qu'aucune ombre ne se cachait derrière le talus qui bordait le chemin de fer, Ron énonça, dans un murmure pressé :

— Dépêchez-vous. Toi, mets en place les explosifs, vous deux, vous vérifiez que tout est bien en place, éclairez bien les rails et, surtout, pas un mot !

Harry ne lui connaissait pas une telle autorité, mais il devait avouer que ce visage ne lui déplaisait pas tant. Sans doute Ron avait-il besoin de pareilles responsabilités pour oublier tous les malheurs de la guerre, pour oublier un court instant la disparition de son frère. Même dans la nuit, il lui semblait que les cheveux flamboyants du rouquin attiraient les faisceaux de lumière des torches. Sans s'attarder sur pareil détail, Harry rejoignit les autres et se mit à l'œuvre.

Une dizaine de minutes s'écoula ainsi, dans un enchaînement de gestes précis. L'un des hommes était un spécialiste et il dirigeait chaque mouvement. Ils se trouvaient à proximité de Belfort, suffisamment proche pour que l'explosion ne résonne jusque dans les murs de la ville. La longueur de la mèche le permettait d'ailleurs une longueur d'avance suffisante à fuir aussi loin que possible. Il ne s'agissait pas d'un travail grossier qui risquait fort de ne pas rapporter ses fruits, mais d'un travail minutieux. Les explosifs souffleraient non seulement les rails sur plusieurs mètres, mais aussi une partie de la terre sur laquelle ils reposaient. Tout était en place, il ne restait qu'à ranger le matériel lorsque la voix de Blaise, chargé de surveiller les alentours malgré les réserves de Ron, s'éleva :

— Une lumière. Il y a une lumière !

— Qu'est-ce qu'tu racontes encore ? maugréa le rouquin.

Il se redressa et découvrit la lueur vacillante d'une torche à seulement quelques mètres. Une route se situait en contre-bas et il n'en fallut pas davantage à Ron pour comprendre qu'ils avaient été repérés. Comme pour répondre à ses pensées muettes, des paroles aboyés en allemand résonnèrent, suivies d'un premier coup de feu. Un coup de feu qui les visait directement. Il ne s'agissait pas de les avertir, de les dissuader, mais de les abattre.

— On dégage ! Abandonnez le reste ici, on fout le camp !

Comme un seul homme, ils lui obéirent. Les doigts d'Harry se refermèrent sur son arme tandis qu'il dévalait le petit talus, prêt à gravir la pente abrupte qui se présentait. Trop conscient que le chemin tout tracé jouait contre eux, le juif en appela aux réflexes de ses muscles trop longtemps inexploités. Les balles déchiraient le silence de la nuit, entrecoupé par les cris des Allemands. Combien étaient-ils ? Comment avaient-ils su ?

— J'jure que si y'en a un qui nous a trahis, cracha Ron, sa force physique lui offrant un avantage tout désigné.

— Personne nous a trahis, Ron ! rétorqua Harry dans une expiration difficile.

Les gifles du vent leurs arrachaient des larmes douloureuses. Ils n'en étaient qu'à la moitié de la pente, ralentis dans leur course désordonnée, quand une première balle faucha l'un des hommes. Un parfait inconnu, celui qui connaissait si bien les explosifs et qui avait dû avoir, avant la guerre, une toute autre vie. Un homme qui n'aurait pas dû mourir aussi jeune. Le plomb aurait pu le manquer, il aurait suffi d'un ou deux centimètres, mais il se logea à la naissance de son dos, tout proche de la colonne vertébrale. Il s'effondra dans un cri étranglé, déjà condamné. Ron dégaina son pistolet et tira trois coups derrière lui, inconscient de perdre par vengeance quelques précieuses secondes.

— Salopards de boches !

Et il poursuivit sa course, aveuglé par une haine qu'il lui faudrait ensuite extérioriser. Peut-être en avait-il eu un ? Ron leur vouait à tous une détestation quasi héréditaire. Harry le surveillait du coin de l'œil, entre sa propre peur et l'adrénaline qui lui imposait une allure endiablée. Son champ de vision se réduisait à une seule perspective : la survie.

Ron atteignait le sommet de la pente, prêt à disparaître de l'autre côté et à échapper aux Allemands dans les hautes herbes en contre-bas, lorsqu'il sut qu'il n'y parviendrait jamais. Cette réflexion fut presque aussi naturelle que la douleur qui le faucha. L'abeille de feu et de cuivre s'était logée au milieu de son dos et s'il pouvait espérer que sa blessure ne soit pas mortelle, il ne se berçait d'aucune illusion. Il ne serait plus en mesure de réchapper à cette course folle pour la vie. Il avait perdu.

— Ron !

Harry venait de freiner des quatre fers. Ron reconnut alors qu'il s'effondrait à genoux sur le sol gelé la peine sincère d'un véritable ami. Comment avait-il osé en douter ? Harry s'apprêtait d'ores et déjà à se précipiter vers lui, peut-être même à le traîner dans son sillage. Il le reconnaissait bien là, inconscient, préférant risquer leurs deux vies plutôt que d'en abandonner une derrière lui.

— Cours, Harry ! s'exclama Ron dans une gerbe de sang.

Il eut la certitude que l'intéressé ne lui obéirait jamais, pas cette fois.

— Harry !

La main crispée sur le sang qui s'écoulait à gros bouillon de sa plaie, Ron blêmissait déjà, ivre de douleur. À travers ses paupières mi-closes, il aperçut Blaise tira Harry à sa suite avec un dernier regard pour celui qui avait été son rival. Le rouquin eut un maigre sourire. Le métis agissait en son nom, il lui rendait un fier service et toute haine s'envola. Il n'haïssait plus Blaise et il s'excusa en silence auprès d'Hermione. Son seul regret resterait de ne pas avoir pu lui présenter ses plus sincères excuses, de n'avoir su l'aimer correctement. Il emporta avec lui ce seul regret. Fred l'attendait.

Au loin, Harry courait toujours, mais il n'avait plus conscience de son corps. Seule la main de Blaise, fermement enroulée autour de son bras, lui imposait ce rythme. Les yeux noyés de larmes, il se retourna une dernière fois pour apercevoir au creux des ombres et des éclats de lumière, le corps inerte de son meilleur ami. Il hurla à s'en déchirer les cordes vocales. 


Bon.

Bon.

Ron (à un lettre le même mot, oui, j'essaie de faire diversion). 

C'est l'une des rares exceptions que j'ai faite au sujet  de la mort des personnages qui suit le même schéma que les choix de Rowling. Je savais presque depuis le début que Ron n'était pas destiné à survivre à ce chapitre, mais j'aimerais avoir vos avis. Vos exclamations, vos plaintes, même (bon, évitez les menaces, quand même). 

Je vous souhaite malgré tout une très belle semaine ! 

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