56.1
Belfort, 10 janvier 1944.
Ron avait laissé à ses invités une journée pour retrouver leurs marques dans ce cadre bouleversé. Hermione quittait sa région pour la première fois, Blaise en venait à craindre que sa nationalité allemande soit inscrite sur son front ou dans un trait spécifique de son visage et Harry déambulait dans les rues, plus librement que jamais. Il fallait néanmoins fait preuve de méfiance, la Gestapo investissaient Belfort et le regard suspicieux des agents était à l'affut du moindre détail. Un vaste réseau de Résistance était implanté dans la ville et si les nazis ne se l'avouaient pas, leur vigilance accrue démontrait que cette menace était tout à fait prise au sérieux.
— Ne t'éloigne pas, intima Ron d'un ton empressé à celui qui tenait, jusqu'à preuve du contraire, le statut de meilleur ami.
— Je sais, je n'irai pas loin.
— Ce n'est pas l'Alsace ici, mais ne relâche jamais ta vigilance, ces enfoirés ont les yeux partout.
— Ce n'est pas écrit sur mon front que je suis juif, ni même que je suis résistant.
Et Harry s'était éloigné dans la fraîcheur engourdie de ce mois de janvier. Il avait besoin d'apparaître à visage découvert, de se mêler à la foule sans risquer la dénonciation. Ici, il était un parfait inconnu et il avait quitté Belfort depuis assez longtemps pour n'être familier à personne. Cet infime détail lui fit un bien fou. De la brise vivifiante qui pénétrait son manteau à l'impression de revivre, il se gavait de ces sensations. Il y avait la guerre à leurs trousses, le danger omniprésent et la menace que suscitait chaque instant, mais s'éloigner de Strasbourg apparut soudain comme un choix nécessaire. La ville tentaculaire ne les étouffait plus, mais ils l'abandonnaient à son triste sort, une lâcheté qui ne se passait pas de conséquences. Harry n'avait pas le cœur à y songer. En fait, il n'aspirait qu'à profiter.
Ron l'avait prévenu et pris à part à l'heure du souper. Muni de son tact habituel, il l'avait interrogé sur le rôle qui comptait tenir ici. Il ne l'avait pas invité pour qu'il prenne ses fonctions dans la Résistance, mais Harry avait nettement conscience que son meilleur ami ne lui en demandait pas moins. De même, et sans quitter cette sorte d'importance qui ne lui ressemblait pas, Ron avait orienté la conversation sur la présence d'Hermione et Blaise. Son animosité concernant ce dernier avait été à la hauteur de ce qu'Harry avait attendu et le rouquin n'avait pas mâché ses mots. Il n'appréciait guère l'homme qui convoitait celle qui lui revenait de droit et il entendait bien le faire savoir. Le juif avait renoncé à le raisonner, laissant simplement entendre que s'il souhaitait convenir d'un accord avec Hermione et ainsi l'intégrer à la Résistance, il fallait s'entretenir avec elle et non par le biais d'un pigeon voyageur ou d'un volatile quelconque.
Harry était allé se coucher aux aurores malgré une journée curieusement vide et Ron déambulait dans les couloirs à la manière d'une âme errante. Il aurait aimé y croiser l'Alsacienne, mais sa promenade nocturne s'avéra infructueuse et il décréta qu'il devrait projeter sa chance plutôt qu'attendre qu'elle lui tombe dessus. Son grand corps noueux traversa avec plus de détermination l'étau coutumier des couloirs jusqu'à ce qu'il s'arrête, avec une pointe d'hésitation, devant la porte close. C'était la chambre qu'il avait assigné à Hermione.
Plusieurs personnes vivaient ici sous le couvert du nom reluisant de l'établissement. Depuis la disparition de Severus, que Ron déplorait à demi-mots, par fierté sans doute, un autre directeur avait pris sa place et se présentait sous le nom peu commun d'Albus Dumbledore. Un vieil homme que la Gestapo considérait comme un peu gâteau et auquel personne ne venait chercher des ennuis. Son âge était respecté, presque autant que l'école qu'il dirigeait d'une main de fer et avec une poigne étonnante. Car Albus n'était pas le vieillard qui, en plus d'avoir connu les deux guerres, pouvait parler du siècle passé avec une étonnante précision, ou il ne l'était pas uniquement. Dumbledore dirigeait un des réseaux de Résistance les plus actifs et, surtout, l'un des plus proches de la frontière du Reich. Son établissement accueillait des enfants, mais aussi et en toute discrétion des résistants et quelques orphelins juifs dans l'attente d'une situation plus durable.
Harry n'avait jamais rencontré cet homme, mais Ron s'activait à organiser cette rencontre mémorable. Albus nourrissait un intérêt presque excessif pour son ami français et s'il n'était pas apparu au cours de ces deux journées à Belfort, cela ne saurait tarder.
Ron chassa ces pensées d'usage de son esprit. Il s'agissait ce soir de s'occuper d'une tâche particulière et à l'importance primordiale. Étonnamment, le rouquin se sentait plus stressé qu'à la veille d'une action d'ampleur contre l'Allemagne d'Hitler. Il se ressaisit néanmoins, passa une main afin de dompter sa tignasse flamboyante et toqua trois coups contre le bois de la porte. Quelques secondes s'écoulèrent avant qu'une voix féminine ne s'affirme :
— Entrez.
Ron obtempéra sans se faire désirer et découvrit, dans l'antre privée de la chambre, la seule figure d'Hermione. Il avait pris soin d'attribuer à leurs invités des chambres individuels et ce, sans même consulter Dumbledore. Il s'en réjouissait et si l'initiative était toute naturelle à ses yeux, il refusait de laisser au métis l'opportunité de dormir aux côtés de la femme. Cela était évidemment contraire aux mœurs et à la conduite idéale des jeunes gens, mais la raison pour laquelle Ron réprouvait était bien plus personnelle.
— Ron, sembla s'indigner gentiment Hermione, tu as vu l'heure ?
— J'avais à te parler, Mione.
— Et ça ne pouvait pas attendre demain ?
Ron dansa d'un pied à l'autre. Il avait oublié le pouvoir que pouvait détenir ce bout de femme sur ses décisions, sur ses certitudes. Hermione se radoucit. Assise sur le bord de son lit, ses cheveux s'écoulaient en cascades désordonnées le long de ses épaules. Elle était vêtue d'une robe de chambre épaisse malgré la chaleur et si le vêtement laissait apparaître l'arrondie de son épaule, la finesse de sa gorge, il cachait tout ce qui aurait été inconvenant de distinguer. Cela n'empêcha guère le regard de Ron de s'attarder un instant de trop sur les formes féminines qui demeuraient malgré les privations de la guerre. Hermione croisa ses bras sur sa poitrine menue et retint une remarque acerbe.
— Je voulais savoir comment tu allais, avança le rouquin avec un sourire un peu maladroit.
Hermione sut que la question était sincère et ne demandait pas de réponses évasives, mais une réponse honnête. Le piège se situait à ce niveau et l'esprit vif de la jeune femme le décela en un instant. Elle ne pourrait s'en sortir avec une simple excuse et en avait pleinement conscience. L'Alsacienne se mordit l'intérieur de la bouche sans coquetterie, sans chercher à attendrir le rouquin.
— Tu connais la réponse.
— J'aimerais te l'entendre dire, articula Ron, immobile sur le seuil de la porte.
— Pourquoi es-tu venu ? réitéra Hermione, dans un souffle las.
Ils ne semblaient même plus se connaître et, lorsque la médecin se leva pour s'approcher d'un pas, le rouquin confondit son geste avec de la défiance et un brin de provocation. Il abandonna son jeu de dupes pour une sincérité dépouillée de tout tact :
— Tu m'as manqué, Mione.
— Tu m'as manqué aussi, Ron. J'ai regretté ton départ, sincèrement.
Et étonnamment, cela ne parut pas suffire au jeune homme. Ses traits se contractèrent et l'ensemble de son corps se tendit comme s'il venait de recevoir une offense.
— Vraiment ? Mione, j'aimerais ta sincérité.
— Qu'attends-tu de moi ? Je suis sincère, tu m'as manqué.
Mais elle retenait ses mots. Elle connaissait trop bien son interlocuteur pour savoir à quel point chaque parole comptait et pouvait mener à une dispute. Dès leur rencontre, leur relation s'était révélée conflictuelle et peut-être aurait-elle pu basculer vers plus intime qu'une simple amitié, mais la guerre avait là encore bouleversé le destin. Hermione sourit tristement et ajouta :
— La guerre a tout changé Ron, elle nous a séparés et crois-moi, je le regrette. Il y a tellement de choses que je regrette... Ton frère, tous ces morts et...
— Et ce Blaise, est-ce que tu le regrettes ? l'interrogea abruptement Ron.
— Ron ! s'écria-t-elle, s'efforçant de ne pas hausser le ton par égard pour ceux qui dormaient. Qu'est-ce que tu insinues ? Qu'est-ce qui te prend ? Pourquoi cet interrogatoire ressemble à ce point à des reproches ?
— Ne joue pas l'innocente ! J'ai l'impression de revoir Harry et ce... Draco.
Le dégoût ombrait les traits de Ron dans une attitude réprobatrice. Hermione se demanda s'il avait réellement conscience de la relation qui unissait Harry et l'Allemand. S'il avait conscience de l'exactitude de ce qu'ils partageaient. Pas uniquement une amitié rare entre deux représentants de nations ennemies, mais une relation passionnelle qui les dévorait à petit feu. Il avait fallu un long moment pour qu'Hermione l'accepte, pour toutes les raisons évidentes qui s'offraient à elle, mais la médecin disposait d'une intelligence trop redoutable pour se montrer aveugle aux tendres sentiments que partageaient les deux amants. Ron ne serait sans doute jamais capable d'une telle prouesse et ce, pour des diverses raisons. Hermione se sentit plus offensée que s'il l'avait injuriée par ces propos dégradants. Son minois fatigué se tordit en une expression enragée et cela acheva de reconstituer une beauté fugace, mais hypnotique. Elle était belle, belle et sauvage.
— Harry et Draco ? Tu ne pourrais pas comprendre, mon pauvre Ron ! Tu ne peux pas comprendre pourquoi j'ai tant besoin de Blaise alors n'espère pas comprendre à quel point leur relation est précieuse ! rugit-elle.
— Ah oui ? Mais dis-moi, Mione ! Dis-moi à quel point ce nègre est si précieux ! J'avais vu juste alors !
Il avança d'un pas menaçant et Hermione leva une main, la bouche fermée en une ligne étroite qui ne laissait rien augurer de bon. Ses cheveux formaient une auréole brune autour de son visage et son assurance avait quelque chose d'animal, de félin. Elle ressemblait à une lionne, fière dans toute sa majesté.
— Ne t'approche pas de moi !
— J'ai été con ! gronda-t-il entre ses dents. J'étais con de croire que tu m'attendrais !
— Je t'ai attendu et... et surtout n'en viens pas à oublier que c'est bien toi qui es parti. Je ne t'ai pas forcé à me quitter et, contrairement à toi, Blaise a toujours été là. Il n'hurle pas quand un conflit se présente, il le règle sans hausser le ton. Il est tout ce que tu n'es pas.
Ron arbora une moue blessée, bientôt remplacée par une dignité masculine qui le perdrait. Ils se détruisaient mutuellement et chaque reproche, chaque infime rancune, se transformaient en arme redoutable. Ils étaient proches, à deux mètres à peine l'un de l'autre et le moindre geste dicté par la colère aurait pu les condamner à plus irréparable qu'une dispute.
— J'espère au moins qu'il te baise bien, ce...
Il ne finit jamais sa phrase. La main d'Hermione lui vola la politesse et retentit dans un claquement sec contre sa joue. Jamais elle ne se serait crue capable d'un tel geste, elle qui prônait la pondération et le dialogue. Le rouquin détenait ce pouvoir, celui d'éveiller en elle une nature profondément enfouie qui, dans d'autres circonstances et au cœur d'une autre guerre, aurait pu sauver un monde. C'était cela qu'elle avait aimé, cette facette d'elle-même révoltée que Ron lui inspirait, plus encore que le cadet Weasley lui-même. Elle le réalisait seulement, des larmes au bord des yeux et le cœur défait. Elle admirait la couleur vermeille qui teintait la joue de celui qu'elle avait aimé.
Ron passa ses doigts sur la peau meurtrie et, l'espace d'un instant, Hermione craignit qu'il ne lui retourne son geste. Les grandes mains du rouquin auraient fait davantage de dégâts que sa paume délicate. L'homme semblait pourtant s'être adouci et contemplait, hébété, la situation désastreuse qu'il avait précipitée, à mi-chemin entre la honte et son éternelle colère.
— Mione... commença-t-il.
— Vas-t-en, Ron ! Sors de ma chambre, je ne veux plus te voir ! Ne t'avise plus jamais de me dicter ma conduite comme si je t'appartenais et de juger mes choix comme tu l'as fait ! Sors d'ici !
Et Ron recula d'un pas, puis d'un deuxième et réalisa qu'il n'avait pas d'autres options que celle qui lui déplaisait le plus : la fuite. Ces retrouvailles n'auraient pas pu plus mal se passer et Hermione n'était pas certaine qu'il en comprenne les exactes raisons. Il avisa le visage profondément attristé de la jeune femme et la colère qui la ravageait. Jamais il ne l'avait vu dans un pareil état et, à défaut de pouvoir l'apaiser, il eut la surprenante présence d'esprit de quitter la pièce dans un courant d'air.
Hermione chassa du dos de sa main la larme traîtresse qui redessinait le contour de sa joue. Il lui semblait que son cœur lui était arraché et qu'il lui fallait endurer la pire des trahisons. Ron brillait par son intolérance et sa bêtise, mais elle se savait incapable de lui en vouloir durablement. Malgré ses défauts, sa générosité et son naturel le rendaient terriblement attachant. Blaise était son parfait opposé, sage et réfléchi, il n'avait rien d'empressé, mais pouvait se révéler calculateur. Il était un esprit froid, patient, parfois discret, mais prêt à tout pour obtenir ce qu'il souhaitait, bien que sa volonté l'exclue souvent et qu'il ait tendance à s'oublier lui-même. Ces deux hommes se superposaient dans l'esprit de cette soupirante pour le moins moderne et ce, jusqu'à en devenir indiscernable.
Hermione s'effondra sur le matelas et rejeta son visage las en arrière. Elle recouvrit son corps tremblant de la colère accumulée du drap et ne trouva le sommeil que de longues heures plus tard. Et même dans les limbes nébuleux de l'inconscience, deux figures masculines dominaient son être là où elle avait juré son indépendance. L'indépendance du corps, mais aussi celui de l'esprit.
Des retrouvailles mouvementés pour Hermione et Ron, même si j'imagine que celles-ci étaient prévisibles compte tenu des caractères de l'un et de l'autre. Il y a quelques baffes qui se perdent, aussi.
Petit indice au sujet de la seconde partie du chapitre : elle se passera également à Belfort, pas de Draco dans les parages pour l'instant donc, on se concentre sur le côté Français !
Je vous souhaite une belle semaine !
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