54.1
Front Est, 10 octobre 1943.
Le monde vivait ses dernières heures, Draco en était intimement persuadé.
Son regard éteint reflétait un ciel morne et gris. Il était assis sur un sol dur, glacé, où la neige piétinée formait des amas boueux répugnant. Il s'étonnait encore de se soucier de tels détails esthétiques alors que le plus grand chaos régnait.
Le dos plaqué contre l'acier d'un blindé qui n'avançait depuis de longues heures, Draco respirait par saccades. Son arme pressée contre son torse, il semblait avoir oublié la manière d'en faire usage. Ses congénères, cette masse qui n'avait d'humaine que le nom, s'en rappelaient et arrosaient généreusement l'ennemi d'un déluge de feu. L'Allemand luttait contre une envie irrépressible de se couvrir le visage, de se boucher les oreilles, de crier à s'en déchirer les cordes vocales.
Les cris humains qui l'enveloppaient, la terre glacée, les températures hivernales qui lui gelaient les mains, les pieds le visage, Draco n'avait rien connu d'aussi insupportable. Comment un tel enfer pouvait-il être de ce monde ? Il lisait sur les visages que son regard croisait une haine viscérale, inscrite dans les gènes de l'humanité depuis sa genèse, une haine qui se communiquait surtout, d'homme à homme, gangrénant les cœurs et tout ce qui demeurait de bon, de juste. Draco connaissait ce mal pour être parvenu à s'en défaire. Ici, la guerre et la bêtise qui y était liée se révélaient omniprésentes et ce, à tel point que le jeune homme aurait pu en mourir.
Il observait frénétiquement autour de lui. Il ne cherchait pas à tuer ni même à se targuer d'une action héroïque. Non, il cherchait une issue, une manière subtile de fuir ce décor digne d'une apocalypse. Il n'y avait rien, ni chemin qui le mènerait en lieu sûr, ni lâcheté improvisée. Draco ne chercha même pas à justifier son instinct de survie. La guerre était inhumaine, profondément mauvaise pour chaque homme, alors pourquoi s'entêtait-il à la provoquer depuis la nuit des temps, depuis des âges reculés ? La réflexion que Draco portait sur l'homme à travers le voile du désespoir n'avait rien de glorieux. Il haït ces individus, alliés comme ennemis.
— Harry... gémit-il et son murmure se perdit dans les éclats des balles et des bombes qui ravageaient le sol soviétique.
Il avait prononcé son nom comme il aurait pu prononcer celui de sa mère ou de Blaise. Peut-être même celui de Severus, pour le supplier de ne pas le ramener à lui trop tôt. Draco ne voulait pas mourir et, par-dessus tout, il refusait d'expirer dans l'horreur indicible d'un champ de bataille. L'idée que l'on puisse retrouver son corps méconnaissable au milieu de tant d'autres, tous aussi amochés que le sien, lui était inacceptable. Il luttait avec le désespoir des condamnés et, condamnés, ils l'étaient tous.
Cette fois, Draco ouvrit un regard lucide sur le décor fade qui l'entourait. Un village ou, plutôt, la carcasse de ce qui avait autrefois accueilli des centaines d'habitants. Il ne restait de ces gens-là que des maisons éventrées que les blindés rasaient sur leur passage. Allemands et soviétiques, aucune distinction ne saurait être faite, ils ne valaient pas plus chers lorsqu'il était question de cruauté.
Draco avait trouvé refuge derrière ce blindé que des soldats avaient abandonné faute d'essence et il s'en rappelait à présent. Il conserverait des souvenirs vagues de cette bataille, l'une des plus violentes qu'il avait eu à traverser. Les soviétiques faisaient preuves d'une résistance peu commune et, surtout, ils disposaient davantage colossaux. Ils étaient plus habitués aux températures glaciales qui fauchaient les Allemands, leurs blindés étaient mieux équipés comme cela avait été le cas quelques mois plus tôt lorsque les nazis avaient décidé de leur prendre Stalingrad. La bataille que Draco traversait n'avait rien de comparable avec les combats urbains les plus féroces et les plus meurtriers jamais observés. Le blond comprenait pourtant que, lorsqu'on se trouvait au cœur de la violence déchaînée, les échelles d'intensité ne rimaient plus à rien. Seule la survie avait encore un prix et son prix s'élevait à celui du sang.
Il se trouvait ici, au milieu d'un nulle part quasi désertique à défendre des malheureuses terres dont il ne voulait pas. Les soviétiques avaient rattrapé leurs positions et ils avaient été pris de court à cet endroit même, piégés dans une initiative déjà honteuse. Depuis qu'il était au front, Draco n'avait connu que cela, des offensives audacieuses qui menaient à des défaites, plus humiliantes les unes que les autres. Pas de défaites assez notables pour marquer les esprits, seulement des petites batailles, quelques centaines d'hommes et la mort qui planait au-dessus de leurs têtes dans un vacarme déchirant.
Une bombe explosa à quelques mètres seulement et la brique se disloqua dans une plainte épouvantable. Draco avisa le trou de plusieurs mètres dans le mur et imagina les dégâts que ces explosifs pourraient avoir sur son propre corps. Nul besoin d'imaginer car, ces derniers mots, l'Allemand avait eu assez d'enveloppes déchirées, réduites à un amas de chairs gémissantes et sanguinolentes, pour une vie entière. Il savait précisément les dégâts irréparables que de telles armes pouvaient faire et c'était là sans doute ce qu'il pouvait y avoir de plus glaçant.
— Qu'est-ce que t'fous là ? Bouge-toi un peu ou tu vas crever là ! Si on te voit planter là, c'est soit le peloton, soit du plomb dans la cervelle ! Allez, quoi ! Debout !
Un homme se tenait là, à deux pas, aussi lourdement armés que tous les autres. Son couvre-chef était placé de travers et il mâchait ses mots avec un accent râpeux. Il faisait de grands gestes dans le but de sortir Draco de sa léthargie. Celui-ci frissonna et le froid n'y fut pour rien. La peur le paralysait plus encore que les températures. Il allait mourir ici, alors à quoi bon se risquer à une mort qui n'aurait rien d'honorifique ? Draco pensa à son père, à ses remontrances qui ne l'atteignaient plus là où il se trouvait. Il songea à Harry, à la saveur de ses caresses que le temps et l'espace éloignait toujours plus, à Hermione et à Blaise, deux êtres indispensables qui brillaient par une absence forcée.
Une gifle cingla la joue de Draco et il fut de retour, le dos pressé contre l'acier déformé du blindé, les muscles endoloris par l'immobilité parfaite qu'il s'imposait. Le soldat qui lui faisait face comptait quelques années de plus que lui et une expérience dont Draco n'était pas bien sûr de disposer un jour.
— Tu vas écouter c'que j'te dis, oui ? On va déjà perdre assez d'hommes pour pas que t'en rajoutes ! Tâche au moins de crever dignement, bats-toi et fais-leur les pieds à ces russes de mes deux ! Vis !
Vivre...
Un mot bien curieux qui faillit arracher à Draco un sourire plein de sarcasme. Il n'avait pas eu le choix de venir au monde, de vive et, en ce jour, il n'aurait pas d'autres possibilités de disparaître. Car le blond ne se voyait pas survivre à cette journée. Le chaos était trop violent pour qu'il y survive et les dépouilles qui jonchaient le sol insensible paraissaient appuyer cette affirmative.
Alors vivre, pourquoi ?
Là encore, Draco n'eut pas d'autres choix. Le soldat agrippa ses deux épaules et le remit sur pieds. L'aristocrate vacilla un instant, manqua de perdre son équilibre. Son vis-à-vis l'observait, le regard dur, si plein de jugements qu'il en était déplaisant, mais surtout d'une intense camaraderie. Lequel d'eux deux survivraient à cette journée d'épouvante ? En le sauvant d'une morte certaine, ce parfait inconnu pouvait bien signer sa propre fin. La mort n'appréciait guère se voir voler son butin et, pourtant, l'homme s'en moquait éperdument. Il gratifia l'épaule de Draco d'une bourrade quasi amicale.
— Va-t-en maintenant ! Et tâche de pas crever dans les cinq prochaines minutes, ça arrangerait mes affaires !
Comme par miracle et alors que les membres de Draco étaient restés paralysés si longtemps, il parvint à s'éloigner enfin. Il erra une minute sans savoir si les cris qui cessaient progressivement prouvaient que la fin était proche ou si ce phénomène était annonciateur de plus terrible encore. Le sang battait à ses tempes et ses yeux épièrent tous les indices. L'ennemi pouvait se cacher partout, imprévisible et mortel. Le pas lent de Draco le menait vers l'extérieur du village, vers la vie. Il en apercevait le dessin attrayant lorsque, à l'angle d'une rue étroite et curieusement intacte malgré l'ampleur des dégâts matériels, sa course prit fin.
Un enchaînement de gestes dont il ne comprit pas l'origine le désarma. Son arme à feu glissa au sol sur une plaque de glace, hors d'atteinte. Tout était allé trop vite et Draco s'imagina mort. Le soviétique qui lui faisait face ne tenait pas tant à l'achever. En fait, il semblait avoir pour dessein de profiter de la tranquillité déplacée de cette ruelle pour achever sa proie après avoir longuement joué avec elle. La gueule d'un fusil pointée dans sa direction dissuada Draco d'émettre la moindre riposte. Sa bouche s'ouvrit sur une insulte, puis sur une supplique, mais rien ne vint.
La soviétique ricanait et articula plusieurs paroles dans sa langue natale. Puis, hilare et à grand réconfort de gestes exagérés, il résuma grossièrement sa pensée :
— Toi... Cuit ! Fini le nazi. Boum !
Le sang de Draco bouillait dans ses veines. Ses poings se serrèrent et la rage liquide qui s'écoula dans ses veines n'avait rien d'enviable à son attitude placide des dernières minutes. Le courroux et la peur se côtoyaient. L'envie de cracher au visage du soviétique, de précipiter l'inévitable, saisit Draco et elle se révéla presque aussi forte que celle qui lui intimait de réduire en bouilli les traits grossiers de son ennemi. Celui-ci s'approcha jusqu'à se trouver à porter de ses coups, ivre de sa supériorité au point d'en oublier toute prudence. Il plaça le canon de l'arme à quelques centimètres du front de Draco qui tremblait. Il tremblait comme un condamné à mort, il tremblait tant que ses jambes flageolaient. Il réfléchissait à toute vitesse et, discrètement, sa main se fraya un chemin jusqu'à sa ceinture où un court poignard était suspendu. Il ne décrocha pas son regard de celui qui le narguait, le provoquait, le tourmentait jusque dans la mort. Cet ignoble personnage jouissait du spectacle, il pouvait le voir et le sentir jusque dans ses prunelles sombres.
— Boum, dit-il, à l'instant où son doigt s'écrasa sur la détente.
Draco n'eut pas le temps de réagir. Il s'apprêta à accueillir la douleur vive, intense, libératrice. Cela ne durerait qu'un seul instant, il en était presque certain. Un instant, puis une éternité. Il put presque entendre l'instant exact où la balle déchira l'air pour creuser un sillon sanglant dans son front, brûlant la chair, éclatant l'os et réduisant en bouilli la cervelle pour éclabousser le sol de cette matière visqueuse.
Il attendit une seconde, puis une deuxième. La balle ne fendit par l'air, elle ne cueillit pas sa vie dans un craquement hideux. Le silence s'étira et Draco réalisa, hébété, que la surprise de son prétendu assassin égalait la sienne. Le visage du soviétique venait de se décomposer et le blond comprit l'évidence : le chargeur était vide, il n'y avait aucune balle, rien qu'une arme à feu inoffensive. Son regard accrocha alors durement celui de l'ennemi et son corps tout entier se mobilisa. Ses doigts se refermèrent d'abord sur le manche de son poignard avant de l'extirper. Il ne laissa aucune chance, aucune issue, à l'inconnu. La lame acérée jaillit et vola la vie dans un sifflement carmin. Le sang gicla de la gorge détruite de la victime qui porta ses mains à la blessure béante dans l'espoir de réduire le flux qui s'échappait à grands bouillons. C'était peine perdue et Draco observa, avec un calme qu'il maudit, le soviétique s'écrouler sur le sol froid et y agoniser dans des plaintes humides. Cela ne dura que quelques secondes et le silence revint, à peine perturbé par les explosions, les ordres beuglés, les suppliques étouffées.
Draco demeura debout longtemps dans la rue déserte, seul avec le cadavre dont il était le seul et unique meurtrier. Il considéra le corps sans vie et quelque chose de déchira en lui. Cet homme était le premier qu'il tuait ainsi, de sang froid, si proche qu'il avait pu déceler l'instant exact où la vie le quittait. Le froid qui glaçait Draco n'avait rien de commun avec celui qui gelait ses entrailles et qui détruisait pièce par pièce le monde tel qu'il le connaissait.
La guerre forgeait les âmes lorsqu'elle ne pouvait les ravir. Cette certitude cueillit Draco aussi sûrement que son envie de fuir, de se trouver à mille lieues de là, avec Harry, en train de cueillir tout autre chose que les derniers lambeaux de son existence.
Quelque part, Draco abandonna dans cette ruelle bien plus qu'un corps abîmé. Il abandonna une part infime, mais curieusement intacte, de son innocence, de son insouciance, de ce que les nazis n'avaient su briser. Il conserverait les remords, la culpabilité et cette rage sourde de survivre à cette guerre.
Il avait survécu à l'enfer de cette bataille, mais de nombreuses autres l'attendaient et raviraient les existences sans compter. Pourquoi pas la sienne ?
Petite partie cette semaine, avec une immersion sur le Front Est.
Encore une fois, j'espère sincèrement être parvenue à retranscrire quelque chose de réaliste. C'est une partie qui n'est pas évidente et si j'ai réalisé bon nombre de recherches, je ne suis pas à l'abri d'erreurs historiques majeures.
Je tenais à vous remercier pour votre fidélité. L'histoire atteindra bientôt les 4 000 votes et pour une fanfiction aussi longue, aussi spécifique (on n'est pas précisément dans un Poudlard plus classique, mais pas moins intéressant), c'est pour moi une très belle victoire.
Je vous souhaite une agréable fin de journée et à bientôt.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top