52.2

Munich, 16 août 1943.

Draco manifestait une angoisse inévitable, montre en main, assit sur l'un des sièges qui bordait la pièce silencieuse.

Plusieurs autres hommes attendaient et même une femme s'invitait, écopant de quelques œillades traînantes, le menton haut pour prouver une indifférence feinte. Si l'héritier Malfoy avait pris goût à l'observation de chaque détail à son arrivée, plus d'une demi-heure plus tôt, il s'en était vite lassé. Cette observation minutieuse devait retarder l'échéance, le faire patienter et faire taire les divagations de son esprit. C'était peine perdue.

— Monsieur Malfoy ? C'est à vous, le colonel Fritzich est prêt à vous recevoir.

Une blonde, pimpante, se présentait, radieuse au point d'en oublier le professionnalisme d'usage. Draco redressa sa haute stature sans y prêter rigueur. Il agissait déjà comme un soldat, comme un de ces pantins sans âme qui avait vendu leur humanité pour ne pas ployer face à l'ennemi. Il suivit la jeune femme dans les couloirs sobres de cette institution où il n'avait jamais mis les pieds, mais qui lui semblait étrangement familière. Celle qui occupait manifestement le rôle de secrétaire ouvrit la porte et invita l'invité à y pénétrer avant de s'éclipser à nouveau. Draco s'avança et le bureau qui lui faisait face lui rappela l'épisode de la veille. L'homme qui y était affairé, rigoureux et sévère dans l'uniforme nazi qu'il ne quittait sans doute jamais, aurait très bien pu être Lucius.

— Monsieur Draco Malfoy, c'est cela ?

— Oui, colonel.

Le militaire se redressa et avisa l'homme qui lui était présenté. Draco se tenait bien droit, le menton haut, l'allure impeccable. Il y avait veillé, son père n'accepterait plus le moindre écart de comportement. Le jeune allemand avisa l'insigne accroché à la poitrine du colonel, la preuve du grade qu'il occupait et toutes les décorations qui piquetaient son uniforme. Un invalide, un homme blessé lors d'un des nombreux assauts dont l'Allemagne était rendue coupable, coupable ou victime, mais toujours victorieuse. L'intransigeance du regard du militaire épingla la silhouette de Draco qui se garda bien de broncher.

— Qu'est-ce qui vous envoie ?

— Mon père m'a assuré que cet entretient n'était qu'une formalité.

— C'est à moi d'en décider ainsi. Un père qui envoie son seul héritier sur le front alors que la situation y est instable, c'est soit de l'inconscience, soit une excuse. Je doute que l'un des hommes les plus renseignés et influents d'Allemagne ignore la situation sur le Front Est.

— Mon père ne l'ignore pas, admit Draco, du bout des lèvres.

— Je vous écoute, insista le colonel, sans ciller.

Draco frémit imperceptiblement. Son hésitation fut courte, mais signala à l'homme d'expérience qui lui faisait face à un doute, une histoire derrière l'engagement tardif de ce riche héritier. Le blond put presque entendre ses dents grincer avant qu'il ne renchérisse à sa propre invitation :

— Vous hésitez, pourquoi ? Je ne veux pas d'un couard qui ira déserter à la seule vue du sang. Avez-vous seulement déjà vu mourir un homme ?

— Oui, souffla Draco.

Qui, en période de guerre, pouvait se vanter d'avoir échappé à une vision aussi terrible ? Des morts, des agonisants, l'aristocrate allemand en avait vu passer. Il avait suivi un entraînement militaire certes moins rigoureux que ceux réservés aux jeunesses hitlériennes, il y avait échappé de peu et il savait que le niveau d'endoctrinement y était plus extraordinaire que nulle part ailleurs, mais il l'avait formé à des conditions de vie pénible. Si Lucius veillait sur son seul héritier malgré les apparences, il avait refusé d'en faire un faible, une victime qui se cacherait derrière sa fortune. Draco l'avait remercié en silence lorsque la guerre avait éclaté dans toute l'Europe en septembre 1939 et que de telles aptitudes s'étaient révélées indispensables. Des morts, il en avait vu défiler, un cortège même, lors des premiers attentats ou même lors d'un ou deux combats mineurs auxquels il avait à peine participé compte tenu de son rang. Certes, il avait déjà affronté la mort en face, croisé le regard fou des hommes aux corps déchirés, mais il n'avait pas été préparé à l'ampleur sanguinaire, à l'ampleur épouvantable, d'une vraie bataille.

— En avez-vous déjà tué un ?

— Non.

— Êtes-vous capable de le faire ? poursuivit imperturbablement le colonel, son regard clair planté dans celui de Draco.

La bile brûla l'œsophage de ce dernier qui cligna lentement des yeux. Il pensa à Harry, un bref instant. Il pensa à tous ceux qu'il protégeait de son sacrifice : Hermione et Blaise, le souvenir déchu de Severus qu'il porterait comme une plaie aux côtés jusqu'au bout. Il pensa qu'il agissait pour le mieux et ce, pour la première fois de son existence sans doute. Cela le rassura et ses lèvres pincées articulèrent des mots pour lesquels il se maudit :

— Ceux que nous combattons ne méritent pas le statut d'humain, je ne vois rien qui pourrait m'empêcher de les exterminer. Ce sont des ennemis du Reich, tous autant qu'ils sont.

Le colonel opina très lentement et Draco ne sut estimer s'il prenait simplement note de ses paroles ou s'il en approuvait la teneur. La nausée persistait, tenace.

— Vous n'avez pas répondu à ma première question.

— Mon père est un homme d'honneur, exposa le jeune homme, avec la même facilité déconcertante qui avait été la sienne quelques instants plus tôt. Il est aussi un homme qui exècre la facilité. Il a construit un empire et j'en hériterai naturellement à sa mort. Il estime que je n'ai rien fait pour m'en montrer digne et...

— Et il vous envoie descendre du russe pour vous montrer digne de la fortune que vous amasserez à sa mort.

— C'est juste.

— Pourquoi ne pas vous débarrasser du père plutôt que de courir aux devants d'un danger mortel au risque de ne jamais revenir ?

L'esprit de Draco se vida de toute pensée à mesure qu'il comprenait que jamais cette pensée n'avait traversé son esprit. Pourtant, de tout temps, les cadets s'étaient débarrassés d'un frère aîné trop gourmand et qui souhaitait amasser tous les biens. La disparition malheureuse de Lucius règlerait à elle seule la source de tous leurs tourments. L'idée était séduisante, interdite, mais attisait de ce fait la curiosité. Celui qui menait la famille Malfoy depuis plus de vingt ans était un homme solide, un homme dur à abattre, mais un homme tout de même, avec ses faiblesses. Verrait-il surgir le danger si celui-ci était issu de sa propre famille, de son propre noyau ?

La respiration de Draco se suspendit et il envisagea presque sérieusement cette option. Un parricide, l'un des plus vieux fléaux de ce monde.

— Mon père est un homme robuste, un homme que je ne peux pas espérer abattre, même si je le désirais. Il me donne l'opportunité d'accomplir quelque chose d'important pour le Reich et je compte me montrer digne de ses attentes et de celles que l'Allemagne placera en moi.

Des paroles vibrantes d'une détermination quasi religieuse, mais qui ne faisait qu'alimenter la haine. Cette pensée n'était pas elle d'un seul homme, mais de celle d'un ensemble, d'une idéologie massive qui avait gangréné l'Allemagne et qui, à défaut de la rendre éternelle, la précipitait au bord du néant. Au bord d'un jour où le pays serait raillé de la carte.

Le militaire exhala un soupir que Draco interpréta comme un signe peu convaincant d'approbation. Il vit son interlocuteur, bien droit sur son siège, s'emparer d'une feuille et y rédiger quelques mots. Une entreprise qui s'éternisa d'interminables secondes avant que cela ne cesse. Draco s'interrogeait et l'envie de rebrousser chemin le tenaillait. Comme il serait aisé de quitter les lieux immédiatement sans même refermer la porte derrière lui ! Il lui suffirait alors de courir, de courir jusqu'à la gare, de monter dans le premier train et de rejoindre Strasbourg. Harry l'y attendrait et ils panseraient ensemble la perte de Severus et les maux que la guerre invitait en leur sein. La résolution de Draco fut mise à rude épreuve et une goutte de sueur roula le long de sa tempe jusqu'à s'écraser sur le col de son costume, sobre, mais chic. Il lutta contre sa couardise, contre son instinct de survie qui lui hurlait de fuir, contre une envie primaire, mais juste.

— J'ai été surpris par la requête de votre père, annonça soudain Fritzich, et je dois même avouer que je m'attendais à une mauvaise plaisanterie.

— Mon père n'est pas homme à plaisanter, il déteste perdre son temps.

Le colonel se redressa, trempa sa plume dans l'encrier avant d'apposer sa signature au document. Pour une raison ou pour une autre, il n'avait pas utilisé la machine à écrire qui se dressait sur le devant de son bureau et hésita à présenter la plume à celui qui s'apprêtait à placer sa vie entre les mains du sort. Un sort qui réclamait son lot de vies, toujours plus gourmand.

— Il a demandé expressément à vous voir rejoindre les combats. Vous connaissez la situation à l'Est...

Une incitation presque grossière. Draco arqua un sourcil avant de se prêter au jeu d'une voix monocorde :

— La VIe armée a été défaite à Stalingrad le 2 février dernier. Elle était encerclée par les Russes depuis le 22 novembre 1942. Les pertes sont considérables.

Une pause qui permit au blond de reprendre ses esprits et de rectifier en son for intérieur. Le terme exact aurait été capitulé, mais il valait mieux s'abstenir et ne pas risquer de froisser l'orgueil des militaires. Les Allemands avaient sous-estimé les forces de Staline et l'effectif de ses hommes. Une erreur qui avait mis un terme à l'avancée des Allemands après l'épisode historique de Stalingrad. Un revers qui marquerait les esprits de l'Europe pour des décennies.

Puis il y avait eu l'opération Citadelle, idée de génie d'Hitler qui avait retrouvé l'espoir d'encercler l'Armée rouge. Les chars russes s'étaient opposés aux chars allemands, des chiffres colossaux et des pertes énormes dans les deux camps. Les soviétiques avaient bénéficié d'une avance précieuse grâce à leurs services d'espionnage. Un tournant de la guerre avait échappé à l'armée allemande et un moment crucial s'était joué, à quelques milliers de kilomètres à l'Est.

— Officiellement, l'opération Citadelle n'est pas l'échec dont nous connaissons les chiffres, les pertes humaines, les dégâts matériels, ajouta Draco, mais nous savons de source sûre que les Russes avancent à nouveau en Ukraine.

— Et qu'en est-il du reste ?

— Le Führer souhaite se concentrer sur la Sicile, les alliés y ont débarqué le 10 juillet.

Des détails grossiers, un contexte placé dans ses grandes lignes alors que les enjeux militaires relevaient des plus fines stratégies. La vérité était qu'Hitler ne pouvait qu'observer l'avancée de ses ennemis et la retarder non sans afficher un visage confiant au peuple allemand. Il fallait tenir bon, serrer sa ceinture, ne jamais se plaindre. L'idéologie nazie l'emportait encore sur le doute, mais pour combien de temps encore ? Viendrait un jour où le Führer lui-même ne serait plus capable de maîtriser la face sereine et assurée qu'il projetait depuis toujours. Un jour où la déchéance de l'Allemagne serait si évidente que la propagande ne suffirait plus à calmer les peurs d'une population mutilée de toute part, privée de ses hommes morts dans le froid soviétique et éventrée par les bombardements. Pour l'heure, seuls les plus puissants connaissaient des détails aussi précis et pouvaient dater les défaites aussi aisément que les victoires. Le vent était en train de tourner et des forcenés, des militaires comme des politiciens, comme des intellectuels et des scientifiques, tentaient encore de maintenir le pays dans l'industrie florissante d'une guerre totale.

L'état des lieux était fait, à la fois honnête et plein de non-dits. Les éléments venaient d'être placés dans une caricature grossière et ce, sans considérer les bombardements dont le nombre ne cessait de croître sur le sol allemand. L'aviation du Reich était dépassée par la Royal Air Force britannique et par l'aviation américaine et soviétique. La guerre s'illustrait à tous les niveaux, jusque dans l'espionnage où les Allemands comme les Russes excellaient. Draco connaissait ces détails sordides, le dessous de ce conflit sans fin et la manière dont on se battait, la manière dont on résistait. Le colonel comprit vite, dans cette absence de détails et dans l'assurance du blond qu'il en savait plus, bien plus et que le questionner ne servirait qu'à gaspiller un temps précieux.

— Votre père a exprimé le souhait que vous ne vous trouviez pas en première ligne.

Aucune émotion ne tapit le visage de Draco. Il était pourtant surpris, surpris de la délicatesse de son père. Son père qui avait grand besoin d'un héritier, mais aussi d'un fils, d'un fils qu'il n'avait pas appris à aimer.

— Vous dirigerez des hommes, les instructions vous seront communiquées par vos supérieurs et les modalités de vos fonctions vous y seront présentées sur place. Je ne vous apprends rien si je vous dis que la mortalité sur le Front Est terrible, l'influence de votre père vous donne une longueur d'avance sur la mort. Tâchez d'en faire bon usage !

Une touche de mépris qui s'immisça dans le venin de ces paroles. Quelque chose de discret, d'à peine explicite, pour ne pas risquer de représailles. Le colonel disposait d'une assise confortable, mais pas suffisante pour ne jamais craindre les caprices des nobles. C'était aussi pourquoi il méprisait si ouvertement cet héritier dont les chances de survie s'élevaient bien plus hauts qu'un soldat ordinaire. Dans l'art de mourir, la hiérarchisation sociale jouait. On ne mourait pas pareil, on ne mourait pas aussi bien lorsqu'un sang puissant, rare et ancien coulait dans ses veines. Draco aurait tout le loisir d'haïr cette loi lorsque les hommes mourraient sous les attaques ennemies.

— Veuillez signer.

Draco serra le poing pour dissimuler le tremblement avant de tracer son nom dans une calligraphie soignée. Il signait sans doute son arrêt de mort, partagé entre la fierté d'un acte juste et la terreur légitime qui rôdait avant que le danger ne se présente.

Le colonel se leva, sa chaise grinça sous son geste et il salua son homologue d'un salut nazi sec. Pas un mot d'encouragement, pas de conseils de mentor glissés avant son départ. Son sang noble ne l'épargnerait pas toujours et il serait, dès qu'il aurait quitté l'Allemagne, qu'un des pions futiles que le Führer sacrifierait sans une hésitation.

— Préparez vos affaires, vous partez dans deux jours, à la première heure.

Draco se leva et salua à son tour, le bras droit raide, le cœur prêt à percer la chair pour fuir cette cruelle mascarade. Tout le condamnait, même le regard vide de ce militaire décoré et revenu meurtri des combats. Draco avait signé pour l'enfer et il ne mesurait pas encore l'horreur absolue qui l'attendait là-bas.

Dans deux jours, un train l'entraînerait, lui et ses espoirs, périr dans le froid infernal de l'URSS pour l'honneur d'une nation déjà au seuil de sa ruine. 


Cette fois, c'est au tour de Draco de se trouver dans une situation délicate. Une situation presque désespérée, bien que Lucius n'ait pas été jusqu'à le placer aux premières lignes. Au fond, il ne veut surtout pas se débarrasser de Draco, mais seulement l'éloigner pour de bon d'Harry. 

J'espère que ce chapitre vous a plu. On approche de la fin et je me répète sans doute, mais cette histoire existe depuis tant de temps, tant d'années même, que c'est une perspective assez étrange pour moi. 

Je vous souhaite une belle semaine et bonne rentrée pour ceux qui sont rentrés aujourd'hui !

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