52.1

Munich, 15 août 1943.

Lorsqu'Harry s'était réveillé, la première chose qui s'était imposé avec été sa solitude. Cette solitude glacée incarnée par l'absence cruelle de Draco. Dans ces instants, le cerveau humain devenait le pire ennemi qui soit. Harry avait demeuré dans la chambre confortable ce qui lui avait semblé être des heures. Conscient de la précarité de sa position, il n'avait pas tenté de s'évader de la pièce. Il avait patienté, il avait fixé son regard sur la porte désespérément immobile, jusqu'à ne plus y croire.

Et s'il s'agissait d'un piège ? Et si Draco l'avait abandonné à nouveau, comme il l'avait fait près de trois ans auparavant ? La peur avait fini par vaincre la raison et Harry avait enfilé des vêtements trouvés dans la penderie. Des habits au prix probablement exorbitant et qui flottaient sur son corps amaigri. Il avait toujours été plus petit que Draco jusqu'à ce que cela en devienne proche du complexe, mais désormais, sa minceur formait elle aussi un net contraste. Harry avait avisé son corps dans la glace et avait découvert un nouveau visage, une enveloppe charnelle diminuée.

Sa chair n'avait pas encore entièrement fondu comme c'était le cas sur les détenus plus anciens. Ses côtes saillaient sous l'épiderme fin, mais pas au point où leur arête semblait sur le point de fendre la peau. Le teint terme d'Harry témoignait notamment de nombreuses carences en plus d'une dénutrition. Son regard avait détaillé ces éléments jusqu'à les rendre prisonniers de ses souvenirs. Jamais il n'oublierait ce que le camp de Dachau renfermait. Des centaines, des milliers de vies humaines condamnées. Des êtres dont on avait méprisé la vie autant que l'humanité. Harry avait vu mourir des adolescents plus jeunes que lui et même quelques femmes, au loin, comme d'une ignoble normalité. Harry avait assisté aux appels interminables, entassés dans la cour, des appels qui duraient des heures jusqu'à ce que certains s'effondrent sur les pavés, qu'un chien n'attaque, lâché par un gardien particulièrement cruel. Jusqu'à en arriver à haïr son voisin parce qu'il empiétait forcément sur sa portion de nourriture qui était servie, cette soupe immonde dont on convoitait le fond de la casserole, plus nourrissant. Jusqu'à mépriser ces âmes errantes qui s'accrochaient si férocement à la vie.

Harry n'oublierait pas et peut-être formerait-il, bien plus tard, l'un des noyaux de la mémoire juive, de cette mémoire collective que la honte musèlerait. Pour l'heure, le jeune homme ne demandait qu'à se reconstruire. Se reconstruire, mais pas oublier, car si cela se présentait comme une solution plus commode qu'une autre, l'oubli reviendrait à souiller la mémoire des disparus. Pour se relever, Harry avait besoin d'un homme, de Draco et, en cette heure, son absence était plus douloureuse que jamais.

Peut-être que leur relation ne survivrait pas à la guerre, peut-être s'estomperait-elle avait les traumatismes de l'un, les devoirs manqués et les idéaux bafoués de l'autre, mais Harry ressentait la nécessité de leur donner une chance. Celle d'exister, de cueillir ensemble les étoiles que la fureur de milliers d'hommes avaient arrachées.

— Monsieur Potter ?

Harry se tira brusquement de son reflet et fit face à un homme bien étrange. Un être qui avoisinait à peine le mètre cinquante, aux oreilles démesurées, au nez proéminent et aux yeux énormes, globuleux, ouverts sur un regard humide. Là où Harry avait espéré voir apparaître Draco se tenait ce qui ressemblait plus à une caricature qu'à un majordome.

— Qui... êtes-vous ? C'est Draco qui vous envoie ?

L'espoir, le sale espoir, s'éprit du juif, aussi éphémère que violent.

— Je suis Dobby, monsieur, le majordome de la famille Malfoy et je suis envoyé par Lucius Malfoy.

Le choc bloqua la respiration d'Harry dans sa poitrine. Lucius ? Il n'avait jamais eu l'occasion de croiser sa route, mais on le dépeignait comme un homme dur, exigeant, parfois cruel. Un homme qui avait modelé son fils à l'image de ses ambitions. Sans le connaître, Harry le haïssait déjà et l'idée que cet être aussi puissant que redoutable soit informé de sa présence n'augurait rien de bon.

— Je dois vous mener à la gare, un train pour Strasbourg vous y attend, poursuivit la voix nasillarde du dénommé Dobby.

— Comment se fait-il que... Je ne comprends pas, expliquez-moi ce qu'il se passe ! balbutia Harry, encore considérablement affaibli.

— Je ne fais que suivre les ordres, monsieur. Mon maître m'a ordonné de vous mener à la gare et de m'assurer qu'il ne vous arrive rien.

— Pouvez-vous au moins me dire si Draco va... si Draco se porte bien ?

Les mots s'extirpèrent avec difficulté de sa gorge. Enfant privé de l'affection de ses parents, il n'avait pas pour habitude de faire étalage de ses émotions, bien au contraire. Il avait grandi avec un manque important et Draco, confronté à une situation semblable sous certains aspects, était le seul à le combler vraiment. Ces paroles sonnèrent comme un aveu de sa part, un aveu impensable qui porta atteinte à sa pudeur, à une dignité déjà malmenée. Dobby ne parut pas s'en formaliser, ses paupières disproportionnées s'abaissèrent lentement, avec un désintérêt aussi caricatural que son physique singulier. Durant de longues secondes, Harry crut que sa question ne trouverait aucune réponse. Et, lorsque le majordome ouvrit la bouche, les mots qui s'en échappèrent ne satisfirent pas les attentes de l'amant abandonné :

— Suivez-moi, le train part dans une heure.

Harry se résigna plus vite qu'il ne l'aurait imaginé. Sans doute n'avait-il plus la force de lutter, comme si une part de lui-même, sa combattivité, était restée prisonnière des murs insensibles de Dachau. Il traversa le Manoir Malfoy aussi vide qu'il l'avait été au beau milieu de la nuit. Une atmosphère étrange, presque suffoquant, y était distillée. Les yeux d'Harry vagabondèrent sur chaque détail comme pour y chercher la signature de l'héritier de cette puissante famille. Tout se trouvait dans un ordre parfait, presque dérangeant.

Ils sortirent de ce labyrinthe de couloirs et, là encore, aucune présence ne venait troubler les murs impeccables. L'estomac vide d'Harry se retourna et il chancela. Dobby ouvrait la voie lorsque la chaleur d'août faucha le Français. Il chancela à nouveau, ravala la bile qui lui brûlait l'œsophage sans même ralentir le rythme imposé par le majordome. Ses chaussures crissaient sur les graviers et il y eut à peine le temps d'apercevoir une silhouette féminine dans le jardin qui bordait la petite terrasse. Une sorte de roseraie où la maîtresse de la maison aimait probablement se prélasser. Harry plissa les yeux et il distingua deux silhouettes féminines. Si le soleil ne l'aveuglait pas, il aurait sans doute reconnu le mélange de mépris, de rage et d'incompréhension qui constellaient le visage de Pansy et l'intérêt peinait qui saisissait les traits de Narcissa. Ni l'une ni l'autre n'interviendrait et ce, même si elle savait la raison pour laquelle Harry était chassé de la sorte. Il était seul, une fois de plus.

Le jeune homme coupa court aux pensées qui le torturaient dès lors qu'il monta dans la voiture de service qui appartenait à Dobby. Un véhicule moins luxueux que ceux des Malfoy eux-mêmes, mais pas misérables au point d'attirer l'attention. Le siège épousa le dos d'Harry qui somnola le temps du trajet, une trentaine de minutes là où la gare était pourtant peu éloignée de la demeure des Malfoy. La circulation était dense et seul le sang-froid du majordome sauva la situation.

Ensuite, Harry se laissa guider dans le silence le plus complet. Le cœur n'y était pas, mais un mécanisme bien huilé permettait à ses jambes d'initier le mouvement sans que son cerveau le lui ordonne tout à fait. Les mêmes interrogations tournaient en boucle dans sa tête, un disque enraillé à la mélodie entêtante. Il ne comprenait pas et il se reprocherait certainement plus tard sa passivité. Le Harry d'il y avait quelques mois aurait tempêté, il aurait refusé de se laisser entraîner sans opposer de résistance. Car il était ainsi, un révolté de nature, incapable de ne pas agir lorsque la solution l'interpelait. Là, c'était personnel, cela touchait à une part plus intime de lui-même et il se trouvait incapable d'harceler son interlocuteur d'interrogations. Il aurait pu hurler à pleins poumons dans le Manoir avant de le quitter pour de bon, appeler le nom de Draco jusqu'à s'en briser les cordes vocales. Aux antipodes de ce comportement légitime, Harry acceptait un sort dont il ne savait pas, rechignait à peine à la perspective d'une séparation peut-être définitive, résigné.

Sur le quai de la gare, Harry cherchait encore la silhouette familière de son amant. Il ressentait encore la caresse brûlante de sa peau contre la sienne, la promesse de leurs corps fondus l'un dans l'autre, de leurs promesses muettes et de leurs soupirs. D'une étreinte délicieuse.

Harry se tourna en direction de Dobby, un dernier espoir lacérant son cœur. Les paroles ne venaient pas et le Français choisit de s'approcher du destin à défaut de le provoquer :

— Veillez sur lui.

— Là où il va, je crains de ne pas le pouvoir.

Une parole prononcée trop vite que le visage décomposé du majordome parut regretter. Harry sut qu'il n'en dirait pas davantage avant même de poser la question.

— Où va-t-il ?

Les lèvres fines de Dobby demeurèrent hermétiquement closes et le sifflement du train s'éleva dans toute la gare. Le départ était imminent.

— Monsieur, veuillez prendre place, je vais devoir fermer les portes.

Le regard d'Harry glissa sur le visage de l'homme, de cet employé fatigué, sans le voir. Il acquiesça, résolument. Il avait le sentiment ignoble que renvoyait l'impuissance. Un écho d'émotions qui décuplait la peine et multipliait la culpabilité. Les yeux du Français se baissèrent et il déglutit. Le train prenait des allures de monstre, de monstre qui s'attèlerait à mettre à annihiler la proximité qu'ils avaient connue, Draco et lui.

Harry tourna le dos et gravit une marche avant que la voix nasillarde ne suspende son geste. Il se retourna à l'instant où il sentit qu'on lui enfournait un morceau de papier dans sa main ouverte. Dobby souffla avant que le juif ne soit forcé d'intégrer sa place :

— Je suis désolé, monsieur.

Désolé, Harry aussi l'était. Il traversa le wagon à la recherche de la place qui lui avait été assignée. Une place en seconde classe qui lui aurait convenu si seulement ce voyage ne lui déchirait par tant le cœur. À l'instant où il s'assit, il fut saisi d'une impulsion soudaine. Une envie de sauter de son siège pour regagner le quai et filer entre les doigts d'un destin qu'on lui imposait. Une force colossale lui imposait l'immobilité et il observa, impuissant, le train quitter Munich, prendre de la vitesse, s'éloigner, creuser un écart inacceptable entre Draco et lui, une fois de plus.

Les mains tremblantes, Harry examina le pli confié par Dobby. L'angoisse le musela lorsqu'il céda à la tentation. Une écriture élégante se détachait de la couleur crème du papier. Une écriture qui ne pouvait appartenir qu'à Draco qui portait des mots jetés à la hâte, mais qui condamnèrent Harry de toutes les manières envisageables.

Severus est mort. Désolé, je n'ai pas eu le courage hier. Mon père sait, il sait pour tout, pour nous. Je pars pour le Front Est dans les prochains jours. Ne cherche pas à me retrouver. Je ne t'abandonne pas, tu as ma parole, je reviendrai. 


Un petit chapitre après les gros morceaux qu'étaient les précédents. Le chapitre 52 ouvre une perspective peu réjouissante sur l'avenir et je crains que la deuxième partie soit dans la continuité de ce segment. 

Je vous retrouve la semaine prochaine pour la deuxième partie du chapitre et, en attendant, je vous souhaite une belle semaine !

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