51.2

La conversation méritait de se poursuivre. Jamais, au grand jamais, Draco n'avait osé tenir tête à la figure paternelle autoritaire, indiscutable, et il franchissait le pas dans l'urgence. Il se protégeait à la fois lui et Harry, il protégeait la pensée individuelle qu'il avait soustrait au joug de son éducation. Il avait eu le courage de tenir tête à son père, mais la lâcheté se matérialisait déjà et Draco tourna les talons. La main sur la clenche, il s'apprêtait à reproduire le chemin inverse et à fuir, purement et simplement. Il s'apprêtait à disparaître lorsque la voix impérieuse de son père le retient :

— Draco ! Je te défends de quitter la pièce !

L'autorité écrasa la folle initiative de Draco qui suspendit son geste. Des émotions contraires s'élevèrent en son sein. Partagé entre l'envie de mener à son terme ce stupide accès de courage et l'inflexion de sa raison qui lui hurlait d'arrêter net cette mascarade. Il était encore temps de s'excuser, de revenir sur ses paroles et d'effacer les traces d'une dispute aux conséquences irréparables ? Les mèches blondes, énièmes détails qui le rapprochaient de la figure intouchable, inhumaine, de son père, couvrirent ses yeux tourmentés. La voix de Lucius asséna le coup de grâce dans son dos :

— Je veux la vérité, Draco. Tu as déjà sali la famille Malfoy par ton mensonge, n'y ajoute pas la marque de ta lâcheté ! Je veux la vérité, qu'elle me plaise ou non !

Avec la même lenteur que son père quelques instants plutôt, Draco se retourna lentement, comme si chaque geste éveillait en lui une douleur absurde. Il cligna des yeux et darda un regard dur dans celui de Lucius. Pour la première fois en une vie, il vit son géniteur frémir. Un mouvement de recul quasi imperceptible, mais l'œil acéré de Draco le capta. Une maigre victoire ou la preuve que, quoi qu'on en dise, il n'était pas encore tout à fait insignifiant.

— Je ne suis pas certain que vous soyez prêt à l'entendre.

— Ce n'est pas à toi d'en juger, siffla Lucius, avec la vigueur d'un homme encore vigoureux, toujours aussi sévère.

— Il s'agit de ma vie, d'une part de celle-ci tout du moins, une part que vous ne pouvez pas contrôler ! Une part qui n'appartient qu'à moi !

— C'est pathétique... Toi, un Malfoy...

Les ongles de Draco mordirent la peau fine de sa paume tandis qu'il serrait les poings à s'en briser les phalanges. Tout s'effondrait et plutôt que de lécher sa blessure comme un animal, il préférait tempêter. La fureur plutôt que la douleur, hautement préférable, mais pas éternelle. Bientôt, dans une heure, dans une minute, Draco s'effondrerait devant les vestiges de sa vie à jamais réduite à néant. Son père en tirait toujours les fils et l'erreur malheureuse que sa progéniture avait faite la veille allait lui coûter bien plus qu'un honneur bafoué. Draco ne le réalisait pas encore, mais tout était sur le point de s'écrouler, pièce par pièce.

— Depuis quand me dupes-tu ?

Un silence buté lui répondit et la colère déformait les traits du père, comme celui du fils. Le patriarche reprit, les mains crispées sur le pommeau de sa canne, comme s'il s'apprêtait à l'abattre sur le corps fier de son unique héritier :

— La cuisinière a tardé cette nuit et elle vous a aperçu. Toi et ce... ce vaurien ! Cette infâme pourriture ! Elle est immédiatement venue m'en informer, me rassurer quant au retour de mon fils au Manoir. Tu n'étais pas perdu, tu ne t'étais pas égaré, tu étais même accompagné d'un homme.

Lucius détachait chacune de ses syllabes pour que leur venin s'écoule, pour que leur venin étouffe Draco qui endurait sans un mot le mépris de cette voix traînante. Il cligna des yeux, une main toujours refermée sur la clenche, prêt à abattre la poignée pour se sauver.

— Que dirait ton épouse si elle savait que tu... forniques avec un homme ? Car c'est bien cela, n'est-ce pas ? Mon fils a profité de ses nouvelles responsabilités pour s'adonner à des pratiques ignobles ! Ose me contredire, ose dire que c'est faux !

— Je ne vous contredirai pas.

Le regard de Lucius se durcit encore davantage. Draco eut une pensée hasardeuse pour son amant, encore endormi, qui ignorait tout de ce qu'il se jouait ici.

— Et il est inutile de réfléchir à ce que vous avez manqué dans mon éducation pour que votre fils ne soit pas tel que vous le souhaitiez. Vous n'y êtes pour rien.

— Mais toi, tu as dument choisi cet homme, tu as...

— Non ! Non, je ne l'ai pas choisi non plus.

Une inspiration chaotique et la voix de Draco s'éleva encore une fois dans l'intimité du bureau :

— Mais peut-être que si vous aviez été un père pour moi plutôt que l'homme à craindre, je n'aurais pas eu à attendre Harry pour réaliser quel homme je suis. Vous voyez, père, je ne suis peut-être par irréprochable, je suis peut-être médiocre parce que je ne corresponds pas à l'héritier parfait que vous avez cherché à créer, mais je suis ce que j'aurais toujours dû être et je ne changerai pas. Ni pour vous, ni pour personne !

Une seconde fois, alors que ses mots s'étranglaient dans l'étau de sa gorge, Draco referma plus fermement ses doigts sur la clenche et l'abaissa. Il n'avait plus rien à dire, plus rien à entendre et son désir se résumait à rejoindre Harry. À le rejoindre et à oublier son père, Severus, la guerre. La voix de Lucius résonna derrière lui et l'interrompit dans son élan :

— Tu ne sortiras pas de cette pièce tant que nous n'en aurons pas fini avec cette discussion, Draco !

— Que voulez-vous savoir ? clama l'intéressé, après s'être retourné avec une telle violence que sa nuque l'élança méchamment. Que voulez-vous entendre ? Je l'aime, c'est tout ce qui doit vous intéresser ! N'ayez crainte, père, cela restera un secret ! Harry est le mien depuis que vous m'avez envoyé à Strasbourg la première fois, en 1939. Personne n'en saura rien. Je vais retourner là-bas, remplir mon rôle d'époux et, si elle l'entend ainsi, Pansy prendra un amant. Je ne ternirai pas votre réputation, je sais à quel point elle vous est chère et vous aurez vite fait d'oublier quelle abomination est devenue votre fils tandis que vous étiez trop occupé à vous préoccuper de vos affaires personnelles pour garder un œil sur moi. Sur moi et sur le malheur de ne jamais être à la hauteur des espérances qui m'écrasent depuis l'enfance ! La voilà, ma vérité !

Lucius semblait s'être changé en statue de sel. L'illusion était parfaite si on excluait ses orbes gris qui roulaient dans leurs orbites. Draco avisa ce visage dur, sévère, grave. Il avisa cet air supérieur d'homme bien-pensant, de riche personnage qui méprisait ouvertement ceux qu'il jugeait inférieur à sa condition. Son fils connaissait cette expression, mais en ce jour, une émotion nouvelle s'inscrivait sur les traits durs de son paternel. De la déception, certes, mais aussi le sentiment d'avoir échoué. Et un Malfoy n'en supporterait pas davantage.

— Je l'aime, père, je l'aime plus que vous ne m'aimerez jamais et plus que je me pensais capable d'aimer. Vous pouvez me qualifier d'inverti, de faible ou de quoi que ce soit d'autre, mais vous ne me changerez plus.

— Qui est-il ? Ce minable dont tu t'es amouraché comme une adolescente pétrie d'hormones, qui est-il ?

Draco déglutit. La lueur qu'il lisait dans le regard de son père n'annonçait rien de bon et il s'en sortait à trop bon compte. Les injures n'étaient que les prémices de ce qu'il l'attendait. Le calme avant la tempête, avant que Lucius ne déchaîne l'échec de sa vie entière de la plus odieuse des manières. Les traits vieillis de l'homme, les quelques rides qui se creusaient sur le front et autour de la bouche, traduisaient cela. Ce que beaucoup auraient interprété comme des signes de faiblesse le rendaient plus fort qu'il ne l'avait jamais été. Aujourd'hui, il faisait face à sa plus grande défaite et il camouflait sa peine derrière ce mur imperméable à toute émotion. Après tout, il avait tout appris à Draco et la maîtrise de ses sentiments jusqu'à leur disparition faisait partie de ses plus grandes qualités. Sa figure autoritaire n'était plus capable de traduire une once d'amour pour son héritier et sans doute jalousait-il Harry pour cela.

Draco parla enfin et ses dires n'eurent aucune logique, aucun ordre précis, si ce n'était celui dicté par sa tourmente :

— Il est médecin. Il sauve des vies, il ne veut plus de cette guerre et il... c'est l'homme le plus courageux et le plus honnête qui m'ait été donné de rencontrer. Je l'ai tiré de Dachau cette nuit, j'ai vu l'horreur de ces lieux et...

— Pourquoi était-il à Dachau ? l'interrogea encore Lucius, inflexible. Il est juif, n'est-ce pas ? Comme s'il ne suffisait pas de me payer l'affront d'un fils inverti, il fallait qu'il s'entiche de cette... vermine ?

— Il est juif, oui et j'ai réagi de la même manière il y a quatre ans, lorsque je l'ai rencontré ! Il est juif et cela ne change rien, père, absolument rien !

Draco ne sut jamais lequel d'entre eux s'était approché, mais une gifle s'abattit sur sa joue dans un claquement sec. Outre la brûlure du coup, celle de l'humiliation fut plus forte encore. Les narines de Lucius frémissaient et quelques mèches blondes, presque blanches, s'échappaient pour former un halo pâle autour de son visage furibond. Son fils venait de porter sa main à l'endroit meurtri par la gifle.

— Je ne le tolérerai pas.

Draco recula d'un pas et son dos heurta la porte. Il aurait dû apparaître comme un animal acculé, prêt à faire pénitence et à supplier la miséricorde du plus fort. Pourtant, il possédait encore l'attitude du vainqueur et son menton haut parut le narguer, le provoquer.

— C'est ma vérité, articula-t-il, avec le goût du sang sur ma langue.

Essoufflé, Lucius combattit l'envie de colorer du même rouge vif la deuxième joue de son fils. Il ne le reconnaissait plus. Il ne reconnaissait plus le visage que l'héritier lui avait toujours montré. Peut-être que, derrière cette colère dévastatrice, se cachait la honte de n'avoir pas su voir, de se trouver incapable de comprendre. Lucius était un homme qui jouissait du contrôle dont il disposait sur les événements. Le premier homme à pouvoir se vanter de le soustraire à ce contrôle n'était autre que son propre fils et il en soutirait une douleur profonde, inévitable.

Le silence régna de longues secondes et, d'apparence, les deux hommes se contentaient de se rendre des œillades pleines de rancœur, d'animosité, d'actes impardonnables qui sillonnaient leur histoire commune. Père et fils étaient enfin réunis et aucune issue acceptable pour chacun d'eux ne se dévoilait.

— Tu ne quitteras pas le Manoir avant ce soir et je vais contacter Dachau, exposa soudain Lucius, dans un calme qui laissait entendre qu'une solution avait été trouvée, une inacceptable solution. Ton... ami te remerciera pour cette dernière volée au confort de ma demeure. Cette fois, je compte bien m'assurer qu'il ne s'échappera plus du camp.

Draco avait blêmi. Tout son être hurlait le rejet, la négation. Il ne pouvait pas en être ainsi, pas après la disparition de Severus, on ne pouvait pas lui ôter l'homme qu'il avait appris à aimer.

— Pourquoi ? Que vous a-t-il fait pour que vous me le preniez ? Il mourra et vous le savez.

— Je ne supporterai pas qu'il soit la cause de la déchéance de mon fils ! beugla Lucius.

Draco esquissa un mouvement de recul, mais sa tête heurta le bois solide de la porte. Sa déchéance... Harry avait trop souffert pour subir encore. Il eut soudain envie de supplier son père à genoux, de s'effondrer à ses pieds et d'implorer sa clémence. Une envie aussi sourde que celle de tempêter, d'hurler sa rage, de vomir au visage de cet homme l'injustice qu'il lui imposait.

— Il n'y est pour rien. Personne ne saura ce qu'il s'est passé, votre réputation est sauve et elle le restera. Moi, je demeurerai à Munich si vous le souhaitez, je serai l'époux que Pansy désire, je vous donnerai un petit-fils, un héritier plus digne que moi.

Il n'implorait pas encore, mais la supplique perlait déjà dans l'ordinaire velours de sa voix. Lucius ne céda pas. Il s'élevait à nouveau, comme une statue de marbre que rien ne saurait terrasser, droit et fier, sourd au désir de son fils. Il ne vivait que pour la grandeur de la famille Malfoy et pour les idées rigoureuses, sans doute injustes, dont il avait abreuvé sa progéniture dès la petite enfance. Ils étaient désormais irréconciliables et, malgré les promesses de Draco, jamais il ne pardonnerait à son père cette conversation et ce, quelque en soit l'issue. Tout était déjà perdu, perdu d'avance.

— Tu m'as dupé, Draco. Tu m'as sciemment menti quatre années durant et tu espères que je vais porter foi en ta parole. Elle ne possède plus aucune valeur !

— Si vous ne prêtez pas foi en mes paroles, la distance qui nous séparera si vous m'envoyez à des centaines de kilomètres d'ici devrait suffire à éliminer tout soupçon !

Les paroles de Draco venaient de dépasser sa pensée, mais il n'eut même pas le bon sens de les regretter. Il s'agissait de la vie d'Harry et jamais il ne se serait pensé capable d'un tel sacrifice. Pourtant, il déclinait une certitude toute neuve et avec une assurance qui le troubla. Lucius, contrairement à toute attente, parut méditer ces paroles. Existait-il une autre issue à cette discussion houleuse ? Ni l'un ni l'autre n'irait jamais au bout de leurs reproches, de leurs déceptions mutuelles et ils en avaient tous deux conscience. Un fossé les séparait, un fossé idéologique essentiellement, tellement semblable à celui des pays ravagés par le conflit. Lucius ne devait pas savoir que son fils, en plus de le tromper comme il l'avait fait, nourrissait désormais des réflexions contraires à celles qu'imposait le régime nazi. Plus qu'un outrage, il s'agissait d'un motif d'emprisonnement, que le concerné soit le fils d'un puissant dignitaire allemand ou non.

— Tu me fais honte, siffla Lucius entre ses dents.

Une remarque piquante mordit les lèvres de Draco qui choisit de ne pas répliquer. Il avait trahi les siens de toutes les manières possibles et la manière dont il tenait tête à son géniteur le prouvait. Il n'avait plus rien en commun avec l'homme d'il y avait quatre ans et, durant cette longue période, Lucius avait voulu croire que son fils demeurait l'incarnation de la progéniture parfaite. De médiocre selon les termes durs qui avaient résonné un peu plus tôt, Draco était devenu une honte. Lucius ne devait jamais savoir qu'en plus de tout cela, son héritier était un traître à son pays, le grand Reich.

— Envoyez-moi loin de vous, loin de lui, poursuivit Draco, sans sourciller, le regard droit, l'âme déjà projetée vers l'enfer qu'il se construisait. Je ne demande qu'une chose, qu'il ait la vie sauve.

Lucius ne prononça pas les paroles qui imprégnaient son être. Jusqu'où son fils était-il prêt à aller pour ce garçon ? Il s'impressionnait, lui qui ne s'était jamais pensé capable d'un acte aussi désintéressé. Son père aurait préféré déceler en lui une once d'hésitation, un remord, quoi que ce fut de semblable, mais il n'observait qu'une détermination franche. Une détermination qui reposait sur la renaissance qu'avait connue le jeune Draco depuis son départ pour l'Alsace, quatre ans plus tôt. Il avait tant changé depuis qu'il était méconnaissable. La guerre lui avait au moins apporté cela. Un lambeau de bonheur qui avait su transfigurer l'homme abject que le blond avait été. Un homme désormais disparu et qui ne manquerait à personne. Pas même à Draco lui-même.

— Je vais faire jouer mes contacts pour prévenir le Front Est qu'il accueillera dans les plus brefs délais un nouvel élément.


Deux parties pour le prix d'une. 

Mine de rien, on approche doucement et inexorablement de la fin. La bonne nouvelle, c'est que le dénouement sera suivi de la publication de mon troisième Drarry. Une manière pour moi, et peut-être aussi un peu pour vous, de dire adieux plus facilement aux personnages. 

Cueillir les étoiles m'a accompagné pendant plus de deux ans et demi, alors la séparation n'a pas été une mince affaire. Je pense que c'est aussi la raison pour laquelle je m'éclate autant à écrire l'autre Drarry, je laisse encore un peu planer le mystère au sujet de son titre, sa thématique, mais je peux vous assurer que ça sera très très différent de ce que je vous ai proposé avec Cueillir les étoiles.

Sur ces belles paroles, je vous souhaite une belle semaine et d'agréables vacances à ceux ont cette change !

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top