50.2

Munich, 15 août 1943.

Les pas de Weiss les menèrent vers le bureau qu'il occupait depuis qu'il dirigeait ce camp. Draco marchait à sa hauteur, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine. Il aurait aimé devancer ce gêneur, tracer lui-même le chemin jusqu'à Harry et s'enfermer à double tours pour ne laisser personne leur voler l'instant. La douleur enflait, la peur avec elle. Quel homme s'apprêtait-il à retrouver ? La vision des squelettes humains entassés dans les dortoirs, ni tout à fait morts, ni vraiment vivants, lui imposait une réflexion qu'il n'était pas bien certain de supporter. Il imaginait un corps dénaturé, vide, déshumanisé, une enveloppe charnelle qui ne répondrait plus au nom d'Harry Potter.

— Je m'interroge, Monsieur Malfoy, pourquoi un tel intérêt pour ce prisonnier ?

La question prit Draco de court. Prisonnier de ses pensées, il peina à assembler des mots et ne sut qu'articuler une réponse peu convaincante :

— Je connais ce prisonnier.

— Je suis navré, mais malgré l'influence de votre père, nous ne pouvons pas simplement le libérer.

— Je ne compte pas lui rendre sa liberté, simplement m'assurer qu'il disparaisse dans les plus brefs délais.

La respiration heurtée par le rythme de leurs pas, jamais suffisamment rapide aux yeux de l'aristocrate allemand, ce dernier se surprit par l'aisance de ce mensonge. Se débarrasser d'Harry ? Si autrefois sa mort ne l'aurait pas fait sourciller, elle lui était désormais inconcevable. La fatigue creusait les traits de Draco qui, malgré le cataclysme émotionnel dont il était la victime misérable, gardait la tête haute. Lucius lui avait au moins permis cela, cette dignité à toute épreuve, cette fierté familiale qu'il portait comme un étendard, une cruelle obligation.

Weiss n'eut pas le loisir de reprendre la conversation là où elle s'était arrêtée puisqu'ils parvinrent tous deux face à une porte close. Un regard entendu, un visage impassible et un maelstrom d'émotions qui faisait rage, enfin la porte s'ouvrit sur une pièce plus vaste et baignée d'une lumière moins timorée. L'agencement des meubles, les détails du bureau imposant, Draco n'y prêta aucune attention. Sa concentration se cristallisa sur l'unique détenteur de ses pensées.

Harry.

Il fallut au blond toute la force de sa conviction pour ne pas trahir son soulagement. Harry était bien là, vivant, debout. Pourtant, il ne se trahit à aucun moment. Ses lèvres exprimaient cette moue condescendante, un jugement savamment étudié et qu'il avait toujours réservé à ceux que son père désignait comme inférieurs. Son regard qui détaillait le jeune homme était pourtant tout sauf railleur, au contraire, il exploitait chaque indice, chaque élément qui pourrait le renseigner sur l'état de santé de son amant.

Harry flottait dans des vêtements visiblement loin d'être à sa taille. Il ne portait pas le tristement célèbre habit rayé, mais des loques qui pendaient misérablement sur son corps amaigri. Combien de kilos avait-il perdu depuis qu'il avait été entraîné entre les murs de Dachau ? La faim le tenaillait, cela sonnait comme une évidence, mais le gouffre béant de ses yeux parut plus horribles encore. Malgré cet état second, cette peur que l'homme transpirait par tous les pores de sa peau, il ne put retenir la surprise qui s'inscrivit sur ses traits creusés par les nuits sans sommeil autant que par les privations. Soudain, Draco craignit qu'un mot ne lui échappe et que son amant finisse par les trahir tous deux, sans le vouloir.

— C'est bien lui.

— Puis-je vous demander ce que vous comptez faire de lui ?

— Je vous l'ai dit, m'en débarrasser, mon père en a fait la demande express dès qu'il a appris qu'il se trouvait ici. D'où mon arrivée pour le moins inattendue, mon père n'est pas de ceux qu'on fait attendre.

— Non, en effet.

Par ces quelques phrases, Draco espéra qu'Harry saisisse l'enjeu de cette mise en scène. Un mot de travers, une émotion incontrôlée, et tout leur échappait à nouveau. Le meurtre de Nott était encore trop frais pour que l'Allemand n'envisage la moindre complication. Il était las, las de cette guerre, las de se sentir au contact de la souffrance épouvantable du genre humain. Las et traversé par un soulagement extrême qui, à défaut de pouvoir s'exprimer, ravageait son être.

— Il détient un secret que mon père n'aimerait pas voir divulguer et il se trouve que cette sale race a cru bon de nous faire chanter.

— Je pourrais vous en débarrasser. Cela éviterait de vous salir les mains.

Harry ne bougeait pas, bien droit au beau milieu de la pièce. Malgré le voile éteint de ses yeux, une forme timorée de provocation brillait d'un mince éclat. L'éclat du résistant que rien ni personne ne saurait briser.

— Mon père tient à s'en charger en personne, rétorqua Draco, son regard profondément ancré dans celui du Français.

Weiss cligna des yeux si lentement que le blond crut voir de la suspicion dans son attitude. Quoi de plus normal lorsqu'un individu pénètre dans un camp pour en extraire un prisonnier avec pour tout justificatif quelques vagues paroles ? Il se mordit l'intérieur de la bouche et ne chercha pas à profiter de la confusion. La fatigue émotionnelle et physique l'amenait à commettre des erreurs, tout comme l'attraction inévitable produite par le regard pénétrant d'Harry. Il y lisait des émotions contenues, des émotions aussi bridées que les siennes et qui saturaient l'atmosphère de tensions.

— Je comprends votre réticence, asséna Draco, incapable de demeurer silencieux plus longtemps, trop pressé à l'idée de quitter cet enfer au plus vite.

— La situation est inhabituelle et je vous aurais déjà mis à la porte si vous n'étiez pas le fils de Lucius Malfoy.

— Et si je ne venais pas sous ses ordres. Croyez-moi, j'aurais préféré me trouver au bal annuel plutôt qu'ici, mais la volonté de mon père est impatiente, surtout lorsqu'il s'agit de ses ennemis.

Glisser un morceau de vérité dans le mensonge. Draco exécutait les leçons dispensées par son propre géniteur tout en s'empêchant la moindre faiblesse. Il devait se complaire dans le rôle de l'antisémite notoire, le digne héritier du père Malfoy et de sa réputation sans tâche. Le visage grossier de Weiss se fit songeur et, au beau milieu de cette scène surréaliste, il poursuivit :

— Le bal... Vous devez être déçu d'avoir dû écourter votre soirée.

— Et vous soulagez que je vous débarrasse d'une bouche à nourrir, esquiva brillamment le blond.

— D'une bouche à nourrir ou de bras pour travailler.

— Nous savons l'un comme l'autre que le travail est la seule fonction dans laquelle ces pourritures peuvent rentabiliser leur existence, mais... ce n'est qu'une solution provisoire. La vraie solution est...

— Bien loin d'ici, compléta Weiss, sans même frémir du venin des paroles de son interlocuteur.

En Pologne. Aucun camp d'extermination ne se dressait sur le sol allemand et on expédiait les malheureux dans des trains à bestiaux à travers le pays. Les morts se dénombraient à l'arriver, directement brûlés sur place. Le circuit court d'une mort quasi industrialisée.

— Vous me rendez un fier service. Mon père n'aurait pas supporté que je revienne les mains vides et je crains que son entrée aurait été plus fracassante encore que la mienne.

— Tant qu'il finit par disparaître, je ne vois aucune raison de m'y opposer. Votre fidélité au Führer n'a jamais fait le moindre doute.

Un frisson hérissa les poils de Draco qui se fit violence pour ne pas laisser paraître cet aveu de faiblesse. Fidélité ? Harry avait été une profonde bifurcation dans sa manière de pensées. Une ascension progressive vers une réflexion plus humaine, vers une conception du monde moins cruelle. Ces années de séparation avaient achevé l'œuvre initiée les quelques mois qui les avaient tous deux changés. Désormais, Draco était un autre homme, un être assez courageux pour risquer sa peau dans une entreprise aussi dangereuse. Secrètement, il espérait qu'Harry en ait conscience. Il n'espérait pas de reconnaissance, rien qu'un brin de fierté et leur havre de paix retrouvé.

— Vous pouvez disposer, annonça enfin Weiss.

Cela avait été presque trop facile, comme si quelque chose clochait, que le garçon amaigri n'était pas Harry, mais une imposture. Draco s'autorisa une seconde et, une seule, durant laquelle il plongea dans l'abîme terrifiante des yeux du commandant de Dachau. Il y vit les parjures les plus ignobles, les vices les plus sombres, le visage le plus noir de l'humanité. Il eut la certitude absolue qu'il n'y aurait jamais période aussi infâme que celle-ci. Si cette guerre n'ôtait pas jusqu'à la dernière vie, alors le face du monde en serait changé et plus jamais Draco ne pourrait affronter un regard innocent sans être envahi par cette terrible idée.

Alors, Draco se tira de son immobilité. Il salua Weiss, bras droit perpendiculaire au reste de son corps et enroula ses doigts autour du bras du juif. Il eut soudain peur de le briser, mais il lui fallut se résoudre à faire preuve de violence. Durement, il entraîna Harry derrière lui et, alors qu'ils s'apprêtaient à franchir la porte, le Français entreprit de se débattre violemment. Trop confus, Draco réagit tardivement, mais asséna, d'un revers de la main bien senti, une gifle. Le visage d'Harry valsa d'un côté et un air mauvais s'installa sur les traits du blond. Pour peu, il aurait cru en la comédie qu'ils étaient en train de jouer. Avant que la porte ne se referme, l'aristocrate allemand aperçut le sourire triomphant de Weiss. Ce diable parmi les démons. Ce monstre qui répandait comme une traînée de poudre une violence quotidienne et une douleur devenue comme naturelle.

— Continue de jouer le jeu, souffla Draco.

— Oui, murmura Harry, dans un filet de voix cassée.

Et les doigts du blond amoindrirent leur étreinte pour ne pas imprimer une marque sur l'épiderme. Il n'osait pas affronter le regard de son amant, pas encore. Ses traits marqués par l'épuisement, par les violences physiques et morales infligées aux détenus, par la faim et la soif, il n'était plus que l'ombre de lui-même. Furtifs comme des ombres, ils regagnèrent l'extérieur et Draco goûta à l'air avec bonheur. Ils étaient libres ou, du moins, ils l'étaient presque. Il abandonna ces malheureux à leur sort avec l'intime conviction qu'il aurait pu y faire quelque chose, qu'il aurait pu adoucir le sort que les Allemands leur réservaient. Jamais il n'oublierait les corps décharnés et l'odeur putride de la mort. Il se promit de garder ce souvenir, de perpétuer la mémoire, même si ce souvenir devait lui fendre le cœur, lui écraser la conscience de remords. Quelque part, il le méritait et le prix était bien moindre face à celui des vies sacrifiées sur l'autel de la folie humaine.

Harry trébucha et manqua de s'écrouler. Était-ce la sensation de se savoir libre qui le décontenançait à ce point ou son corps trahissait-il l'état d'immense faiblesse dans lequel il se trouvait après à peine quelques semaines prisonnier de ces murs ? Aucune plainte ne lui échappa et il quitta Dachau au cœur de la nuit, avec à peine un dernier regard pour sa silhouette spectrale, inquiétante, plongée dans l'encre nocturne.

Draco ne fut pas retardé et, d'un geste dicté par le rôle qu'il s'efforçait de nourrir, il repoussa Harry sur la place du passager avant de s'installer à la sienne. Ses mains se crispèrent sur le volant et, les lèvres pleines des meurtrissures des mots qui ne venaient pas, il alluma le moteur. Un vrombissement ébranla le véhicule et, toujours sans décocher une attention à l'égard de son amant, Draco entreprit de s'éloigner de ce lieu maudit. Un lieu qui était loin d'être une exception et qui verrait s'éteindre encore bien des espoirs. Leur était-il permis de conserver sauf leur bonheur à eux si celui-ci condamnait celui de tant d'autres ? Le cœur du blond martelait cette interrogation.

Il roula une minute jusqu'à ce que Dachau ne forme qu'une ombre parmi toutes les autres. Il se gara dans l'herbe qui bordait la route et, enfin, il s'autorisa un regard pour Harry.

— Potter...

— Ne dis rien, le coupa l'intéressé, d'une voix qui aurait pu paraître aigre si elle n'était pas tant broyée par un désespoir presque pathétique.

Draco coinça le menton de l'homme entre son pouce et son index. Un contact visuel imposé qui les mit face, tous deux, aux semaines qui les avaient séparés. Les mots s'évanouirent et le menton d'Harry, malgré ses efforts dictés par un soubresaut de dignité humaine, trembla. Les masques venaient de tomber, le jeu venait de prendre fin et ni l'un n l'autre ne fut capable d'affirmer s'ils avaient gagné ou perdu. Peut-être parce que, dans une guerre, l'humanité ne pouvait que perdre.

— Harry...

Il n'ajouta rien de plus et ses bras s'enroulèrent autour des épaules de son amant pour presser son corps contre le sien. Son corps et le sien dans une étreinte démesurée, grandiose, déjà proscrite. Rien de plus.

L'instant s'éternisa et ni l'un ni l'autre ne tenta d'y mettre un terme. Draco s'efforça de prendre conscience de la chaleur du corps de son amant à travers le vêtement informe et de l'apprécier à sa juste valeur. Harry était vivant, bien vivant et il priait pour que le sort ne lui retire pas sa présence bienfaitrice. La symphonie de son cœur qui battait furieusement l'enivrait et une plainte jaillit des tréfonds de sa gorge. Harry frissonnait de tout son soûl, défait de son rôle et de cette survie nécessaire qui avait été la sienne durant de longues semaines. Il réalisait à peine, pas tout à fait certain de croire en ce sauvetage inespérée.

— Tu es venu...

— Pardon... Je...

Les mots demeurèrent ainsi, en suspend, à jamais perdus, à jamais coincés dans l'étau de sa gorge. Draco tressaillit. Il songeait à Severus, à Nott, à Hermione et à ce George aussi, dans la confusion de ce moment. Il se sentit coupable, soudain, de voler cette intimité. Ne souillait-il pas cette nuit ignoble en espérant profiter de ce qu'elle lui proposait ? Après l'horreur absolue s'offrait quelque chose de plus pure, des retrouvailles qui crevaient son cœur d'une émotion qui n'aurait jamais dû se révéler répréhensible. La gorge nouée par l'émotion, la brûlure de ses yeux humides l'obligea à enfouir son visage plus profondément dans le cou d'Harry. Il y sentit son odeur. Son odeur et celle, indéfinissable, de la mort. Dachau sentait cela, la mort, la pourriture, l'humiliation, l'urine et la crasse, la crasse et les déjections. Pourtant, jamais Draco ne fut aussi soulagé de gonfler ses poumons de cette flagrance dont son amant était imprégné.

Finalement, il s'en détacha pour examiner, dans la pénombre dévorante de la nuit, le visage d'Harry. Celui-ci, la bouche entrouverte dans un filet d'air étranglé, se laissa dévisager. Il dégageait une telle émotion, une telle intensité, comme s'il en vibrait et que cette force, cet acharnement face à la vie, se traduisait ainsi, que c'en était déchirant.

— Tu es vivant, murmura Draco, d'une voix si différente de celle qui lui était associée.

— Et toi, tu m'as retrouvé. J'avais... Je crois que j'avais... cessé d'y croire.

Le blond avait imprimé ce visage bien misérable dans un coin sacré de sa mémoire, désormais sanctuaire, lorsqu'il fondit à nouveau sur le corps amaigri. Il l'enlaça si violemment qu'il craignit de le blesser, mais Harry referma à son tour ses mains tremblantes autour de son dos, ses mains accrochèrent le tissu comme pour s'y arrimer. L'émotion grandissait, inquisitrice, mouvante, vivante. La voix de Draco trouva un chemin jusqu'à sa bouche et il articula entre deux inspirations saccadées :

— Harry, je dois te dire...

— Non, ne dis rien.

Draco eut soudain envie de tempêter. Il devait l'écouter, il devait savoir, l'aristocrate allemand ne supportait plus d'être l'unique détenteur de cette vérité, il fallait qu'il en partage le poids accablant. Vite ! Harry serra plus fort, il pressa le torse de son amant contre sa poitrine creusée et il se gorgea en silence de sa vitalité. Il s'en emplit jusqu'à en déborder.

— Harry...

— Qui ?

Le silence incrédule de Draco incita Harry à reprendre, d'une voix qu'il espéra forte, aussi brave qu'elle l'avait toujours été :

— Qui est mort ?

Le blond s'écarta. Enfouir son visage et faire disparaître la culpabilité était trop lâche et, après avoir abandonné derrière lui Hermione et George, trop obnubilé par sa petite personne, il se refusait un tel geste. Il planta ses yeux, ses yeux d'une nuit d'orage, subtil éclat dans la pénombre et articula, le cœur gros :

— Nott.

— Et ? Qui d'autre ? reprit Harry, sans s'émouvoir, les sourcils joints, prêt à accueillir la douleur.

— Severus.

Aucune réaction physique ne marqua les traits du Français et Draco eut presque envie de le secouer. Severus et lui ne s'appréciaient guère de toute évidence, mais Harry aimait trop profondément la vie pour ne pas être affecté par la mort de quiconque. Dachau avait donc laissé un pantin sans âme, un homme défait de son individualité, de son humanité la plus profonde ?

— Et Blaise ?

— Je... Je l'ignore, balbutia Draco.

Il était vivant, n'est-ce pas ? Le blond n'avait eu aucun moyen de le confirmer, mais Nott avait visiblement conservé son deuxième otage à la valeur bien moindre, mais à l'importance nécessaire à son cruel chantage. Malgré l'espace des sièges qui les séparait, l'Allemand eut soudain envie de l'enlacer à nouveau, rien que pour s'assurer que lui, au moins, ne s'était pas évanoui à jamais, pour se rassurer au sujet de son meilleur ami.

— Il était comme un père pour moi.

Un souffle presque inaudible. Draco ne comprit par immédiatement le sens de ces paroles. Ils avaient tous deux perdu un être cher cette nuit-là et Harry avait soudain cet art de souffrir si pudique, si secrète, que son amant se sentit plus faible que jamais. Sa main s'approcha du visage du juif et s'immobilisa à quelques centimètres avant d'atteindre l'épiderme brûlant. Dans le creux de sa paume, Harry reposa sa joue et il ferma les yeux. Dans un souffle, il murmura :

— Rentrons.

Draco opina gravement. Ils s'étaient égarés comme l'humanité toute entière, mais il fallait bien cet instant chéri qui ne leur appartiendrait qu'à eux. Au diable les risques, les menaces, les comportements interdits ! Le blond démarra et ils roulèrent en silence durant de longues, de très longues minutes. La présence d'Harry suffisait à le rassurer tandis que le flot de ses pensées allait et venait. Il songeait à Hermione et à George. Il n'avait aucun moyen de les contacter si ce n'était de se rendre au lieu où Severus et lui auraient dû les récupérer. Le plan ingénieux de son parrain avait pris l'eau, pris de toute part par la perversité du sort, de ce destin qui ne savait que s'acharner sans répit.

— Il m'a fait promettre de te retrouver, ajouta-t-il, allégeant le poids de cette promesse. Il t'aimait, Harry, il t'aimait presque comme un fils.

Harry n'affrontait pas son regard. Ses yeux coulaient à travers la vitre du véhicule lorsqu'ils pénétrèrent dans Munich. Il ne trahit par son émotion, il ne trahit rien de son incommensurable faiblesse. Il ne remarqua même pas que Draco venait d'effectuer un léger détour jusqu'à l'endroit où il avait été détenu par la folie furieuse de Nott. Le visage éteint d'Harry ne souffrit aucune forme de réaction et, machinalement, l'autre conduit le véhicule jusqu'à la résidence Malfoy. Devant eux, et alors que la voiture se garait dans un crissement de pneus, la bâtisse se dressait, s'élevait, aussi imposante que pouvait l'être l'influence de Lucius dans cette Allemagne déchirée par la guerre.

— Je ne peux pas être ici, murmura Harry.

— On ne peut pas rentrer en Alsace maintenant, tu as besoin de te reposer et n'importe quel hôtel réclamera tes papiers, exposa Draco, d'une voix qu'il espérait davantage détachée.

Il sortit du véhicule et affronta ce qu'il n'avait jamais osé regarder en face : la réalité. Jamais Harry n'avait mis les pieds ici, jamais son amant n'avait eu le courage de l'amener sans rougir, sans camoufler une réalité trop laide aux yeux de tous. Pourtant, la femme qui dormait dans le lit conjugal n'était pas aimée de lui et cette mascarade durait depuis trop longtemps. Cette société se fondait sur un mensonge jugé acceptable et même Pansy s'y faisait. Pour l'heure, Draco ne se projetait pas plus loin que cette nuit. Il fallait qu'elle s'achève et, surtout, qu'ils y survivent. Le lendemain, il aviserait, il réaliserait sans doute que son choix n'était pas le meilleur et sans mordrait les doigts. Il était trop las, trop ravagé par le maelström d'émotions, pour s'aventurer plus loin. Sa main chercha celle d'Harry et il l'entraîna à sa suite.

— Viens, ne traînons pas.

Encore des mots dont il ne se serait jamais cru capable. Des mots, des pensées, des actes. Harry referma ses doigts autour des siens et il put le guider dans les couloirs immobiles du manoir Malfoy. Le juif ne s'émerveilla pas devant cette richesse ostentatoire, devant ce luxe fièrement affiché. L'épuisement tarissait la source de ses émotions et seul le gouffre creusé au milieu de sa poitrine subsistait. Lui aussi était assailli par le doute, par les interrogations. Il n'était pas aussi sage qu'Hermione, mais il n'ignorait pas que se jeter dans la gueule du loup ne pouvait être le meilleur choix envisagé. Pourtant, il n'hésita pas et suivit, fidèle comme une ombre, la silhouette spectrale de son amant. Tout comme lui, il tut momentanément les responsabilités terrifiantes et les conséquences probables de ses décisions. Il était trop épuisé pour cela, trop las aussi.

La porte s'ouvrit, au terme d'un couloir interminable et d'un vaste séjour équipé d'un mobilier moderne et élégant, et Harry découvrit une chambre plus modeste, mais tout aussi agréable au regard. Draco se sentit forcé de préciser :

— C'est une chambre de fortune. Je l'occupe quand je ne veux pas réveiller Pansy. C'est fréquent.

Des détails inutiles qui empêchèrent le silence de régner trop longuement entre eux. Harry observa le lit qui s'étalait en face, la fenêtre qui devait offrir une vue coquette sur l'extérieur en plein jour et les murs immaculés d'un goût certain. Draco avait allumé la lampe qui diffusait une lumière douce, intime et choisit ce moment pour lui faire face. Son regard était lourd de sens et les lèvres d'Harry s'entrouvrirent. Comme à chaque fois qu'ils étaient séparés par la force des événements, il existait comme un fossé, une tranchée profonde, qui les séparait.

— J'ai cru que tu ne viendrais jamais. J'ai vraiment que j'allais crever avec eux, comme eux.

Des décès, Harry en avait vu trop pour établir un chiffrage exact. Ces camps étaient ceux de la mort, un engrenage minutieusement lustré par le goût maniaque des nazis pour l'ordre et la discipline, mais qui destinait chacun de ses détenus à une mort à court ou moyen terme. Dans un tel lieu, la survie la plus primaire dominait et on finissait même par mépriser la vie de celui auquel on servait plus de soupe, à celui qui jouissait de vêtements moins miteux. L'humanité disparaissait avant que la mort n'intervienne et l'individu voyait une part de lui-même ôté avant qu'il ne succombe.

— J'aimerais un jour que tu me racontes, avança Draco, planté devant lui, d'une beauté à la limite de l'indécence.

— Un jour, pas maintenant.

— Non, pas maintenant.

Harry parvint à avoir honte, soudain. Honte de sa condition, de sa saleté et de l'odeur infecte qui était la sienne. Draco était un aristocrate et une pareille flagrance devait le répugner au plus au point. Pourtant, dans un excès de gentillesse dont il ne se savait pas dotée, il ne le lui fit pas remarquer.

— Est-ce que je pourrais... Je crois que j'ai besoin de...

— Oui, tu peux.

Il désigna la pièce d'à côté et, un bref instant, dans l'ivresse sourde de cette conversation à demi-mots, le juif faillit s'enfermer dans la pièce qui jouxtait celle-ci. Un confort inédit auquel il ne comptait pas renoncer, mais qui l'amener à un court moment d'hésitation. Son regard, d'un vert profond, à peine terni par l'épuisement et les privations, trouva celui de Draco.

— Viens.

Il ne put en dire plus. Ils parleraient plus tard, ils s'avoueraient leur honte, leur peur, leur douleur, lorsque cette bulle d'émotions aura enfin éclaté. Ils ne souillaient pas la mémoire de Severus, ils se donnaient sans doute une chance, la dernière peut-être de vivre.

Situé à une distance raisonnable, respectueuse, le blond masqua prodigieusement sa surprise et sa confusion. Harry savait sans doute que, dans l'état actuel des choses, il ne saurait rien lui refuser et, effectivement, il acquiesça. Il était temps de lâcher prise, de s'accorder une pause hors du temps. La guerre pouvait bien se l'accorder aussi, après près de quatre ans d'ignobles massacres.

Le juif se hissa sur la pointe des pieds et souffla un baiser sur les lèvres de son amant. Ils se trouvaient tous deux au cœur du secret, dans le manoir Malfoy, lieu d'interdits et de promesses lourdes de sens. Cela participa à renforcer la rudesse de leurs sentiments. Les lèvres de Draco frémirent et son regard s'intensifia encore. Harry venait de disparaître dans la salle d'eau et l'y invita, implicitement.

Bientôt, l'eau laverait la crasse, la salissure, les injures et les coups. L'Allemand découvrirait un autre corps, bâti par des semaines de détention, puis un mois dans l'un des nombreux enfers que comptait ce monde. Des hématomes, des os saillants sous la peau sans que la maigreur n'en devienne douloureuse et le témoignage marquant de ce que des milliers et des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants vécus. Un témoignage, oui, inscrit au creux même de la chair. Les blessures se résorberaient sans doute, au gré des baisers délicats que Draco donnerait, mais la mémoire resterait intacte, le souvenir se cristalliserait et jamais, jamais il n'oublierait. Parce qu'il ne fallait pas, il ne fallait surtout jamais oublier les extrémités dont l'Homme était capable.

Bientôt, Harry se déferait de ses loques et les vêtements laisseraient place à ce corps changé. Il resterait alors bien des couches à ôter pour que l'être à nu ne se dévoile. Alors, il faudrait oublier. Un oubli vif, rapide, avant que la nécessité de cette enveloppe charnelle poussée dans ses limites, ne réclame le sommeil. Draco, après avoir honoré ce corps qu'il ne cesserait jamais d'aimer, même dans une demeure qui n'aurait pas dû connaître leur inavouable secret, le laisserait accéder à l'inconscience.

Bientôt, les actes laisseraient place aux paroles, aux aveux. La réalité était encore lointaine et Harry s'était gavé de cette ivresse, de la nécessité de se sentir tout à fait vivant à travers son amant, pour ne pas la rejoindre. Pas encore, pas immédiatement. Il s'accrochait à cet espoir qu'il n'aurait pas dû nourrir après s'être extirpé des entrailles de Dachau et de son complexe maudit. Pourtant, il espérait encore. Cette guerre et ses principaux acteurs ne lui avaient pas encore retiré cela. Doucement, avec une voix engourdie par le sommeil, il s'était entendu murmurer :

— Et si on vivait un peu ?


Je passe en coup de vent et un peu tard, comme toujours, mais j'espère que ce long, très long chapitre (vestiges de mon erreur de la dernière fois) vous aura plu.

 De mon côté, il se trouve que j'ai commencé l'écriture de mon nouveau Drarry. J'ai hâte de vous le présenter à la suite de Cueillir les étoiles. 

Je vous souhaite une belle semaine !

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