50.1

Munich, 15 août 1943.

Le cœur d'Hermione bondit dans sa poitrine lorsqu'elle reconnut la silhouette de Blaise terrée au fond de la cave sombre. Figée sur le seuil, elle craignit de voir son visage familier se dématérialiser et s'évanouir dans la pénombre. Sa respiration se suspendit jusqu'à ce que le métis ne se redresse lentement pour croiser son regard. Un contact visuel vertigineux qui parut reconnecter son corps à la réalité.

— H-Hermione, balbutia-t-il.

Il crut faire face à un mirage, à une illusion de son esprit épuisé dans un corps poussé dans ses retranchements, dans les limites de ses résistances. Ses yeux s'écarquillèrent et un mélange de surprise et de soulagement déferla sur son être immobile. Assis à même le sol, crasseux, épuisé, affamé, il parvint à accueillir la vague d'émotions qui le faucha.

Hermione se précipita dans sa direction et en oublia toute conscience professionnelle. Elle ne prêta aucune attention à l'odeur nauséabonde qui se dégageait de son amant et de cette pièce vétuste et l'enlaça avec la plus sincère des spontanéités. Blaise ne put retenir la plainte qui jaillit de ses lèvres. Ses muscles endoloris grincèrent sous ce geste trop brusque et les coups qu'il avait reçus enfantèrent une douleur intense.

— Hermione, tu devrais t'abstenir pour le moment, la somma George, d'une voix plus mesurée.

Celle-ci fronça les sourcils avant de s'écarter à regret du corps de l'homme qu'elle aimait et qu'elle avait cru perdu. La gorge nouée, elle examina plus sérieusement les traits tirés par la fatigue de Blaise. Elle distingua, malgré la pénombre à laquelle ses yeux s'habituaient lentement, les lésions sur son visage. Une coupure tranchait son arcade sourcilière, un large hématome s'élargissait le long de sa mâchoire, du sang coagulé formait la liaison entre son front et la naissance de ses cheveux crépus. Hermione sentit une vague de haine, de rancune, la traverser :

— Cet ignoble personnage...

— Je vais bien, dit Blaise, dans un souffle.

— C'est faux.

Bien entendu que c'était faux. George observait ses touchantes retrouvailles d'un œil à la fois indulgent et impatient. Il n'était pas de ceux qui s'attardaient sur des scènes de ce type ou même qui les reproduisaient eux-mêmes, dans le plus grand secret. Non, il préférait s'en écarter, surtout qu'il disposait d'une clarté d'esprit qui faisait défaut à Hermione, pour l'une des premières fois de son existence. Son regard balaya la pièce. Aucune source de lumière excepté ce qui ressemblait à s'en méprendre aux barreaux signifiant l'entrée d'un égout. Les égouts ou l'entrée d'une prison, comparaison bien plus juste au vue des circonstances.

La main d'Hermione s'échoua sur la joue de Blaise qu'elle caressa d'un toucher aérien. D'une voix chevrotante, elle prononça, avant de planter ses longues incisives dans sa lèvre tremblante :

— Je t'ai cru mort.

— J'ai aussi cru que j'allais mourir.

Un aveu honteux, un aveu de faiblesse. Aucun homme ne se serait autorisé un tel accès de vulnérabilité et pourtant, Blaise ne put le retenir. Sans doute parce qu'il n'était pas un homme comme tout autre, mais un être d'exception, un être qui avait déjà trop vécu, même avant la guerre. Hermione retint ses larmes, consciente d'à quel point son amant s'exposait en prononçant ces quelques paroles. Elle se raisonna rapidement et retrouva ses réflexes de médecin.

Elle sortit un flacon dans lequel elle avait versé un peu d'eau, pas suffisamment pour réhydrater un homme captif pendant plusieurs semaines, mais assez pour étancher sa soif jusqu'à ce qu'elle puisse donner des soins plus appropriés. Elle échangea un regard avec le métis, comme pour chercher son approbation. Celui-ci, soutenu par le mur aux pierres irrégulières, respirait par douloureuses inspirations et hocha faiblement la tête. Il luttait, mais il était épuisé, son estomac hurlait famine et la soif le tiraillait depuis de longues heures. Ses yeux secs clignèrent à plusieurs reprises, comme pour souligner ce « oui » muet. Hermione approcha le flacon des lèvres gercées de Blaise et y versa, lentement, le précieux liquide. Le jeune homme étouffa un gémissement lorsque l'eau humecta sa bouche, apaisa l'incendie de sa langue épaisse et pâteuse et celle de sa gorge.

— Bois doucement, lui intima Hermione, une main fixée sur sa joue intacte en signe de réconfort intime, affectueux.

Blaise obtempéra malgré son désir de boire jusqu'à plus soif. Bientôt, le flacon fut vide et la jeune femme eut un rictus désolé.

— Hermione, lui signala George. Où est Harry ? Je pensais qu'il serait avec ton... Blaise, mais il semblerait que je me sois trompé.

Une légère touche de mépris s'incrusta dans la manière dont le rouquin prononça le nom du métis. Si le médecin aurait pu y voir un lien direct et affligeant avec la couleur de peau de Blaise, elle comprit qu'il s'agissait plutôt qu'une certaine rancœur. George prenait ainsi le parti de son frère cadet, auquel Hermione avait préféré l'Allemand. Cette émotion trouvait aussi tout son sens dans cette nationalité honnie des Français et l'aîné de Ron ne faisait pas exception. Il se méfiait naturellement d'un de ceux qu'il combattait depuis le début de la guerre, près de quatre ans auparavant. Blaise ne trouva pas la force d'en tenir rigueur et ses yeux se fermaient chaque seconde plus longuement. Il articula malgré tout, avalant les mots et la fin de ses phrases :

— Je n'ai jamais été avec Harry. Il devait être captif dans la cellule d'à côté.

Hermione bondit sur ses pieds alors que George s'apprêtait déjà à disparaître dans l'embrasure de la porte. La voix du métis les retint tous deux :

— Il n'y est plus.

— Comment peux-tu en être aussi certain ? s'insurgea la jeune femme.

— L'homme qui était chargé de nous... garder en vie, grimaça Blaise, ne vient plus que pour moi depuis des jours. Je ne sais pas ce qu'il a fait d'Harry, mais il n'est plus là.

— Et toi, ça t'inquiète pas plus que ça ! ironisa George, mordant dans son humour plus grinçant que jamais.

— George ! Il n'y est pour rien ! protesta immédiatement Hermione.

L'animosité gagna en intensité. Une tension qui n'avait pas lieu d'être, surtout en pareilles circonstances. Tout accusait le rouquin, mais les années passées à traquer ceux qui avaient retiré toute dignité à la France justifiaient presque son attitude. Il avait tu sa réticence à venir en aide à un Allemand, à celui qu'il qualifiait avec dégoût de boches, mais il fallait qu'une part de cette rancune éternelle transparaisse. Hermione l'ignorait, mais Severus avait eu bien des difficultés à convaincre George de l'accompagner et, surtout, de conserver son calme en terre ennemie. Il avait été insupportable pour le jeune homme de se mêler au peuple allemand malgré la révélation qui lui avait soufflé que, malgré tous les préjugés que ces années de guerre avait instaurés, ces hommes, femmes, enfants n'étaient pas si différents d'eux. Le genre humain n'était jamais tant semblable qu'à travers son malheur.

George avait perdu de son légendaire humour. En fait, les horreurs traversées en avaient créé quelque chose de plus cynique, de plus mordant. Il s'en désolerait plus tard et pleurerait sur l'autel d'un George mort à l'aube de la guerre avec les vestiges de son innocence. Le conflit, les morts, les monstruosités dont se montrait capable l'humain, avait emporté l'adolescent d'autrefois pour laisser un homme fort, d'apparence inébranlable malgré son air simplet et les taches de rousseur brûlées sur ses joues. Hermione, qui avait connu les jumeaux avant que l'Allemagne ne déchire l'Europe de ses projets ambitieux et en tout point ignobles, avait bien du mal à le reconnaître.

— Où est-ce qu'il est parti ? s'enquit George, d'une voix plus sourde.

Blaise, la bouche à nouveau sèche, se contenta de secouer la tête. Hermione intervint, de crainte que la situation ne vienne à dégénérer :

— Depuis quand a-t-il disparu d'après toi ?

— Je ne sais même pas depuis quand je suis ici, murmura le métis, dans un souffle pénible.

— Près d'un mois.

Les yeux de Blaise papillonnèrent un mois. Dans ce réduit lugubre, il avait fini par perdre toute notion du temps. Il avait essayé de se repérer en fonction des venus de cet homme dont il ignorait jusqu'à le nom et qui semblait être au service de Nott, mais ses visites n'avaient rien de régulier et il avait fini par abandonner la lutte. Les jours, les nuits, n'avaient plus aucune emprise sur lui. Il s'affaiblissait, semblait devenir fou, attendait patiemment la mort qui ne semblait pas vouloir venir. Son regard assombri ne saurait, à lui seul, exprimer l'horreur de la solitude, de la faim, de la soif, de la brûlure des coups. Il déglutit péniblement, sous le choc de ce qu'il n'était pas encore prêt à entendre.

— Draco sait peut-être où se trouve Harry à l'heure qu'il est, avança Hermione, d'une voix qu'elle espéra assurée.

— On n'a aucun moyen de le savoir, cingla George.

— Blaise a besoin de soin, il nous faut rentrer.

— Et comment ? Nous n'avons pas de papiers, Severus était notre passeport et on ne peut pas aller rôder aux alentours de leur bal annuel. Imagine un peu qu'un de ces aristos nous tombent dessus ! On est coincés !

Hermione se mordit la lèvre. Il leur fallait un moyen de se sortir de là. Elle consulta sa montre : minuit était dépassé de plus d'une heure et Severus, qui avait tout planifié jusqu'au moindre détail, avait prévu un horaire précis auquel il viendrait les chercher eux, Harry et Blaise. Une précaution presque dérisoire quand on y réfléchissait. Jamais rien ne se produirait exactement comme prévu et, là encore, cette règle se confirmait.

— La voiture est peut-être arrivée et... et si jamais elle ne vient pas, il faudra que nous trouvions un moyen de rentrer à Strasbourg par nos propres moyens. Tu es débrouillard, tu sauras le faire.

Les lèvres de George se pincèrent. Débrouillard, il l'était, cela ne faisait pas l'ombre d'un doute et s'il se creusait les méninges, ils parviendraient sûrement à bon port. Cependant, l'idée d'abandonner Severus sans savoir ce qu'il était advenu de lui, le pesait. Il se moquait de ce Draco, mais sa conscience l'empêchait de partir sans un regard, même si cela lui permettait de quitter cette ville qu'il détestait cordialement. Hermione se répugnait aussi pour ce geste, mais l'obligation la tenaillait. D'une petite voix, le corps de Blaise toujours plus faible entre ses bras, implorant de l'aide dans un silence encore fier, elle dit :

— Viens, sortons d'ici.

George baissa les armes et, ensemble, ils parvinrent à soutenir Blaise pour s'extraire définitivement de cette cave envahie par les ombres.

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Munich, 15 août 1943.

Draco avait abandonné derrière lui le corps inerte de son parrain et de son ennemi avec leurs souvenirs incrustés dans sa peau. Il en avait la nausée. Pourtant, les mots tournoyaient dans son esprit et lui imposaient une évidence : l'action. Il ne devait pas demeurer là, à pleurer des larmes que son père aurait raillées. Il ne devait pas s'enfoncer dans le regret, dans la peine qui ouvrait un gouffre sans fond au beau milieu de son torse.

Soudain, il avait bondi sur ses pieds. Les paroles de Nott formaient un écho sans fin qui venait de trouver son sens. Un sens brutal qui lui fit l'effet dévastateur d'un raz de marée. Harry !

Draco avait eu un dernier regard pour la dépouille de Severus. L'idée d'abandonner là un homme qui lui était si cher le répugnait. Pourtant, chaque instant comptait, chaque instant pouvait se révéler mortel. Draco détenait un lieu, il savait où trouver son amant, mais une voix pressante dans sa tête semait le doute : et s'il était trop tard pour lui, trop tard pour le sauver, comme cela avait le cas pour son parrain ? Alors, l'aristocrate allemand aurait, en cette nuit, tout perdu.

Il avait rejoint la fête d'un pas raide, comme si son corps réclamait d'être ailleurs, aux côtés de l'homme mort pour qu'il vive. Il n'avait pas jeté un regard au cadavre encore tiède de Nott. Il avait cru pouvoir jouir de sa défaite, mais sa mort ne le réjouissait pas autant qu'il l'aurait souhaité et elle figurait comme la conséquence malheureuse d'un esprit perverti par l'ambition et l'envie. Le corps pouvait bien pourrir là, il n'en avait que faire. Pourtant, des hommes affluaient déjà, une bonne dizaine d'individus alertés par les coups de feu malgré le lieu reculé duquel ils avaient été tiré. Draco pouvait disparaître en paix, la dépouille de Severus ne moisirait pas ici.

Le souffle court, furtif à la manière d'une ombre nocturne, il erra jusqu'à retrouver la voiture garée au milieu de toutes les autres. Sa respiration s'interrompit. Il ne songea même pas à Pansy qu'il abandonnait lâchement dans l'euphorie d'une fête qu'elle passerait à le chercher sans succès. Il aurait à justifier son attitude, devant elle et devant ses parents, sans doute, mais il s'en moquait éperdument. L'idée ne le traversa à aucun moment, pas même lorsqu'il démarra la luxueuse berline. Les mains crispées sur le volant, il eut toutes les peines du monde à se maîtriser. Quitter Munich et ses ruelles, et ses carrefours, ses places, fut un calvaire. Dans la ville silencieuse, le bruit du moteur semblait assourdissant. Presque aussi assourdissant sur les battements effrénés de son cœur mutilé.

Lorsque la ville s'éloigna, il enfonça son pied sur l'accélérateur. Dix-sept kilomètres. Dix-sept kilomètres, c'était à la fois peu et interminable. Un panneau annonçait la proximité du camp de concentration et la bouche de Draco s'assécha. La peur se liquéfia dans ses veines et il dut serrer encore davantage ses mains autour du volant. Ses articulations blanchirent et il bloqua sa respiration comme pour ne pas sentir l'odeur du sang, l'odeur de la mort, l'odeur de l'effroi. Il roulait sur les routes irrégulières et plus entretenues depuis des mois, voire des années, l'Allemagne préférant sacrifier le budget de l'État a plus primordial que cela. Il roulait vite.

Enfin, au terme d'une petite éternité, il distingua la silhouette sinistre de Dachau. Un grand complexe habité par la mort et desservi par un train qui entassait des dizaines et des dizaines de malheureux. Un frisson parcourut le bras pourtant recouvert du tissu fin de sa chemise et il s'imagina, ne serait-ce qu'un bref instant, l'horreur qui hantait ces lieux. Draco ralentit comme pris de lâcheté. Il n'était pas certain d'être prêt à regarder en face à ce que sa nation avait entrepris et qui demeurerait encore longtemps dans son Histoire comme dans celle de toute l'Europe.

Devant le portail principal, évidemment fermé à pareille heure de la nuit, une inscription, Arbeit Macht Frei. Le travail rend libre. Draco en vint à se demander s'il s'agissait d'une touche d'humour déplacée ou d'une cruauté allemande à son apogée. Des tours de garde bordent l'ensemble du camp et Draco en connaissait les chiffres. Trente-quatre baraques accueillaient les prisonniers et si chacune de ces baraques devaient accueillir à peine plus de deux cents prisonniers, ceux-ci s'entassaient en bien plus grands nombres à ce stade de l'Histoire du camp. D'autres données affluèrent et le blond s'efforça de les faire taire d'un battement de cils tourmenté. Il se sentait démuni face à ce portail en ferraille fermé et sortit avec précaution de sa voiture. Le silence qui régnait à l'extérieur avait quelque chose de singulièrement dérangeant.

Il demeura immobile près d'une minute avant qu'une voix le somme dans sa langue natale :

— Hé ! Qu'est-ce que tu fous ici ?

Draco remarqua une silhouette perchée en haut de la tour de garde. Un des gardiens, sans nul doute, un SS ou un simple homme assigné à la tâche de surveillance, ni passionnante ni bien glorieuse. Comment pouvait-on vivre avec une telle ignominie chaque jour, juste sous son nez ? De la même manière qu'il avait vécu en pleine connaissance de l'existence de ces camps, Draco le présumait en tout cas. Ses lèvres restèrent scellées et il ne parvint pas à articuler la moindre syllabe. L'autre le héla, plus fort :

— Donne ton nom avant que j'te fasse retourner d'où tu viens en vitesse !

Draco eut comme un électrochoc.

Harry ! Il ne fallait surtout pas qu'il s'égare, qu'il perde possession de ses moyens. La vie de son amant était en jeu et après la disparition subite de son parrain, il ne pourrait supporter qu'on lui ôte une autre part intime de lui-même. D'une voix faible, il ânonna :

— Malfoy.

Le gardien, dont Draco n'apercevait pas les traits avec précision, sourcilla sans toutefois quitter l'endroit où il était posté. La détermination, issue de nulle part et de tout ce qui le gorgeait en cet instant incertain, il déclara, d'un ton digne de celui qu'il convenait d'employer :

— Draco Malfoy, mon nom devrait suffire à taire vos prétentions.

— Vous... Est-ce que vous venez pour une visite des lieux ? Une inspection peut-être ? réagit le gardien, qui n'ignorait pas l'influence de cette richissime famille.

— Je viens au nom de mon père et, si vous le voulez bien, j'apprécierais de ne pas demeurer sur le pas de la porte toute la nuit.

Le mépris pour endormir la douleur. Le mépris pour endormir la méfiance, surtout. Une arme redoutable que Draco avait appris à manier dès le plus jeune âge. Retrouver ce masque, le coller à ses traits jusqu'à ce qu'ils se confondent avec les siens, lui fit un bien qu'il ne soupçonnait pas. Il eut le sentiment de se former une carapace entre lui et la douleur, une césure, une frontière. Il n'existait plus de Draco vulnérable, seulement un Draco rempli de mépris, de condescendance et de cette pénible raillerie. Le Draco qu'il était et celui que son père aurait aimé avoir. Y songer lui fit l'effet d'un coup de poignard et il se demanda si la douleur pouvait être comparée à celle ressentie par son parrain au moment de mourir. En un clin d'œil, il recouvra son rôle, le menton haut, les lèvres pincées et le regard calculateur. L'homme duquel Harry l'avait sauvé.

— O-Oui, bien sûr, tout de suite, Monsieur Malfoy.

La satisfaction ne put s'épanouir que déjà la silhouette empressée et honteuse de cet homme petit et replet s'imposa à sa vue. Il ouvrit le portail et Dachau s'imposa toute entière au regard de Draco. Même plongé dans l'obscurité nocturne, le camp avait des allures terrifiantes, comme si les murs s'étaient imprégnés de la douleur des prisonniers, de leurs suppliques, de leur peur dévorante. Ce lieu possédait une âme, une essence que chaque détenu avait contribué à nourrir et cette aura demeurerait captive de Dachau encore longtemps après sa chute.

— Le commandant dort à cette heure, mais si c'est urgent, je peux peut-être le réveiller, avança le gardien qui tentait en vain de réparer son erreur monumentale de jugement.

— Non, ce ne sera pas la peine.

Draco ne comptait pas se trahir. Il se montrait inflexible, exigeant, peut-être cruel, avec la certitude de ne jamais l'être autant que ces hommes et ses femmes qui côtoyaient l'horreur sans lever le petit doigt pour y mettre un terme. La fraîcheur nocturne traversa le blond et, une fois encore, ce fut comme si Dachau lui murmurait l'un de ces innombrables secrets, le nom de ces soviétiques, de ces juifs, de ces tsiganes et de ces homosexuels, de toutes ces vies prises en vain. Draco manqua de défaillir.

— Vous avez un prisonnier ici du nom d'Harry Potter.

— C'est... bien possible, mais nous accueillons un nombre important de détenus ici, je ne peux pas les connaître tous.

Accueillir... Quel terme élégant pour signifier l'enfermement, la torture, l'affamement et le travail forcé des malheureux captifs ici, prisonniers de l'horreur ! Draco serra les dents. Peut-être qu'il avait été une période où tout cela ne l'aurait pas interpellé et, quelque part, il aurait dû comprendre mieux que personne cet aveuglement, cet endoctrinement, mais cette période était depuis longtemps révolue. Il aurait aimé pouvoir faire quelque chose pour les sauver, n'importe quoi qui puisse améliorer ce quotidien qui les menait vers une mort certaine.

— Nous pourrions peut-être attendre demain, poursuivit le gardien.

— Hors de question, je regrette, mais cela ne peut pas attendre.

Il parut hésiter. Le ton sans appel de Draco avait de quoi décontenancer n'importe quel homme normalement constitué, mais à ce jeu, l'autre pourrait bien perdre son emploi. Captant cet instant de flottement, le blond insista :

— J'aimerais ne pas y consacrer toute la nuit et ne pas avoir à relever votre incompétence auprès de votre supérieur.

— Vous n'aurez pas à le faire, balbutia l'homme, ouvrant malgré lui la voie à ce puissant inconnu.

— Cela serait préférable, en effet.

Ils traversèrent une vaste cour que Draco se retint d'observer plus en détails, comme s'il craignait d'y découvrir un détail glaçant. La brise le glaça jusqu'à l'os et il s'imagina le calvaire de ces hommes, femmes, enfants en plein hiver, alors que les températures descendaient dans les négatives. Ils parvinrent à une porte plus modeste enfoncée dans la brique et le gardien s'y engouffra prestement. Son interlocuteur, qui jouait son rôle à la perfection, détailla brièvement les pierres nues, la décoration minimaliste, les quelques meubles remplies d'une paperasse mal triée, le bureau recouvert par les documents noircis d'informations. L'individu dont Draco ignorait jusqu'à le nom se pencha pour examiner ses registres. Il s'arma de ses lunettes, un accessoire qui ne remplit pas l'exploit de le faire paraître intelligent et étudia les noms, les colonnes, les informations triées, fidèles à l'ordre maniaque des nazis.

— Un peu de ménage ne serait pas excessif, signala Draco, plus pour se changer les idées que par réel intérêt.

Le gardien lui répondit par une affirmative à la fois gênée et distante. Intérieurement et dans le plus grand des secrets, l'aristocrate allemand nourrissait une peur maladive, viscérale. Et si, dans les instants qui suivraient, on lui annonçait qu'Harry avait trouvé la mort depuis des semaines ? Ou pire, si on lui déclarait qu'il venait tout juste de décéder ?

— Je l'ai.

Draco retint son souffle jusqu'à ce que l'homme lui indique quelle baraque accueillait son amant depuis son arrivée. Il n'en fallut pas davantage. Le jeune allemand tourna les talons et se replongea corps et âme dans la nuit fraîche de ce mois d'août. Derrière lui, il pouvait percevoir les échos des exclamations du gardien. Qu'importait que son comportement ne soit pas en accord avec le personnage qu'il lui fallait jouer ! Harry n'était pas mort, il vivait toujours et il brûlait de le retrouver. Il parcourut les quelques dizaines de mètres à grandes foulées, traversa un couloir à l'hygiène plus que douteuse et, enfin, les doigts enroulées autour de la clenche, il s'immobilisa. Le contact parut le brûler et il finit par abaisser la poignée et par laisser apparaître ce que renfermait la porte close.

La pièce contenait des dizaines de lits superposés où s'entassaient des corps d'une maigreur souvent extrême. Sous leurs habits rapiécés, les os saillaient, ceux des hanches, du bassin, des bras, des côtes, des clavicules. Tous les os. Il distinguait sans mal chez certains et malgré la pénombre dévorante, l'entièreté de leur squelette. Ils ne semblaient même plus vivre, gémissant dans leur sommeil, perdus entre la cruauté des songes et l'inacceptable réalité. La plupart était couvert de plaies diverses, des plaies aux pieds, aux mains, des plaies que le travail leur infligeait ou que les maltraitances laissaient sur leurs êtres décharnées. Ils souffraient tous de la faim, de la soif, de la maladie, des heures les plus sombres de l'humanité, leurs êtres en formaient la preuve indicible. L'odeur était nauséabonde, infecte et même l'obscurité ne parvenait pas à cacher les horreurs de l'existence de ces détenus. Draco ne faisait face qu'à un maigre aperçu, mais la nausée le prit. Il vacilla, submergé par ce qui semblait représenter l'enfer sur cette Terre.

— Monsieur Malfoy, on peut dire que vous soignez vos entrées.

Lentement, l'interpellé se retourna sur l'homme qui venait de le héler d'une voix étonnamment cordiale. Draco reconnut ce profil caractéristique, cet air de chien enragé et ces cheveux sombres. Il s'agissait de Martin Weiss, le commandant de Dachau depuis plus d'un an et officier nazi. Ce ton doucereux sonnait faux et le blond le savait hypocrite. Le mépris qu'il ressentit pour cet homme n'aurait pu être plus grand, et pourtant, il lui fallut le saluer.

— Navré de n'avoir pu prévenir de ma venue, articula Draco, d'une voix qu'il espéra assurée.

— Une arrivée remarquée au beau milieu de la nuit, souligna Weiss, agrémentant ses dires d'un sourire de requin.

Déjà, l'aristocrate allemand se désintéressait de cette figure perfide. Il tenta de reconnaître, parmi ces dizaines et ces dizaines de visages endormis, dont certains se tiraient des bras de Morphée, alertés par la lampe que le commandant braquait sur eux, celui de son amant. Il cherchait frénétiquement, comme si chaque minute comptait à nouveau et risquait de condamner cette vie innocente, cette vie si fragile, si vulnérable. Il ne réalisait pas à quel point son geste était porté par une spontanéité qui ne pouvait que le condamner. Il croisa le regard d'un des détenus, un homme sans âge et au crâne nu, une œillade qui lui retourna les entrailles tant elle fut saturée d'un désespoir à vif, d'une complainte dépouillée de toute fierté. L'intensité de ce contact visuel faillit lui arracher des sanglots amers. Son cœur était tellement douloureux qu'il crut que l'organe allait s'échapper par la bouche. Comment oublier ? Comment oublier pareil regard ?

— Harry Potter ne se trouve pas ici, nous l'avons changé de baraque il y a deux jours.

— Pour quelle raison ?

— Comme vous pouvez le constater, cette baraque est surpeuplée et...

— Elles le sont toutes.

— Certaines plus que d'autres.

À quoi rimait cette discussion ? Les mots sonnaient creux dans la bouche de Draco. Il craignait à présent de retrouver Harry dans un état similaire, de ne découvrir qu'un squelette au regard hanté par des secrets qui jamais, jamais ne franchiraient le seuil de sa bouche brisée d'avoir trop hurlé. Il craignait de ne pas parvenir à quitter les lieux sans se trahir, de ne pas réussir à les quitter tout court sans injurier le monstre qui dirigeait ce camp de la mort. Weiss laissait couler son regard sombre sur ces silhouettes indiscernables d'os, d'os et d'os encore, sans même tressaillir.

— J'ai envoyé Heisele vous ramener le détenu que vous cherchez.

— C'est aimable à vous, acquiesça Draco, à la fois sans conviction et brûlant d'une impatience qu'il réfrénait avec peine.

— Suivez-moi, c'est endroit n'est pas fait pour vous. Mon bureau est un lieu bien plus approprié pour nous entretenir au sujet de votre visite inattendue. Voulez-vous ?

— Non !

Le commandant fronça les sourcils. Non ? Il n'avait pas pour habitude qu'on lui tienne tête et surtout pas que l'individu qui le contredise soit un jeune premier, un gamin gâté qui recourait au nom de son paternel pour se tirer de n'importe quelle situation. Fils d'un homme puissant et influent ou pas, Weiss n'hésiterait pas à le mettre à la porte du camp s'il décelait quoi que ce soit qui irait à l'encontre de sa pensée dure, sienne, intouchable et profondément injuste et inhumaine. Draco réalisa alors qu'il y avait pire que celui qui avait incarné son démon personnelle, Théodore Nott. Il réalisait que celui-ci n'avait pas été pire qu'un autre.

Draco sentit la situation se compromettre et il laissa son regard s'égarer une dernière fois sur les couches misérables sur lesquelles les hommes se pressaient comme des animaux. On leur avait volé jusqu'à leur dignité, jusqu'à leur humanité. Ces réflexions ne le quitteront plus jamais et, quoi qu'il fasse, il lui sera impossible de les enfermer dans un recoin de son esprit. Ces images aussi, elles le hanteraient pour toujours.

Draco ajouta, d'un ton qu'il espéra lavé de toute émotion :

— J'aimerais le voir d'abord.


Il me semble bien avoir oublié de poster la semaine dernière. Je me rattrape aujourd'hui avec une longue, vraiment très longue, première partie de chapitre. C'est principalement une erreur de découpage de ma part et plutôt que revoir toute l'organisation de mes chapitres (j'avais deux chapitres 50, oui, il m'arrive d'être vraiment bête), j'ai intégré le deuxième chapitre 50 au premier, d'où ce chapitre qui doit faire bien 9 000 mots (les autres en font la moitié...). Désolée pour ce petit problème technique. 

Sinon, on approche à grands pas des retrouvailles entre Draco et Harry. Petit passage dans les camps, j'espère sincèrement n'avoir choqué personne. Ce sont des moments durs, mais je dépeins ce qui était la réalité des camps avec autant de réalisme possible. Oui, c'était ignoble, inhumain, infâme, et on se demande comment l'Homme a pu faire subir de telles atrocités à nos semblables. C'est glaçant, à écrire aussi, d'ailleurs. Cette période est fascinante, mais je pense qu'on ne saura jamais tout sur ce qu'il s'est réellement produit. Ma fanfiction est aussi un hommage pour les victimes de cette guerre, de toutes les guerres. Les victimes de l'humanité. 

Sur une note plus joyeuse, je vais probablement commencer demain mon troisième Drarry et on me murmure dans l'oreillette que la fanfiction a déjà un titre. Vous en saurez plus très bientôt si vous souhaitez poursuivre l'aventure à mes côtés. 

J'espère que vous n'avez pas abusé des chocolats de Pâques et je vous souhaite un bon début de semaine !

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