45.2

Strasbourg, 13 août 1943.

Draco fumait.

Draco laissait la cigarette se consumer entre ses doigts. La fumée qui s'en échappait alourdissait encore plus la chaleur de l'air. Strasbourg avait subi un violent orage quelques jours auparavant, des pluies torrentielles qui avaient suivi de nouveaux bombardements. Le soleil avait signé son retour peu après, asséchant les flaques, mais incapable de réparer les vies brisées à jamais. La guerre ne cessait pas.

Draco avait fini par croire qu'elle ne finirait jamais. Le IIIe Reich devait durer mille ans. Mille ans de guerre.

Il avait oublié où allait son allégeance. Sa conscience penchait vers la Résistance à laquelle il n'avait jamais vraiment pris par tandis que la rudesse de son éducation penchait en faveur des nazis. Il était l'éternel pantin perdu, attiré par deux lumières trop aveuglantes pour lui et qu'il ne saurait jamais atteindre. Quelle ironie !

Draco porta la cigarette à sa bouche pincée par la tourmente et il en aspira une lente bouffée. Cela ne le soulagea pas. L'angoisse s'infiltrait dans ses poumons, inexorablement.

Au commissariat, chacun suivait assidument les nouvelles de la guerre, principalement les nouvelles qui leur provenaient du Front Est. Ce foyer d'horreurs humaines n'était pas le seul, il en existait plusieurs autres, en Afrique ou dans le Pacifique, la mort y prenait des visages différents, mais demeurait identique. Combien d'hommes tomberaient au terme de cette guerre sans fin ? Parfois, Draco s'imaginait le résultat d'une telle infamie. Des millions et des millions de vies prises, civiles et militaires, hommes, femmes et enfants confondus. La guerre ne possédait pas le moindre scrupule et la mort se moquait du visage, du sexe et de l'âge de ses malheureuses victimes.

Les batailles s'enchaînaient sur les milliers de kilomètres du Front Est. Les hommes y crevaient par le froid ou sous le feu ennemi. Le Reich avait rapidement manqué de soldats et avait compté sur les Alsaciens. Les Malgré-nous, des misérables qui mouraient sans même savoir pourquoi. Savait-on pourquoi on meurt ?

Draco exhala une nouvelle bouffée. Il se sentait d'humeur philosophe, d'humeur à penser. La mort qui l'entourait, pourtant lointaine, l'y poussait. Il se ravisa. En temps de guerre, la mort n'était jamais lointaine. Jamais. Parfois, il avait envie de se cacher dans un trou, de s'enterrer vivant et de ressortir qu'une fois ces massacres achevées. Il était certain qu'avec ce conflit l'humanité avait atteint un seuil de cruauté. Jamais l'Homme n'avait été aussi ingénieux dans l'art de tuer.

Draco était installé sur les marches de sa demeure. Il s'y était senti chez lui, mais l'impression s'était envolée à l'instant où Harry avait disparu. Blaise et lui, dans leur absence, formaient un vide que rien ne saurait combler. Et si cela devenait permanent ? Il réalisait à quel point il avait sous-estimé l'importance de ses deux hommes à ses côtés. On ne regrettait jamais tant un être que lorsqu'il s'évanouissait.

— Je t'ai déjà que ces saletés finiront par te tuer ?

Il ne prit même pas la peine de se retourner pour faire face à son interlocutrice. Il tira à nouveau sur sa cigarette, par simple esprit de provocation.

— Il faut bien mourir d'une manière. Je préfère la manière lente, je laisse ma mort à ces saloperies.

— Ton langage, Draco, pesta Hermione, toujours dans son dos.

— Ta gueule, Granger.

Il n'eut pas la chance d'admirer sa moue offusquée et, à vrai dire, il s'en moquait éperdument. Elle s'installa à ses côtés, déroba la cigarette avant de l'écraser par terre et de déclarer :

— Plus les jours passent, plus tu es exécrable.

— Je suis chez moi, Granger.

— Je m'occupe de ton chez toi, Malfoy, grinça l'Alsacienne. J'ai même accepté de jouer les parfaites femmes de ménage pour toi, alors tu vas me faire le plaisir de...

— Bon, écoute, je n'ai pas envie de parler, c'est clair ?

La voix de Draco manquait de mordant, Hermione le remarqua trop tard. Il y avait même une certaine lassitude dans le timbre de sa voix et elle s'en voulut. Cet homme cachait sa peine et sa peur derrière des propos déplacés. Il était d'ordinaire correct, rarement vulgaire, il dérapait uniquement lorsqu'une situation exigeait de lui des émotions négatives.

— Tu as peur ? demanda-t-elle, d'une voix douce et après un long silence.

— De quoi devrais-je avoir peur ?

Hermione secoua la tête. Il ne lui facilitait jamais la tâche.

— Moi, j'ai peur.

— Bien un truc de femmes, la peur ! ricana Draco.

Elle lui asséna une claque sur le sommet du crâne. Rien de bien violent, juste pour lui remettre les idées en place. Elle ne voulait pas le laisser seul, bien qu'il mérite qu'elle le laisse à sa tourmente.

— Tu es imbuvable.

Draco haussa les épaules, hésitant à rallumer une cigarette. C'était bête, cette manie de pousser autrui à enrager rien que pour oublier momentanément son flot de pensées. Il passa une main tremblante dans ses cheveux avant de quitter son rôle :

— Mon père a dû me contacter deux fois depuis ce matin.

Et il était seulement midi. Un homme aussi important et aussi occupé que Lucius prenait rarement la peine d'appeler les autres. Ils venaient à lui, à la rigueur, ou ils le contactaient pour se retrouver à discuter avec sa charmante secrétaire.

— Il sait que tu seras là, demain ?

— Oui, mais Pansy n'a pas de nouvelles depuis qu'elle est partie. J'imagine facilement à quel point elle doit lui rabattre les oreilles.

— Tu es injuste avec elle, le morigéna Hermione.

— Je n'ai jamais voulu l'épouser, contra Draco, d'une voix inflexible.

— Et elle n'a jamais voulu d'un mari qui la néglige !

Jamais l'Alsacienne n'aurait cru prendre un jour la défense de cette femme qui la méprisait. Durant son séjour à Strasbourg, Pansy avait été insupportable, perpétuellement sur son dos à la reprendre, à critiquer sa lessive, les repas, la vaisselle. Pour une dame qui n'avait probablement jamais participé aux tâches ménagères, les remarques étaient d'autant plus idiotes. Hermione avait manqué d'imprimer l'empreinte de sa main une bonne dizaine de fois. Elle s'en rappela avec un sourire.

— Elle ne posera pas de problème, demain ? s'enquit-elle, consciente que la conversation s'apprêtait à basculer une nouvelle fois vers une inévitable dispute.

— J'y veillerai.

Leur rôle à chacun avait été décidé et toutes les modalités étaient connues. Draco ne commettrait aucune erreur, il se le jura dans un silence modéré. Pourtant, Hermione craignait que la haine soit plus forte que sa résolution. Et si cette émotion qui mûrissait en son sein était plus forte encore que sa volonté d'accomplir le plan sans accroc ?

— J'ai peur, finit-il par avouer, si bas que sa voix se mêla au silence.

Hermione déglutit. Voilà qui était inespéré de la part de Draco. L'Allemand avait le dos vouté par les tracas. La guerre ne laissait personne indemne, pas même les fils bien nés comme lui. Ses cheveux presque blancs et ses traits harmonieux ne caractérisaient pas un bonheur parfait, bien loin de là.

— J'ai peur qu'ils soient déjà morts et que nous arrivions trop tard. Qu'il se soit débarrassé d'eux le jour où il les a enlevés. Il en est capable, j'ai vu qu'il en était capable.

— Ils sont en vie, Draco, dit l'Alsacienne, insistant sur chaque parole comme pour s'en persuader elle-même.

— S'il les a tués, alors je le tuerai.

— Tu ne vaudrais pas mieux que lui.

— Nous sommes en guerre et la guerre tue.

— La guerre, oui, mais pas toi.

Draco secoua la tête. L'idée de perdre Harry lui était insupportable. Cet homme l'avait changé, il aimait comme il n'avait jamais aimé. Son absence lui avait soufflé cette révélation à l'oreille. Une révélation absurde qui l'avait tenaillé des nuits entières. Il refusait de voir Harry mourir avant de pouvoir le lui avouer, avec autant de tendresse qu'un Malfoy était capable de donner. Un poids qui s'était installé au creux de son estomac et qui grandissait jusqu'à rendre chaque mouvement douloureux. La maladie d'amour, le poison d'aimer.

— Ne me force pas à te le promettre.

— Je te demande juste de remplir ta part sans étancher ta soif de sang. La guerre prend assez de vies pour ne pas que tu en rajoutes.

— Et si nous ne revenons pas, aucun de nous ? J'y pense depuis des jours.

Draco lui parut vulnérable, tout à coup, même avec cette agressivité dans la voix et cette tension dans tout le corps. Il refusait de l'admettre lorsqu'Hermione passa une main dans son dos pour le réconforter. Il ouvrit la bouche, prêt à protester, peut-être même à la railler du plus haut de son mépris, mais il se ravisa. Il ferma les yeux une seconde seulement, une seconde suffisante pour qu'il reprenne ses esprits. Il ne se déroba pas, mais une lucidité s'additionna à la lueur mélancolique qui chargeait son regard tempétueux.

— Je préfère ne pas y penser, déclara Hermione.

Qui croyait-elle duper ? Elle était bien incapable de cesser de réfléchir. Une fonction aussi vitale que respirer, elle ne pouvait pas avoir oublié d'y songer. Cela hantait ses pensées et elle mentait comme il lui avait menti. Un sourire désabusé franchit les lèvres de Draco.

— Tu mens mal.

— Je sais, j'essaie de m'en persuader.

Hermione se sentit tout à coup bien égoïste de prier autant pour sauver deux vies. Que valaient-elles en comparaison à toutes celles que la guerre avait prises ? Bien peu de choses. Pourtant, elle ne parvenait pas à s'en blâmer. Le plan de Severus possédait des failles et Hermione avait réfléchi à chacune d'entre elles. Le risque existerait toujours, quoi qu'elle fasse.

— Que feras-tu si tu retrouves Harry ?

Draco fut troublé par la question, avant d'esquisser un léger sourire qu'Hermione captura :

— Je veux dire... Je ne te demande pas de détails...

— Je ne te demande pas ce que toi tu comptes faire, releva le blond.

L'Alsacienne s'empourpra et l'autre décréta qu'elle l'avait bien cherchée. Cette conversation avait des allures d'irréelle. Draco avait l'impression de ne plus avoir dormi depuis des semaines tant il était épuisé et la fatigue ralentissait l'activité de ses neurones et exaltait les émotions. Des émotions qu'il avait appris, dès l'enfance, à taire quoi qu'il lui en coûte.

— Je ne sais pas. Tout ce que je n'ai pas pu lui dire avant, j'imagine.

Hermione acquiesça. Officiellement, elle aimait un mort. Un homme décédé il y avait déjà plusieurs années, un fantôme venu la hanter. Pourtant, Blaise était bien vivant, du moins elle l'espérait encore. Leurs secrets mis à nus, ceux que la guerre avait rendus nécessaires, leurs vies à tous ne tenaient qu'à un fil. Elle comme Draco savaient qu'en sauvant Blaise et Harry, ils ne s'accordaient qu'un répit supplémentaire. L'aristocrate allemand ne pouvait passer sa vie à fuir son épouse, à mentir à ses géniteurs et à prier pour que la vie se déroule sans accroc.

— Que feras-tu lorsque la guerre sera finie ? demanda-t-elle, observant du coin de l'œil la crispation presque indétectable qui s'empara du visage de l'homme.

— Tout dépend qui vaincra qui.

— Qui espérais-tu voir gagner ?

— C'est là tout le problème. Je ne sais pas. Je n'en ai pas la moindre idée.

En un regard, Hermione sut que Draco était sincère. Comment pouvait-on se perdre à une telle extrémité ? Elle le plaignit en silence, sa main toujours égarée sur son dos. Elle la retira avant de prendre celle de son aîné dans la sienne en signe de réconfort. Cet homme meurtri qui cachait si précieusement ses sentiments l'émouvait parfois, lorsqu'il se débarrassait de sa méchanceté et de son masque. Nu, il devenait un autre homme et Hermione prit conscience d'à quel point il avait changé depuis leur première rencontre. Cela lui paraissait si lointain, alors que la guerre commençait seulement. Une petite éternité.

— Je me contente d'espérer qu'elle s'arrête, quelque soit le vainqueur.

Pourtant, son sort dépendait bien de l'issu du conflit. Comment réagiraient les alliés en libérant Strasbourg face à un Allemand, d'aussi bonne volonté soit-il ? Il n'était pas difficile de le comprendre. L'ancien Draco n'aurait jamais souhaité un dénouement semblable à celui-ci, trop obnubilé par son propre sort. Hermione sourit doucement dans le vent chaud de l'été :

— Tu as changé, Draco.


Petite conversation entre deux personnages qui ne pouvaient pas vraiment s'encadrer (petit souvenir des années où je shippais très fort le Dramione). C'est la dernière ligne droite pour eux !

Je vous souhaite une agréable semaine. 

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