33.1

Munich, 30 avril 1943.

- Draco, que fais-tu encore debout à une pareille heure ?

Le jeune aristocrate ne put contenir le sursaut qui l'ébranla. Il avait fui l'intimité dérangeante de sa chambre au beau milieu de la nuit et chaque bruit plus haut que le silence lui insufflait une peur mesurée. Il s'était retourné brusquement en direction de Narcissa Malfoy. Sa mère se tenait à quelques pas de lui, entre les rayons de livres de la bibliothèque familiale. Un plaisir que la femme avait refusé de se voir dépossédé, même lorsqu'Hitler avait ordonné de brûler de tels ouvrages. Du temps des autodafés.

- Mère, murmura-t-il, alors que son cœur recouvrait un rythme moins précipité.

- Navrée de t'avoir effrayé.

Elle s'assit aux côtés de son fils, déposant la lampe à huile qu'elle avait emportée dans son périple nocturne. Simplement vêtue d'une robe de chambre, elle en resserra les pans autour de sa silhouette gracile afin de se protéger de la fraîcheur de ce mois d'avril.

Draco, plusieurs ouvrages ouverts devant lui, de la paperasse éparpillée au centre, et une plume à la main, considérait sa génitrice avec une pointe d'incompréhension judicieusement maîtrisée. Chez les Malfoy, ce type d'inquiétude et d'attention ne figuraient pas parmi les habitudes du quotidien.

- Il est presque trois heures du matin, Draco, le sermonna Narcissa, un brin sévère.

- Je n'arrivais pas à trouver le sommeil.

- Il semblerait que cela ne soit pas un cas isolé, lui fit remarquer sa mère, sur le même ton.

Cette fois, le blond déposa sa plume et rassembla quelques feuilles noircies d'encre exposées sur la table. L'atmosphère de la bibliothèque était propice au labeur, même nocturne, et la tombée du jour conférait une aura singulière à ces lieux. Il savait cependant que Narcissa ne le quitterait pas de sitôt. Du moins, pas avant d'avoir obtenu les informations qu'elle était venue chercher. Comme un enfant pris en faute, le jeune adulte s'apprêtait à se plier à ce jeu de la mère et de son fils, un jeu sordide que sa génitrice menait d'une main de maître.

- Pansy m'a fait part de ses inquiétudes à ton sujet.

- Oui, bien-sûr... murmura alors Draco, comprenant dès lors là où cette conversation les enverrait.

- Tu ne nies pas, releva l'autre, à laquelle rien n'échappait vraiment.

- Non, je n'en verrais pas l'intérêt. Pansy n'est pas le genre de femme à cacher sa désapprobation.

- Tu sais donc ce qu'elle te reproche.

- Bien des choses, soupira l'Allemand, son regard suivant sensiblement celui, inquisiteur, de la femme. Mais, en particulier, le fait de ne pas lui porter suffisamment d'attention. Pansy peut se montrer très... possessive, même envers mes obligations.

Le ton désinvolte de Draco ne trompa en aucun cas son interlocutrice. Celle-ci fit la moue. Elle n'était pas sans connaître le comportement parfois excessif de la jeune bourgeoise, et se conservait à un souvenir très net de ses caprices d'autrefois, en particulier ceux concernant son fils, et le mariage qu'elle envisageait. Un mariage qui avait bien vite déçu les espoirs ambitieux de Pansy. Ils étaient mari et femme depuis un an, et l'échec de cette union ne faisait pas un pli. Si les deux époux continuaient de faire bonne figure en public, les disputes se répétaient et les moments de complicité disparaissaient du quotidien. Draco peinait à honorer sa femme et ne partageait sa couche que tard dans la nuit, le sommeil perturbé par de récurrentes insomnies. C'était sans compter sur les absences répétées du blond au dîner, et les journées chargées de travail. Rien ne fonctionnait à l'image de ce qu'avait rêvé la richissime mademoiselle Parkinson.

- Elle m'en a touché un mot il y a quelques jours. Elle m'a également demandé comment retrouver tes faveurs. J'avoue n'avoir pas su quoi lui répondre, ajouta Narcissa, guettant chaque réaction de sa progéniture.

Draco garda le silence. Comment pourrait-elle le satisfaire pleinement ? En dehors de son caractère égoïste et superficiel, le problème prenait une dimension purement physique. Pansy n'était pas un homme, elle ne disposait pas des attributs convoités et le corps qui était le sien ne pouvait être désiré de Draco. Mais, surtout, Pansy n'était pas lui.

- Je pars bientôt pour Strasbourg, répondit simplement le jeune homme, comme si cette simple affirmation suffisait à combler les interrogations de l'autre.

- J'imagine que ton départ ne va pas arranger les choses.

- Elle serait capable de supplier père pour être du voyage, soupira Draco, un soupçon de dédain dans la voix.

Les mains posées sur le bord de la table, Narcissa jeta un œil à ses ongles parfaitement limés. Elle tentait, en vain, de ravaler le malaise qui l'envahissait. Un malaise maternel entièrement tourné vers le fruit de ses entrailles, la chair de sa chair. Elle lutta de longues secondes contre ce trouble tandis que son fils l'interrogeait, intrigué par ce comportement pour le moins inhabituel :

- Mère, qu'y a-t-il ?

- Tu... Tu n'es pas heureux, n'est-ce pas ? finit-elle par articuler, péniblement.

Draco fut pris de court et un éclat de panique s'invita dans ses prunelles. Il déglutit sous le regard hésitant, mais quasi impérial de sa génitrice. Il se perdit dans les méandres de ses réflexions. Narcissa n'était pas dupe, lui mentir paraissait donc hors de considération. Mais à quel prix avouer la tourmente qui était la sienne ?

- C'est à cause de ce « Harry » ? demanda-t-elle, encore, de ce ton maternel qui le seyait si bien.

- Non, répondit-il, la gorge nouée. Non, c'est à cause de moi.

Draco hésitait encore. S'il devait conter le récit de ce qu'il s'était produit près de trois ans et demi plus tôt, il lui faudrait se prêter au jeu sans demi-mesure. Etait-il vraiment prêt à avouer le mal qui le rongeait depuis ? Ce mal qu'il avait repoussé en vain et qui lui imposait de pénibles insomnies ? Cette douleur intenable qui le prenait, féroce et perfide, et que rien ne saurait endiguer ? Soudain, l'Allemand se sentit redevenir l'enfant impressionnable et peureux d'autrefois. Le gamin d'une lâcheté affligeante qui courait se cacher dans les jupons de sa mère lorsqu'un danger se présentait. Il se sentit tout aussi démuni qu'à cette époque pourtant insouciante.

- Que s'est-il passé ?

Un silence épais suivit cette nouvelle interrogation. Narcissa prit les mains de son fils entre les siennes dans un geste maternel et protecteur. Elle l'encouragea à se confier, torturée à l'idée que sa progéniture puisse souffrir sans qu'elle en connaissance la cause.

- J'ai menti à père, commença Draco, de cette voix étranglée qu'il se haït d'arborer. Et je vous ai forcé à lui mentir.

Comme si ces paroles débloquaient en lui tout ce qu'il n'avait su lui avouer, il ne put endiguer le flot d'explications qui jaillit de ses lèvres. Libéré de toute entrave, l'objet de sa tourmente coulait sans croiser le moindre obstacle. Sa mère prêtait une oreille attentive et ne l'interrompit pas une seule fois. Il lui conta l'exacte vérité, n'émettant des réserves qu'au sujet de la relation qu'il entretenait avec Harry. Cette discrétion pudique n'échappa pourtant pas à Narcissa qui, une fois le calme revenu, s'empressa de s'enquérir :

- Harry, ce n'est pas simplement un homme dont tu as eu pitié, n'est-ce pas ?

- Rien ne vous échappe, renifla sensiblement Draco, chassant les larmes traîtresses qui lui montaient aux yeux.

- Lucius t'a élevé à ne faire preuve de pitié à l'égard de quiconque. Il te l'a inculqué comme seule morale. C'était sans doute des chimères, mais je sais que tu n'aurais pas trahi notre honneur pour un simple inconnu.

- Je... Je ne pouvais pas vous le dire, à vous ou à père. C'est... mal.

Incapable de lutter plus longtemps, d'interminables mois de souffrance se matérialisèrent soudain. Des larmes roulèrent sur ses joues et des sanglots amers ébranlèrent la silhouette de l'aristocrate. Il sentit à peine les bras de sa mère se refermer autour de lui. Une étreinte quasi interdite par le rang, mais que Narcissa s'autorisait, détruite à la seule vue de son fils unique dans un pareil état. Elle lui murmura des paroles de réconfort à l'oreille, le berça même durant de longues minutes. Enfin, lorsque la peine se tarit, ou plutôt lorsque le blond reprit le dessus sur elle, il parvint à murmurer :

- Je suis désolé, mère. Je suis réellement désolé.

Il tremblait encore et Narcissa planta un baiser sur le sommet de son crâne, serrant de toutes ses forces le corps de son enfant. De son précieux enfant. Elle avait le sentiment de retrouver le môme qui pleurait le soir dans sa chambre, qui geignait lorsque Lucius se montrait trop rude, lorsqu'il le corrigeait trop violemment ou même lorsqu'il ne lui témoignait pas suffisamment d'affection.

- Que j'approuve ce que tu ressens pour ce garçon n'a pas d'importance, énonça-t-elle, doucement. Tu es mon fils unique, Draco, alors je soutiendrai chacun de tes choix, même si je ne les partage pas.

L'intéressé ne trouva pas les mots justes pour exprimer l'étendue de sa reconnaissance. Sa mère savait ce que le Reich pensait des invertis, et aussi ce que l'on en faisait. Malgré tout, elle refusait d'en tenir rigueur et d'en blâmer le garçon. Tant de familles avaient dénoncé leur enfant au parti nazi pour motif d'homosexualité, et sa mère lui épargnait ce supplice. Des remerciements se frayèrent un chemin jusqu'à ses lèvres, sans jamais oser en franchir le seuil.

- Personne ne doit savoir, ajouta ensuite Narcissa, écartant son fils pour l'observer sous toutes les coutures, une moue sérieuse imprimée sur son visage fin. Je t'en conjure, fais preuve de discrétion ou ils ne feront preuve d'aucune indulgence.

- Je n'ai jamais... fréquenté d'autres hommes en dehors d'Harry.

Il aurait été si aisé d'interdire Draco de revoir l'objet de ses fantasmes, de l'enfermer à Munich et de convaincre son mari de changer son opinion au sujet de ce retour à Strasbourg. L'idée traversa l'esprit de l'Allemande avant qu'elle ne le chasse, incapable de s'y résoudre. Son fils dépérissait ici, à Munich, et il avait besoin de s'éloigner à nouveau de ce cocon familial devenu un véritable enfer. De s'éloigner de son épouse dont les exigences l'étouffaient.

- Retrouve-le lorsque tu seras de retour à Strasbourg, lâcha-t-elle, du bout des lèvres, mais un sourire dans l'inflexion de la voix.

- Je ne peux pas... Lorsque vous m'avez dit de revenir d'urgence à Munich, je l'ai abandonné sans un mot. Il ne me le pardonnera pas.

- Protège-le au moins, insista Narcissa. S'il est juif, il court de ce fait un grave danger. Le rôle que tu rempliras sera d'une telle importance que tu pourras veiller à ce qu'il reste en vie.

Draco réfléchit un court instant. Il ne trouvait pas en lui le courage d'affronter Harry en face après l'abandon qu'il lui avait fait subir. C'était d'un égoïsme sans fin, et il s'en blâma. Il se promit d'y songer plus tard, lorsque les émotions ne lui imposeraient pas des décisions insensées et regrettables. Il rassembla les documents devant lui en une pile impeccable, ses yeux parcourant rapidement, et à la lueur de la lampe, les registres qui s'y étalaient.

Sur ces longues listes se tenaient les noms des indésirables chassés du sol alsacien et mosellan entre juillet et octobre 1940. Des milliers de noms qui ne lui inspiraient aucune familiarité. Il avait cependant épluché avec attention la liste comprenant les incorporés de force parmi le peuple alsacien. Là encore, il dénombrait quelques milliers de noms. Il avait craint d'y trouver celui d'Harry, qui aurait eu le malheur de retrouver Strasbourg. Ce que les Allemands considéraient comme la dernière étape de la germination avait déjà coûté la vie à tellement d'hommes que Draco aurait été malade à l'idée que son amant ait pu risquer sa peau dans les températures glaciales de l'Est.

Lucius saluait l'engouement et le sérieux de son fils à l'égard de la tâche qu'il lui avait assignée. Il n'imaginait pas que le jeune Malfoy puisse nourrir un intérêt bien moins valeureux que celui de rendre fier son paternel. Comme si Narcissa possédait la faculté de lire dans ses pensées, elle ajouta, debout devant la table, dans la lueur vacillante de la lampe :

- Lucius t'épargne le Front de l'Est, obtenir ta mutation à Strasbourg n'a pas été sans peine. Ne sois pas trop dur envers lui. Il fait de son mieux.

- Il n'a rien à gagner à ce que son fils se fasse tuer par des tarés de soviétiques !

- Ton langage, Draco, la rabroua sa mère, un brin sévèrement.

Draco se mordit l'intérieur de la bouche pour s'imposer le silence. Il ne savait pas si la perspective de ce retour en Alsace le réjouissait ou non. La défaite de la bataille de Stalingrad avait jeté un froid sur la confiance de bien des Allemands, et si personne ne se risquait à exprimer des discours alarmistes, ce premier grand revers avait de quoi attiser les messes-basses. Ces longues années de guerre épuisaient aussi le Reich dont les restrictions se faisaient plus sévères que jamais. Les généraux remettaient en cause les décisions du Führer à demi-mots tandis que Staline pouvait se vanter d'une victoire soviétique quasi miraculeuse malgré le nombre auquel s'élevaient les pertes. Contre cela, même la propagande orchestrée par Joseph Goebbels ne pouvait rien faire.

À Strasbourg, Draco bénéficierait d'un libre-arbitre tel qu'il ne l'avait jamais connu, et d'un pouvoir à en faire pâlir bien des adhérents au parti nazi. Lucius, sans le savoir, lui donnait les clés de la trahison et du déshonneur. Son fils n'imaginait pas encore de quelle manière faire usage de ce don généreux, mais l'idée ne tarderait pas à lui être soufflée.

- Je lui obéirai, promit Draco. Dans les limites de ma conscience.

- Ce n'est pas ce que je te demande, rappliqua Narcissa. Je te supplie simplement de rester en vie.

Une conversation nécessaire avec la bienveillante Narcissa. Je la considère comme une mère qui donnerait sa vie pour préserver celle de son fils, une mère qui n'a pas beaucoup eu le choix, mais qui s'investit néanmoins, autant qu'elle le peut. Que pensez-vous d'elle ?

Oh, et je m'excuse pour l'oubli de la semaine partie. Je n'ai pas d'excuses valables, c'est un simple oubli et j'espère que ce long chapitre compense cette petite erreur :3

Je vous souhaite à tous une bonne rentrée. Bon courage à tous ~

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