29.2

Belfort, 12 octobre 1940.

Draco était attablé dans la cuisine, séparant méthodiquement les morceaux que comptaient sa soupe. À l'exception d'une cuisinière âgée d'une cinquantaine d'années qui ignorait superbement sa présence, occupée à préparer le repas des écoliers avant l'heure de midi, la pièce était déserte. Presque lugubre avec sa peinture décrépie et son ensemble grisâtre, le blond avait décrété dès son arrivée qu'il haïrait cordialement ce lieu.

Tout comme il détestait Ron. Ron qui avait fait irruption peu après son départ de la chambre d'Harry, tout sourire et visiblement détendu. Draco avait croisé sa route alors qu'il rendait visite à son amant, peu avant le souper. Les deux hommes s'étaient considérés avec une animosité évidente alors que le rouquin saluait le rétablissement rapide du juif. Le jeune aristocrate l'avait maudit pour la bêtise de cette remarque et avait quitté prestement la pièce sans une parole pour ce vis-à-vis. Il se souciait peu de l'impression désagréable qu'il avait laissée dans son sillage.

Cette monotonie épuisait Draco. Il avait certes pu apporter son aide à Severus, mais cela ne valait pas une occupation trépidante, un objectif à atteindre ou quoi que ce soit s'y apparentant. Il s'ennuyait une fois encore et seul Harry parvenait à attirer son attention de manière durable. Il semblait être le seul à mériter qu'il s'inquiète pour lui, à l'exception de son cher parrain.

Harry Potter. Si ce garçon lui avait d'abord inspiré un dégoût tout naturel de part son attachement à la France, la religion de sa mère, et son penchant à répondre à tout, toujours, le temps lui avait assuré le contraire. Le médecin dévoué jusqu'à mettre en péril sa propre vie avait fini par lui plaire, aussi improbable ce constat avait-il été. Une découverte qui avait bousculé le blond dans ses certitudes et dans les idéaux inculqués par son père.

Alors qu'il mangeait la nourriture infecte, Draco réalisait qu'il avait laissé cet homme prendre le contrôle de sa vie. Il avait brûlé les documents le concernant à la gendarmerie de Strasbourg, l'avait enjoint de l'accompagner jusqu'ici et lui témoignait bien plus d'importance qu'à n'importe quelle autre personne. Bien-sûr, Harry le méritait amplement. Il avait sauvé sa vie sans hésiter alors qu'ils représentaient presque des ennemis héréditaires. Un sacrifice, ou presque, à l'heure où l'Allemand le traitait à peine comme un être humain. Depuis, en dépit des innombrables disputes, leur relation avait fini par se stabiliser.

Profites-en pour te montrer sincère, il ne sert à rien d'attendre éternellement. Il ne restera pas infiniment à tes côtés.

Draco finit son assiette, avalant les derniers légumes fades et sans goût sans regrets. Il n'avait jamais manqué de quoi que ce soit, mais la guerre lui avait imposé ces repas peu savoureux, si différents de la gastronomie de ses jeunes années à laquelle il était habitué. Les plats concoctés par les cuisiniers du Manoir Malfoy paraissaient bien loin en comparaison, un souvenir exquis. Il ne possédait plus le luxe de savourer ces mets d'exception.

Il était sur le point de se lever pour s'extraire à la vue de la cuisine, peu à son goût, lorsqu'un homme fit irruption dans la pièce. Court sur pattes, il semblait à bout de souffle, la sueur inondant les cheveux collés à son crâne. Draco le reconnut au premier regard : l'incapable employé par Severus. Simple d'esprit, il était bien incapable de jouer les taupes ou de vendre des informations d'une grande valeur. Il balbutia d'ailleurs, planté bêtement en face du jeune aristocrate :

—L-Le directeur voudrait vous voir. C'est... urgent, apparemment.

—Quelle urgence mérite que vous me dérangiez pendant mon repas ? rétorqua Draco, se jouant de l'intelligence limitée de son interlocuteur avec un amusement presque sadique.

—Un appel, Monsieur. Un appel de... de votre mère.

L'Allemand se tendit, tout badinage oublié. Il repoussa son assiette sans songer à la débarrasser dans l'évier. Qu'importe, il y avait plus urgent ! L'homme l'observa sans réagir, sans comprendre ce changement brusque de comportement. Le blond traversa la pièce avant de s'arrêter sur le seuil, et de lancer, derrière son épaule, une douloureuse aigreur dans la voix :

—Dépêchez-vous donc ! N'y avait-il pas urgence ?

L'employé sur ses talons, Draco marcha à grandes enjambées jusqu'au bureau de son parrain. Ils ne croisèrent, par chance, aucun écolier. Ces jeunes qui apprenaient dans un établissement dirigé par un Allemand. Un boche, selon les gens d'ici. De ces hommes que l'on dévisageait sans vergogne, la haine au fond du regard alliée à la peur qu'ils inspiraient. Un boche, il ne fallait pas leur faire confiance et s'en méfier, à tout prix !

Draco pénétra dans l'antre sans même toquer, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine. L'homme qui l'accompagnait resta sagement sur le seuil, considérant avec méfiance le maître des lieux. Celui-ci se redressa lentement et, dans un soupir, suivit le geste de son filleul qui le mena jusqu'à s'asseoir sur le siège. Il trépignait comme un enfant malade d'inquiétude et, tandis que le plus jeune s'apprêtait à se saisir du téléphone sans attendre l'approbation de son aîné, celui-ci interrompit son geste :

—Attends une minute, Draco.

—Je croyais qu'il y avait urgence.

—Ta mère est en attente, rétorqua Severus, sans sourciller.

Les deux hommes échangèrent une longue œillade, cherchant à deviner qui des deux abandonneraient ce duel informulé le premier. Draco finit par abdiquer dans un accès évident de frustration :

—Dis-moi ce qu'il se passe ! exigea-t-il, les bras croisés sur la poitrine, le ton impérieux.

—Non. Je laisse à ta mère le soin de t'expliquer la situation.

—Mais alors... Est-ce qu'elle va bien ?

—Oui, sa vie n'est pas en danger et le problème ne la concerne pas. Tu dois simplement savoir que tu ne dois surtout pas prendre tout ça à la légère.

Excédé, le blond maudit son parrain pour le mystère qu'il entretenait si volontairement. L'employé avait disparu sans un mot, aussi discret que ce que l'on attendait de lui. Les mains tremblantes, Draco se saisit du combiné, le colla à son oreille, et décrocha un regard assassin à son homologue :

—Maman ?

—Oui ? Draco ?

—C'est moi, maman. On m'a dit qu'il y avait une urgence...

De l'autre côté, à plusieurs centaines de kilomètres de là, Narcissa Malfoy se fendit d'un soupir terriblement las. Son fils pouvait deviner la fatigue de sa génitrice et l'imaginer dans un pareil état l'affola encore davantage.

—Dis-moi ce qu'il se passe... le pressa le garçon.

Draco, je... Ecoute-moi, la situation devient... préoccupante ici.

Le silence cerné d'incompréhension de l'intéressé encouragea la femme à poursuivre ses explications après un moment de réflexion :

Ton père m'avait parlé il y a déjà un moment d'un projet. Le Führer avait pour idée de dresser un mur autour du ghetto de Varsovie. Un mur tout autour pour empêcher les juifs de s'échapper, de partir ailleurs, de fuir.

—C'est de la folie, murmura Draco, sans réaliser qu'il n'aurait jamais désapprouvé une telle décision quelques mois auparavant.

Je le sais, et je ne pensais pas que la décision serait prise. Ce n'était qu'un projet, beaucoup ne le croyaient pas capable d'un tel choix.

—Il... Il l'a fait, n'est-ce pas ?

—Les constructions ont commencé ce matin, à l'aube.

La gorge nouée, le jeune homme encaissa la nouvelle. Jusqu'où cet homme serait-il prêt à aller ? Mis face à ses responsabilités et à son propre engagement, l'aristocrate réalisait l'inacceptable. Il avait, durant des années, approuvé les dires d'Hitler. Il avait été certain du bien-fondé de ses idées sans chercher un seul instant à les remettre en question, à les confronter à l'épreuve de la réalité. Il se sentait idiot ! Il prenait conscience, étape par étape, de l'ampleur de sa bêtise. Tant d'Allemands approuvaient ce régime sévère et autoritaire, et il en avait fait partie. Loin de renier tout ce en quoi il avait toujours cru, son regard n'était plus entièrement aveugle et discernait la vérité au-delà des grands discours.

Severus avait quitté la pièce sans rien ajouter de plus, laissant de l'intimité à son filleul. Ce dernier, d'abord muet, prêta une oreille attentive aux précisions de sa mère :

Je ne suis pas la seule à être bouleversée par cette décision. Hélas, je ne suis pas certaine que cela change quoi que ce soit !

—J'imagine que père soutient le souhait du Führer.

Le silence de Narcissa fit office d'affirmative et Draco ferma les yeux. Evidemment... Lucius Malfoy avait toujours eu une confiance aveugle en l'homme qui les dirigeait. Le dictateur allemand avait toujours bénéficié de l'approbation entière de son géniteur. Il sacrifiait une fortune pour s'attirer les faveurs du dictateur, fidèle partisan de ses idées et ce, depuis la première heure. L'homme avait toujours vu un affront dans la signature du Traité de Versailles à la fin de la Grande guerre. L'occasion de se venger de cette humiliation lui avait donné dans la personne d'Adolf Hitler et il s'en était saisi sans attendre.

Il y a autre chose, Draco.

—Qu'est-ce qui pourrait être pire ? s'enquit le susnommé, dans un grognement.

Pansy passe son temps à se plaindre de ton absence et à envisager votre mariage. Elle n'a que ce mot à la bouche.

—Elle comprendra bien un jour que chacun ne peut pas se plier à chacun de ses désirs.

Draco en avait assez des caprices de la bourgeoise. Le mariage serait conclu bien suffisamment tôt pour qu'elle ne presse pas quiconque à ce sujet. La vérité était que la perspective de cette union l'effrayait et il y voyait un emprisonnement à vie auquel il ne pourrait se soustraire. Un mot maudit qu'il préférait oublier.

C'est toi qui ne comprends pas, Draco.

—Comment ?

Pansy a convaincu Lucius de régler ce mariage au plus vite et ton père a accepté. Il... Je crois qu'il se doute de quelque chose malgré ce que j'ai pu faire pour détourner son attention.

Draco se tut, craignant de ne trop bien comprendre ces propos et tous leurs non-dits.

Tu n'as plus le choix désormais, il te faut rentrer au pays. 


Une nouvelle menace qui se profile et elle est plus dangereuse qu'elle n'en laisse paraître, vous vous en doutez ! Alors, Draco va-t-il retourner à Munich et épouser Pansy ou tirer un trait définitif sur sa famille dans une période aussi troublée ?

Sur ces bonnes paroles, je vous souhaite une belle fin de journée !

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