19.1

Belfort, 23 août 1940.

Un homme courrait à perdre haleine dans les escaliers d'une imposante bâtisse. Il y travaillait depuis de longues semaines, servait le propriétaire des lieux du mieux qu'il pouvait. Il supportait son humeur exécrable sans broncher, sans même sourciller, sans songer à se plaindre. Il fallait bien dire que la paie qu'il touchait tous les mois avait de quoi lui faire fermer les yeux sur le caractère difficile de son patron.

Une missive à la main, il ne se permettait aucun repos. Le postier avait déposé la lettre quelques minutes plus tôt, aux alentours de quinze heures. Il avait tout de suite su qu'il s'agissait d'une nouvelle importante et qu'il ne devait surtout pas tarder à la transmettre au destinataire. Alors, sans ralentir l'allure, il dépassait les salles de classe encore désertées. Les cours n'avaient pas encore repris mais bientôt, les élèves regagneraient les bancs de l'école avec pour directeur, un Allemand. Un boche.

L'homme s'arrêta enfin devant la porte close du bureau. La respiration haletante, il s'octroya quelques secondes pour reprendre son souffle. Il toqua trois coups avant qu'une voix forte lui réponde, de l'autre côté :

—Entrez !

Et il obéit sans rechigner. Il plia légèrement l'échine, tendant la lettre devant lui comme pour se dispenser d'explication.

—Pourrais-je connaître la raison de ta visite ? De manière orale, je veux dire. Tu devrais en être capable.

—U-Une lettre pour vous, monsieur.

—Eh bien ? Mon courrier attend que je m'y intéresse, je ne crois pas t'avoir demandé de me déranger pour une vulgaire lettre.

—J'ai pensé que ce serait important, se justifia rapidement le garçon.

Il n'osait regarder le directeur bien en face, et lui rendre cette œillade qu'il savait intransigeant et dur. Derrière son bureau, l'homme le considérait avec une lassitude proche du dédain. Une pile de documents s'élevait face à lui, prémices d'une rentrée qui se faisait toute proche et qui serait mémorable.

—Et pourquoi donc ?

—Le destinataire est Draco Malfoy, avança l'employé, d'une voix mal assurée.

—Donne-la moi, exigea l'autre, dont l'intérêt fut immédiatement ravivé. Immédiatement.

La lettre en main, il l'ouvrit d'un geste sûr avant d'en rompre le pli. Ses yeux parcoururent rapidement les quelques lignes. L'écriture n'était pas celle de Draco, mais celle de Blaise qui expliquait rapidement une situation qui lui apparut comme délicate, voire désespérée. Les traits durs, il ne prit même pas la peine de réfléchir ne serait-ce qu'un instant avant d'annoncer, abruptement :

—Fais préparer ma voiture et appelle mon chauffeur, je veux que tout soit prêt pour mon départ demain, à huit heures.

Il se leva, ignorant le grincement de sa chaise. Pliant la lettre en quatre, il la glissa dans la poche intérieure de son costume. Le plus jeune balbutia, désappointé par cette prise de décision :

—M-Mais... et la rentrée ? Vous... Vous ne pouvez pas partir !

—Bien sûr que je le peux. Je serai de retour pour l'arrivée des élèves et je vous mets en charge de trouver quelqu'un apte à remplir cette paperasse à ma place. Vous pouvez prendre votre journée !

Et, sur ces mots, il quitta le bureau. Abandonnant son employé qui oscillait entre la joie et l'incompréhension la plus totale. Quelle mouche l'avait-il piqué ?

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Strasbourg, 25 août 1940.

Harry s'apprêtait à quitter les lieux. Hermione avait fini par le prévenir des soupçons de son père. Il avait donc décidé de rentrer au foyer à l'occasion et d'établir une sorte de garde à nouveau. Une décision farouchement rejetée par Blaise. Ce dernier détestait la perspective d'être materné longtemps encore.

La nuit était presque tombée et le couvre-feu approchait à grands pas. Le jeune juif savait les rues désertes, ou presque, et cela soulagea la peur qui lui nouait le ventre dès qu'il franchissait le pas de la porte. Une inquiétude de tous les jours qui côtoyait la haine. La haine de ce régime qui prenait de l'ampleur, semaine après semaine. Les changements se manifestaient un matin, à la surprise de tous. Les journaux et la radio diffusaient les informations en continu, afin que personne n'y échappe.

On parlait désormais allemand dans les rues, et l'usage de la langue française était proscrite. Harry avait eu vent des expulsions qui se multipliaient pour ceux soupçonnés de francophilie. Des juifs avaient subi le même sort, expulsés du sol alsacien, jugés indésirables par le Reich. L'Alsace tendait à devenir le reflet même de l'Allemagne nazi et le médecin ne supportait plus cette seule perspective. Il pouvait supporter la peur des persécutions, la faim due aux restrictions, le venin des dénonciations, mais il ne pouvait s'imaginer une telle infamie. Ce sacrifice se révélait au-dessus de ses forces !

Harry traversa le long couloir d'un pas énergique. Il avait le sentiment que le temps lui était compté. Hermione tenait compagnie à Blaise et il pouvait presque les entendre débattre passionnément jusqu'ici. Il suffisait au jeune français de passer la tête dans l'encadrement de la porte. Rien qu'un coup d'œil. Une vérification rapide et sommaire pour s'assurer que Malfoy ne manquait de rien. Il avait déjà été assez difficile de le convaincre de garder le lit encore un petit peu, ces efforts ne devaient être vains !

Il poussa donc la porte qui émit un léger grincement. Il risqua un petit coup d'œil dans la chambre où se trouvait Draco. Celui-ci se tenait devant la fenêtre, le rideau rabattu de sorte à ce qu'il puisse observer les rues paisibles sans être aperçu en retour. L'autre soupira. Inutile de lui octroyer une remarque. Il s'en empêchait depuis leur dernière altercation, ils ne s'étaient d'ailleurs plus adressés la parole depuis. Alors qu'il s'apprêtait à s'en aller pour de bon, la voix de Draco le retint :

—Potter.

Mais celui-ci fit la sourde oreille, prêt à s'échapper quoi qu'il en coûte.

—Potter, attends.

L'interpellé serra les dents à en éveiller une douleur vive dans sa mâchoire. Il se tenait dos à son interlocuteur, mais il pouvait sans mal imaginer l'expression impératrice qui seyait les traits de l'aristocrate allemand.

Ce dernier, voyant qu'il était parvenu à attiser l'attention du médecin, reprit de sa voix traînante :

—Nous devrions parler.

—Qu'as-tu à me dire ? Sois bref, je dois rentrer avant le couvre-feu. Avant qu'un type dans ton genre mette la main sur moi et m'enferme comme le sale juif que je suis ! Tu avoueras que ce serait quand même emmerdant.

Draco essuya ces dures paroles. Peut-être l'avait-il mérité au fond ? Il avait eu tout le loisir de réfléchir à ses dires, à remettre en question l'usage de ses mots et même l'objet de ses pensées. Et, aussi étonnant cela puisse paraître, il avait fini par regretter. Les méandres de la culpabilité avaient atteins un ego que tous pensaient inébranlable.

—Écoute, Potter, je...

—Non, je t'ai assez écouté ! s'écria Harry, se retournant pour observer son homologue bien en face, martelant chaque syllabe. J'ai longtemps essayé de comprendre, de compatir et même de te plaindre. Je t'ai sauvé la vie et je ne te demandais rien en échange. Rien, même pas du respect. Juste peut-être un peu d'estime, rien que ça ! Ce n'était pas trop demandé, si ? Juste me considérer comme un être humain et pas juste comme un être inférieur, une saleté coincée sous le dessous de ta botte. C'était tout ce que j'espérais, Malfoy, et je n'ai eu que ton mépris. Que ton foutu mépris !

Harry crut voir le regard de l'Allemand se durcir. Il s'attendait au pire, aux pires remontrances accompagnées d'injures impensables. Durant un instant, il planta fermement ses pieds dans le sol pour résister aux propos du blessé. Il ne flancherait pas, il ne plierait plus le genou. La beauté de cet homme ne viendrait plus à bout de ses convictions et du courage dont il pouvait faire preuve. L'être qui l'observait là, tout près de la fenêtre, avait beau posséder l'apparence d'un ange, c'était bien le démon qui sévissait derrière ces orbes gris.

Mais n'était-ce pas là ce qu'on lui avait appris ? Le mépris était tout naturel pour lui, comme inscrit dans ses gènes. Draco se souvenait sans mal des discours de son père, et de ceux des hauts dirigeants nazis. L'éloquence d'Hitler, ses hurlements envahissants la foule en délire qui scandait son nom, le bras droit bien levé devant eux. Il se rappelait des cortèges de drapeaux et de leurs croix gammée qui défilaient par centaines dans les rues de Munich, d'abord, lorsqu'il n'était encore qu'un enfant, puis dans celles de toute l'Allemagne. L'engouement du peuple qui se rangeait derrière cette figure forte qui ne tardera plus à faire l'unanimité. Lui aussi avait cru en la toute puissance nazie, lui aussi avait porté foi en ces fières paroles, encouragé par son père qui n'avait supporté la honte du Traité de Versailles. Un endoctrinement dès le plus jeune âge, en voilà les termes exacts. Alors comment devait-il agir au juste ?

—Merci, articula-t-il, brusquement.

—Q-Quoi ?

—Je t'en prie, ne me le fais pas répéter. C'est déjà contraire à mes habitudes, je ne vais pas te faire ce plaisir. Ce serait trop me demander, tu ne penses pas ?


Coupage un peu aléatoire de cette première partie de chapitre, j'espère que ça ne vous aura pas porté préjudice. 

Un petit rappel historique concernant le Traité de Versailles. Pour la précision, les Allemands l'ont vécu comme un coup de couteau dans le dos, une humiliation après leur défaite. Toute une génération a donc été élevée dans ce sentiment, celui de la honte et de la haine. C'est ce qui explique l'endoctrinement des plus jeunes et l'arrivée au pouvoir d'Hitler en 1933. Le dirigeant du parti nazi, ou NSDAP, n'a pas hésité à raviver l'humiliation du Traité signé dans la Galerie de Glaces (signature qui faisait d'ailleurs écho à une signature en 1871, défaite française qui perd sur le coup l'Alsace et une partie de la Lorraine, une histoire de vengeance entre la France et l'Allemagne qui ne date pas d'hier). Certains vont jusqu'à considérer que la signature du Traité de Versailles est une erreur française puisque, sans elle, l'Allemagne ne se serait pas tournée vers les partis extrémistes. C'est quelque chose d'assez controversé, mais ce n'est pas dénué de sens :)

Voilà, voilà XD Vous avez été quelques uns à manifester votre intérêt pour des précisions historiques. J'espère ne pas vous avoir fait fuir avec ce pavé XD 

La suite de la discussion (encore une fois très animée) entre Harry et Draco, la semaine prochaine <3

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