Shakespeare in love

Comme tous les matins depuis quelques mois, je me dépêche de faire mes lacets avant de regarder ma montre. Je ne suis pas en retard. Je la verrai.

Je l'ai rencontrée​ pour la première fois au début de l'année, ou, du moins, vue. Elle était assise sur un vieux banc blanc ouvragé, où la rouille apparaît par endroit, au milieu de grands bouleaux, dans le parc qui se tient à côté de l'arrêt de bus que je dois prendre pour me rendre en cours. Ses cheveux bruns retenus en une tresse, les sourcils légèrement froncés, se mordillant l'ongle de son pouce droit, elle était penchée sur un vieux livre, comme ceux que l'on trouve chez nos grands-parents. Ce dernier avait une couverture en cuir bleu, orné d'arabesques dorées. Je ne l'ai jamais vue avec des livres comme ceux que nous avons aujourd'hui, ceux avec les couvertures qui se plient et qui s'abîment si facilement. Il doit sans doute dégager l'odeur si spécifique de ce genre d'ouvrages, car, il lui arrive, quand elle le ferme, de le porter à son nez en fermant les yeux. J'aime également leur odeur. J'ai découvert, la troisième fois que je l'ai vue qu'il s'agissait du deuxième tome des œuvres complètes de Shakespeare. Du théâtre, j'aime également le théâtre. C'est son auteur anglais préféré avec Jane Austen, je l'ai découvert au bout d'un mois. Elle l'a dit en riant légèrement. Maintenant, elle lit le tome IV. Elle l'a commencé la semaine dernière. Comme le tome III et, sans doute, le premier tome, il a cette couverture si spéciale, d'un joli bleu cobalt.

Deux mois après l'avoir rencontrée, j'ai fait le tour de toutes les boutiques de notre ville qui vendent des vieux livres, je ne les ai jamais trouvés​. Je pensais que cela pourrait nous rapprocher. Mais nullement abattu par cette défaite, j'ai décidé de lire toute l'œuvre de Shakespeare, de me renseigner sur ce si fameux auteur, j'ai même appris certains extraits !

" Oh pour elle les torches redoublent leur éclat !
Elle est comme un joyau sur les joues de la nuit
Un brillant à l'oreille d'une Éthiopienne
Beauté trop riche pour qu'on en jouisse, trop chère pour la terre. "

Roméo et Juliette, une jolie pièce, un peu longue, mais ponctuée de belles paroles et de preuves d'un véritable amour. Mais nous ne sommes pas Roméo et Juliette, nous n'avons pas 16 et 14 ans. De fait, elle est plus vieille que moi. Et nos familles, hélas, ne sont pas ennemies, puisqu'elles ne se connaissent même pas ! Je n'ai jamais été sous le charme de sa cousine avant de la rencontrer. A-t-elle seulement une cousine ? Cependant, il est un élément qui est certain : dès que je l'ai aperçue, je suis tombé sous son charme ! Celui de ses pétillants petits yeux bleus, et si charmants ! Presque aussi​ foncés que la couverture de ses livres, mais plus profonds, celui de son nez, un peu en trompette, celui de son grand sourire, aux perles ivoire, qui naît si souvent sur son visage, au teint porcelaine. Le topos de la rencontre amoureuse ? Le nôtre est assez banal, voire totalement ''cliché'', mais je trouve qu'elle a son charme. Après tout, si elle est si courante, c'est qu'elle doit beaucoup plaire !

" Amour, donne-moi ta force, et cette force me sauvera. "

Je n'irai pas jusqu'à me sauver. Mais, la simple pensée de la voir me remplit de joie, illumine ma journée. Le weekend, j'ai l'impression de dépérir. Deux jours sans la voir sont une horreur. Quant aux vacances, c'est un véritable enfer. Mon ventre se serre. J'ai l'impression de faire semblant d'être joyeux, d'être présent, de travailler. Sans doute est-ce le cas, car, au fond de moi, je le sais : tout ceci attend sagement à l'arrêt de bus que je revienne, avec ses pièces de Shakespeare.

" Les messagers d'amour devraient être des pensées, plus promptes dix fois que les rayons du soleil, qui dissipent l'ombre au-dessus des collines nébuleuses. "

Mes pensées sont de plus en plus souvent tournées​ vers elle. Je la vois par tout temps, protégée par son parapluie lorsqu'il pleut, sous son bonnet quand il fait froid, sous ses lunettes de soleil quand il fait grand beau, assise sur son vieux banc blanc en fer, rouillé par endroit, Shakespeare à la main.

" L'amour court vers l'amour comme un écolier hors de classe. "

Je pense que, pour notre cas, cela serait plus "comme un lycéen vers l'arrêt de bus, le matin". Car, bizarrement, depuis que je sais que je vais la voir, le trajet qui m'amène à l'arrêt me semble plus rapide. Il m'arrive même de courir pour pouvoir la voir plus longtemps.

Je suis arrivé​. Comme tous les matins, elle est là. Aujourd'hui, elle porte son long manteau bleu roi, à cause, je pense, de la brise fraîche qui habite l'air de ce début de printemps. Ses cheveux sont​ lâchés, mais passés sous l'épaisse écharpe qui protège son cou. Le nez penché sur son ouvrage au Papier Bible, elle semble être absorbée par sa lecture. Je me rapproche et traverse la route qui nous sépare. Et alors que je m'apprête à pousser la grille du parc, décidé à lui parler, le bus apparaît au tournant. Elle relève alors la tête, elle a sans doute reconnu le vrombissement puissant du moteur, et sourit. Elle se dépêche d'attraper​ son sac et se lève. Je lui ouvre la porte et elle me murmure un rapide merci, les yeux toujours posés sur le véhicule.

Car, ce n'est pas pour moi qu'elle a ri en confirmant son penchant pour les écrits de William Shakespeare et déclaré celui pour les œuvres de Jane Austen. Ce n'est pas pour moi que ses yeux pétillent, que son nez se lève, que son sourire naît. Ce n'est pas pour moi qu'elle​ dépérit d'amour. Ce ne sont pas vers moi que ses pensées vont. Ce n'est pas pour moi que son amour court comme un écolier hors de classe. Ce n'est pas moi qu'elle attend chaque matin. C'est pour lui. Il descend du bus quand je dois l'emprunter. Tous les matins, il s'approche d'elle, lui murmure quelque chose à l'oreille, quelque chose qui la fait rire. Puis, alors qu'elle relève la tête, il se penche et l'embrasse, tandis que moi, je baisse la tête. Elle n'a jamais entendu ma voix. Je ne lui ai toujours pas parlé. C'est dommage, aujourd'hui, j'étais prêt à franchir ce pas. Peut-être aurait-elle aimé mes inflexions ? Mais, je pense que, de toute façon, cela n'aurait rien changé, ce n'est pas sa voix. Elle m'aurait peut-être écouté ? Mais ce que j'aurais dit aurait semblé bien placide à côté de ses mots. Elle aurait peut-être trouvé ce que je dis intéressant ? Mais sans doute beaucoup moins que ce qu'il aurait pu dire. Et dès que le bus serait apparu, j'aurai disparu pour lui. Car :

Il est son Roméo. Elle est sa Juliette.
Il est son Benedict. Elle est sa Béatrice.
Il est son Hamlet. Elle est son Ophelia.
Il est son Lysandre. Elle est sa Hermia.
Il est son Lorenzo. Elle est sa Jessica.

Moi, je ne suis que le public, dans l'orchestre ou les corbeilles. Celui qui n'est que témoin de l'action, qui ne peut agir et qui n'a que comme pouvoir celui d'applaudir, de rire ou de pleurer.

" L'amour, un délicat enfant ! Il est brutal, rude, violent ; il écorche comme l'épine. "

***

Il s'agit de l'OS que j'ai écrit pour le premier concours d'écriture de Coeur-de-Neige ! J'espère qu'il vous a plu !

J'aimerais remercier Elmaudan qui a eu la gentillesse de le relire.

À bientôt !

A.

PS : Je suis arrivée 3 ème ex-aequo.

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