Chapitre 7 : Rond comme un zombie

À la nuit tombée, je me rendis à Temple Bar pour y attendre mes voisins comme nous en étions convenus la veille. Je me postai devant le pub où nous avions passé notre dernière soirée et enfonçai mes mains dans mes poches et mon cou dans mon manteau. Le vent n'avait pas faibli et la pluie avait fait son grand retour. Présence du duo tueur de parapluie oblige, je n'avais pas sorti le mien et me collais comme je pouvais aux fenêtres du pub pour me protéger un minimum.

Je regardai l'heure sur mon vieux portable à clapet, sorti de sa retraite en urgence pour une reprise du service immédiate. Je ne l'avais pas utilisé depuis des années et l'avais plus ou moins oublié, mais quand Enat me l'avait tendu avant que je ne quitte la maison, j'avais senti un brin de nostalgie m'envahir. Fort heureusement, il fonctionnait toujours. De même que la carte SIM qui y était restée logée, assez miraculeusement.

Le bonheur de retrouver ce vieil ami avait cependant été de courte durée quand je m'étais souvenu qu'il ne disposait d'aucun accès à internet, que la touche neuf ne répondait plus et que la deux s'obstinait à écrire des dièses.

Enfin bref. Je constatai donc que mes collègues-clients étaient en retard. Évidemment, impossible de les joindre, je ne pouvais que les attendre en affichant un air insatisfait. Histoire qu'un passant étonné de me voir poireauter là sache que mon but n'était pas de m'abriter du vent et de la pluie (bon, un peu quand même) afin de réfléchir sereinement au sens à donner à mon existence... Non, j'attendais seulement des gens qui auraient dû être là depuis vingt minutes. Certes, personne ne faisait attention à moi, fulminer tout seul dans mon coin ne servait donc pas à grand-chose, mais ça me permettait de me défouler et de ne pas me sentir con.

Alors que, dans un soupir impatient, je constatai en jetant un nouveau coup d'œil à mon téléphone que le retard s'était creusé à vingt-et-une minutes et quarante secondes, une forte odeur que je n'identifiai pas immédiatement – quarante-et-une secondes – ainsi qu'un raclement de gorge – quarante-deux secondes – m'interrompirent.

― Bien le bonsoir, honnête citoyen, monsieur. J'aimerais vous poser quelques questions, commença l'homme qui m'interpellait en sortant son badge.

Il ajouta après deux secondes de silence un « police » bien inutile au vu de son uniforme et de la petite plaque qu'il m'avait plantée sous le nez. Je me contentai d'acquiescer sans protester.

L'homme parut satisfait. Il afficha un sourire assuré et un brin hautain avant de lisser avec deux doigts sa petite moustache aux poils alternativement blancs et noirs. Il sortit ensuite un calepin et un stylo.

― Bien. Monsieur, première question : nom, prénom, âge, adresse, profession.

Je notai que ce qu'il venait d'énoncer n'était pas une question mais ne le lui fis pas remarquer. Je me présentai sans rechigner en omettant la partie « vendeur de canapés » de mon métier pour ne retenir que le côté « détective privé ». Ma réponse m'attira un petit sourire condescendant de la part du policier. C'était tout compte fait assez proche de l'antipathie et je songeai avec satisfaction qu'il ne me manquait plus que l'admiration sans bornes et la jalousie pour atteindre mon objectif dans la catégorie « relations avec les forces de l'ordre ».

― Bien, monsieur, avez-vous vu la moindre chose étrange, ce soir ? poursuivit l'agent.

À part un policier qui pue l'ail ?

― Non...

― Rien ? Vraiment rien ? insista-t-il.

Je secouai la tête. Il parut déçu mais se reprit vite.

― Bien. Monsieur, si vous voyez quelque chose, n'hésitez pas à me contacter. Nous sommes là pour vous protéger... fit-il sur un ton mystérieux assorti d'un clin d'œil entendu.

Il me tendit une carte de visite puis tourna les talons, ce qui me permit d'admirer son énorme sac à dos militaire sur lequel avait été collée une gommette de chien de dessin animé en uniforme de police (vu le déluge qui tombait, soit l'autocollant était d'excellente qualité, soit il avait été fixé là avec de la colle forte). Il rejoignit un peu plus loin un jeune collègue qui le salua d'un garde-à-vous.

Ils discutèrent un instant tout me jetant un coup d'œil de temps à autre, puis, quand la pluie redoubla d'intensité, ils décidèrent d'effectuer une retraite stratégique et s'engouffrèrent dans le pub en face.

Je rangeais dans ma poche la carte que le policier m'avait donnée sans même y jeter un œil quand mes voisins apparurent, l'air inquiet.

― Vite, monsieur Murphy, à l'intérieur ! s'écria Léonard à voix basse.

Ses yeux scrutaient les alentours à la manière d'une souris qui sentait le chat roder. Jocelyn m'avait déjà dépassé pour ouvrir la porte.

Je les dévisageai tour à tour sans comprendre.

― Bonsoir ? Vous êtes en retard, constatai-je.

― Hâtez-vous, monsieur Murphy ! insista l'homme décharné.

Il me poussa à l'intérieur et la porte claqua derrière nous.

― Le connaissiez-vous ? me pressa Léonard.

Il fixait sur moi un regard inquiet et étonnamment suspicieux.

― Qui ça ? demandai-je, pas vraiment sûr de comprendre.

― Cet homme au gilet jaune fluo avec le gros sac... répondit Jocelyn en se rapprochant, tout aussi fébrile.

― Le policier ?

Les deux frères acquiescèrent de concert. Je fronçai les sourcils. Était-ce de l'agent que les frères avaient si peur ? Qu'avaient-ils bien pu faire pour réagir ainsi ? Ou bien s'étaient-ils inventé une histoire avec la police en antagonistes ?

― Je ne le connaissais pas, il me posait simplement quelques questions, les rassurai-je.

J'avais beau les trouver stupides, devant un tel émoi, j'éprouvais quand même un peu de pitié.

― Que lui avez-vous dit ? insista malgré tout Léonard.

― Pas grand-chose... Mon nom, ma profession, mon adresse...

― Lui avez-vous parlé de nous ? renchérit Jocelyn.

Quand je répondis par la négative, les frères semblèrent fondre d'un seul coup comme deux flans au soleil dans une quiétude et une joie presque palpables.

J'hésitai à les questionner sur les raisons de cet interrogatoire, mais, en bon détective, j'avais déjà réduit les potentielles réponses à deux hypothèses. Une : ils s'étaient rendus coupables d'un délit ou d'un crime. Deux : ils déliraient encore une fois. Or, s'ils avaient fait quelque chose de répréhensible, je ne voulais pas le savoir de peur d'être considéré comme complice. Et si c'était encore une histoire à dormir debout qu'ils avaient inventée un soir qu'ils s'ennuyaient, il était hors de question que je perde mon temps avec. Je restai donc silencieux et classai cet épisode au fond de ma mémoire sans chercher à en savoir plus.

Je n'eus pas à chercher longtemps un moyen de sortir de ce silence nouvellement installé car il fut de courte durée :

― Ne serait-ce pas ce cher Gary McIntosh que j'aperçois là-bas ? remarqua tout à coup Jocelyn en désignant un homme perché sur une chaise, une fesse dessus, l'autre dans le vide, aux trois quarts affalé sur le bar.

C'était bien lui. La coupe en pétard savamment maîtrisée et le scotch qu'on voyait dépasser de ses manches et de son pantalon permettaient d'en être raisonnablement certain.

Mes voisins avaient semble-t-il complètement oublié notre précédente conversation et se dirigèrent avec leur enthousiasme et leur manque de discrétion habituels vers le zombie en hurlant son nom depuis l'entrée du pub.

L'homme ne réagit pas. Il était trop occupé à discuter avec la rondelle de citron plantée sur son verre.

Quand Jocelyn lui posa une main sur l'épaule, il tourna légèrement la tête, hésitant entre regarder qui était derrière lui et raconter au bout d'agrume ce qu'il lui était arrivé au lendemain de son huitième anniversaire.

Il finit par décider que la compassion n'était pas le fort du citron et reporta son attention sur nous.

Bon Dieu...

Il portait le même accoutrement que la veille, bandages en scotch et œil pendant inclus. Il y avait cependant ajouté un lambeau de peau arraché sanguinolent sur la pommette côté œil normal pour un effet toujours plus macabre. Le globe oculaire en question, rougi, semblait sur le point de rejoindre l'autre contre ses joues. Il avait véritablement une allure d'outre-tombe.

Je l'avoue, je m'étais alors senti mal. Je faisais au mieux pour garder un visage impassible, mais au fond de moi, j'avais terriblement envie de détourner le regard et de rentrer chez moi. Vers la normalité et, surtout, vers la sanité d'esprit.

― Les vampires ! s'exclama-t-il en voyant mes voisins. Comment ça va, les grenouilles ?

Ses lèvres se fendirent littéralement en un grand sourire (je vous le jure, j'apercevais une petite craquelure se former) puis il éclata d'un rire qui le fit basculer de sa chaise. Léonard le retint et le rassit à peu près droit. Il observa un instant le jeune homme adossé de travers contre lui puis fit d'une voix où je perçus une pointe de réprimande :

― Monsieur McIntosh, qu'avez-vous donc fait pour vous mettre dans un état si peu convenable ?

― J'ai bu ! s'exclama le zombie en appuyant son dernier mot d'un coup de verre sur le bar.

Léonard et Jocelyn échangèrent un regard qui devait signifier : « nous le voyons bien » avant de reporter leur attention sur l'homme.

Le vampire douillet se pencha alors sur lui et lui demanda d'une voix douce :

― Vous vous faites encore du mouron pour votre belle, n'est-ce pas ? N'ayez crainte, nous la retrouverons.

Le sourire béat de son interlocuteur tressauta avant de s'effondrer. Il tourna alors vers les deux vampires un regard sérieux quoique dirigé légèrement trop à droite. Il ouvrit la bouche, prit une grande inspiration et déclara d'une voix qu'il devait vouloir déterminée mais qui semblait finalement émaner d'un ivrogne convaincu d'être parfaitement sobre :

― Nan, ça va. On se connaissait à peine, c'est pas grave qu'elle soit partie. Ou alors, elle a croisé un chasseur et n'est plus que poussière à l'heure qu'il est. C'est pas comme si je pouvais faire quoi que ce soit, dans ce cas. Alors j'ai décidé de vous aider à retrouver cet enfant disparu.

...

Je cherchais la logique. Vraiment. Je faisais de mon mieux. Mais je pense sérieusement que je me fatiguais pour rien.

Jocelyn se redressa et posa délicatement une main sur son épaule.

― Soyez remercié pour votre sollicitude, monsieur Gary McIntosh.

― Vous êtes engagé, renchérit Léonard.

Tous trois échangèrent délicatement des poignées de main avant de m'inviter à rejoindre leur cercle.

― J'ai passé la journée là pour voir, annonça Gary en faisant tourner sa rondelle de citron entre ses doigts. J'ai bu pour pas me faire repérer...

― Oh, une mission sous draps ! s'exclama Léonard.

Je n'eus pas le courage de le corriger. Je retins également le soupir de dépit qui menaçait de passer mes lèvres. Quel crétin s'amuserait à boire à n'en plus tenir debout pour une enquête ?

Le souvenir de mon téléphone flottant dans ma septième pinte de bière de la matinée s'imposa alors à mon esprit et je sentis mes joues chauffer.

Mon téléphone... ?

― La photo... murmurai-je avant de me mettre à farfouiller dans mon sac.

Mon agitation attira l'attention des trois gigolos. Ils se penchèrent (Gary toujours appuyé contre Léonard) avec intérêt et observèrent la feuille que je leur montrai.

― Ces hommes pourraient être vos kidnappeurs, expliquai-je. Ce n'est peut-être pas très net, mais... 

Gary tendit un doigt et le plaqua contre la feuille ce qui me l'arracha des mains.

― Je l'ai vu tout à l'heure, lui, baragouina-t-il. Il est allé là-bas.

Sur ce, il pointa du doigt un coin de la salle à côté du bar où un étroit couloir s'enfonçait dans la pénombre.

Je récupérai ma photo et jetai un œil perplexe sur les dix pixels que le zombie avait indiqués.

― Vraiment ? C'est formidable ! s'écria Léonard. Allons-y sans tarder !

Il se dirigea d'un pas de conquérant vers l'endroit indiqué par Gary, suivi de près par Jocelyn et par le zombie qui se retenait à tous ceux qu'il croisait en répétant à chaque fois qu'il touchait quelqu'un : « Oups, pardon, j'suis bourré ».

Droit dans la gueule du loup ? Je haussai les épaules et suivis le groupe sans mot dire. Je pourrais peut-être exiger une compensation pour mise en danger de ma personne.

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