Chapitre 5 : Un leprechaun nommé Bob

Nous entrâmes tous les quatre dans le pub et avançâmes vers le bar en fendant la foule. Léonard s'empressa alors d'appeler la barmaid, ce qui lui valut le regard noir de bon nombre de clients qui attendaient déjà leur tour.

― Bonsoir, excusez-moi de vous déranger, chère madame, commença-t-il dès que les yeux de la femme se furent posés sur lui. Nous sommes à la recherche d'un groupe de loups-garous qui s'est rendu coupable de l'enlèvement d'un adolescent. Auriez-vous aperçu de tels individus ?

Vraiment ? De but en blanc ? Je levai une main à mon visage dans une tentative désespérée de me cacher derrière.

La barmaid dévisagea le vampire et avisa ses canines proéminentes, ses yeux rouges et sa cape. Elle ricana.

― Après une certaine heure et un certain nombre de verres, oui, il y a bien un ou deux idiots qui hurlent à la lune, mais je ne leur ai encore jamais vu pousser une fourrure...

Léonard parut déçu. Jocelyn soupira de dépit. Gary hésitait entre une pinte de bière et un petit cocktail.

― Et n'auriez-vous pas vu cet enfant dans les parages ? insista le vampire maigrichon en sortant une photo de Wolf qu'il lui présenta.

La femme accorda à peine un regard au portrait et haussa les épaules.

― Vous savez, on a beaucoup de clients, par ici, vous ne voudriez pas non plus que je me souvienne de tous les visages.

Elle était bien patiente... À sa place je les aurais envoyés balader à la simple mention de « loups-garous ».

― Vous pouvez aller jouer ailleurs, maintenant ? J'ai du travail... grommela-t-elle.

Voilà. Comme ça.

― Oh, nous allons commander, précisa Jocelyn.

Derrière lui, Gary acquiesça fortement.

― Eh bien, vous allez attendre votre tour, rétorqua-t-elle en s'éloignant.

Aucun des trois hurluberlus ne se formalisa de son ton sec. Léonard sembla se plonger dans une intense réflexion et posa très sérieusement une main sur son menton. Jocelyn appuya son dos contre le bar, les bras croisés, tout aussi pensif. Gary hésitait entre une Piña Colada et un mojito.

― Donc cette femme n'a pas vu nos criminels... commença l'aîné des vampires.

― Peut-être ces gens qui hurlent à la lune sont-ils des loups-garous mais qu'elle ne les a jamais vus se transformer, argumenta Jocelyn.

― Dites, c'est quoi le plus fort entre un Black Velvet et un Martini ? demanda Gary.

― Si la lune n'était pas pleine cette nuit-là, nous ne pouvons exclure cette possibilité, concéda Léonard. Qu'en dites-vous, monsieur Murphy ?

― Hmm... fis-je distraitement (ne me mêlez pas à vos conversations de tarés).

Bon sang, ma tête... Les gueules de bois, ce n'était vraiment plus de mon âge.

La barmaid, efficace et professionnelle, revint rapidement vers nous. Je commençai donc à réfléchir à ce que j'allais bien pouvoir demander. Je décidai de faire passer la raison devant ce que les autres clients pourraient bien penser de moi et arrêtai mon choix sur un soda.

― Je prendrai une limona... commençai-je.

― Il prendra une bière, m'interrompit une voix sur ma droite. Fais pas la mauviette, petit.

« Petit » ? J'avais cinquante-trois ans, quand même. Attendez... Quoi ?

Je me tournai vers celui qui venait de faire sauter de joie le petit démon sur mon épaule et hurler de rage le petit ange pour découvrir l'homme le plus minuscule que j'avais jamais vu. Il avait beau s'être perché comme un enfant sur un tabouret pour atteindre le bar, il ne pouvait être qu'adulte. Sa voix et sa barbe rousse touffue ne laissaient pas la moindre place au doute. Il était vêtu d'un costume kaki usé et d'un nœud papillon qui avait dû être vert pomme dans sa première jeunesse.

Il posa deux doigts sur le bord de son chapeau assorti au costume et le souleva légèrement pour dévoiler une peau sèche parcheminée et un sourire crispé aux dents acérées.

― Il faut soigner le mal par le mal, poursuivit-il. Tu me remercieras après. Bon, peut-être pas demain, mais dans dix ou quinze minutes...

À mes côtés, Léonard venait de récupérer son verre après l'avoir payé de quelques pièces. C'est alors qu'il vit l'étrange nain.

― Oh, Bob, très cher ami, comment allez-vous ? s'écria-t-il.

Jocelyn l'aperçut à son tour et le salua avec tout autant de chaleur. Gary avala d'une traite le premier des deux verres de whisky qu'il avait commandés.

Le petit homme inclina légèrement son chapeau pour retourner leurs salutations, tel un cow-boy dans un western. Avec un tabouret de bar en guise de fier destrier.

― Monsieur Murphy, permettez-moi de vous présenter Bob O'Donnell, un ami leprechaun, annonça Léonard. Bob, voici Daniel Murphy, un collègue et associé dans l'affaire que nous traitons actuellement.

Un leprechaun, donc. Évidemment.

Quand la barmaid arriva avec ma pinte de bière, le petit être l'attrapa avant que j'aie eu le temps de lever le bras et lança quelques euros que je regardai tomber sur le bois du bar sans trop savoir comment réagir.

― C'est moi qui régale, fit-il en me tendant le verre.

Je le pris en marmonnant quelques mots de remerciement.

Je ne savais pas trop quoi, mais quelque chose dans son regard ou son sourire me faisait froid dans le dos. Ou alors c'était la gueule de bois... Difficile à dire.

Une fois tout le groupe servit, nous trouvâmes par miracle une table libre et nous y installâmes.

― Alors, Bob, que devenez-vous ? s'enquit Jocelyn en prenant une gorgée de jus de tomate.

― Oh, la routine, je fais tourner mon petit commerce. Il faut bien ça pour vivre. Je suis ici pour affaires.

― Vous avez eu une commande de chaussures dans le coin ? demandai-je, moitié ironiquement, moitié pâteusement.

Vu le degré d'implication de cette bande de bons à rien dans leurs bêtises, il me paraissait impossible qu'il ait un autre emploi que celui des légendes. Le nain éclata pourtant de rire et un frisson me parcourut l'échine.

― J'ai laissé tomber la cordonnerie depuis longtemps, petit gars. Ce n'est plus rentable, il faut vivre avec son temps.

Tandis que je me retenais de lui balancer mon âge à la figure, Léonard ouvrit grand les yeux et forma un rond surpris avec sa bouche (ou plutôt un étrange ovale, voire une patate. Ses canines proéminentes l'empêchaient de bouger ses lèvres comme il l'entendait). Le nain avait dû dire quelque chose qui l'avait fait tilter.

― Vous commercez avec le clan de loups-garous qui s'est récemment approprié le quartier, le Clan de la Distillerie ! s'exclama-t-il.

D'accord... D'où elle sortait, cette conclusion ?

― Bingo, confirma Bob en pointant un doigt entendu vers Léonard.

Je décidai donc d'arrêter de réfléchir et d'écouter en sirotant ma bière.

― Les loups-garous ont toujours été superstitieux, mais ceux-là surpassent de loin tout ce que j'avais pu voir jusque-là. Vous vous rendez compte qu'ils m'ont commandé cinquante fers à cheval ? Et deux cents trèfles à quatre feuilles ? Ils vont me vider mes stocks... Et quand un de mes jeux de tarot leur a prédit chance et fortune, ils m'en ont acheté un chacun.

― Tout cela me rappelle cette histoire d'échelles à Paris, vous en souvenez-vous, mon cher frère ? s'enquit Léonard en se tournant vers Jocelyn.

― En 1871, n'est-ce pas ? se rappela le deuxième vampire.

― C'est tout à fait cela. Figurez-vous, mon cher Bob, que les loups-garous n'avaient pas désiré s'impliquer dans les combats pour protéger la Commune car bon nombre d'échelles avaient servi à bâtir les barricades. Or, positionnées comme elles l'étaient, ils ignoraient s'ils étaient du côté dessus ou du côté dessous. Ils ont fini par décider d'y mettre le feu de loin, sans s'en approcher.

― Splendide feu de joie, renchérit Jocelyn.

― Ils ne nous ont pas vu venir, ajouta Léonard.

― Cela faisait bien longtemps que nous ne nous étions autant délectés.

― N'exagérez rien, mon cher frère, la guerre franco-prussienne s'était alors à peine achevée.

― Vous croyez que si je changeais de couleur de scotch, ma tendre Mérope reviendrait ? baragouina Gary.

― Oh, ça me rappelle des souvenirs... J'avais fait de bonnes affaires avec les troupes françaises pendant cette guerre, soupira Bob, nostalgique.

― Ne vendiez-vous pas déjà des porte-bonheurs et autres artefacts de ce genre à l'époque ? s'enquit Léonard.

― Eh, je suis dans le business depuis l'arrivée des premiers colons anglais en Irlande.

― Les troupes françaises ont pourtant perdu, se remémora Jocelyn. Nous finissions d'ailleurs par nous lasser du sang de nos compatriotes.

― Moi, je vends des porte-bonheurs. Qu'ils fonctionnent ou pas, c'est pas mon problème, rétorqua Bob en haussant les épaules et en avalant cul sec son verre de whisky.

― Peut-être que si je me faisais poser de vrais points de suture... grommela Gary, le regard vague.

Je reportai mon regard sur la télévision qui retransmettait un match de football gaélique. Une activité normale dans un pub normal pour des clients normaux. Que pouvaient bien penser de moi tous ces gens lorsque leur regard se posait sur ma table ? Deux types qui paraissaient ne pas avoir vu la lumière du soleil depuis des années, un nain roux avec costume et chapeau à bords larges assortis, un individu à la peau flétrie recouverte de scotch, du gel plein les cheveux... Et moi, pauvre cinquantenaire que la gueule de bois avait déjà bien assommé, tache de bière sur le pantalon et pinte à la main, on devait me prendre pour un fou. Comme ces énergumènes.

J'avais envie de creuser un trou dans le sol et de m'y recroqueviller, de hurler que je n'avais rien à voir avec ces tarés. Mais ma pinte n'allait pas se vider toute seule. Du coup, je ne bougeai pas et fis comme si tout cela était normal. Après tout, personne n'avait vraiment l'air intéressé. Ou même, quelque temps plus tard, en l'état de l'être... Je constatai alors que l'heure était finalement plus avancée que ce que je croyais et mon verre toujours aussi plein. J'avais le vague souvenir que mes compagnons de tablée s'étaient fait un point d'honneur à ce que je ne reste pas les mains vides. Je crois que ça partait d'un bon sentiment. Heureusement, après le départ de Bob (qui avait des affaires urgentes à régler), j'avais réussi à convaincre les autres que terminer la soirée avec des boissons non-alcoolisées était coutumier en Irlande et avais ainsi évité le coma éthylique. En bon Irlandais, j'avais eu un peu honte, c'est vrai, mais si je voulais être encore en état de marcher par moi-même en sortant de ce pub, je n'avais pas le choix.

Bref, il était déjà dimanche, on était toujours assis autour de notre table, le burger que j'avais commandé quinze minutes après notre arrivée atteignait la fin du processus de digestion et la faim recommençait à saisir mon estomac. Gary se tapotait encore les yeux avec son mouchoir à fleurs en racontant pour la vingt-cinquième fois comment il avait séduit Mérope en lui rescotchant la jambe. Les vampires écoutaient le zombie en acquiesçant et je devinai qu'ils avaient complètement oublié la raison de notre présence ici...

Attendez... Notre présence ici... Oups...

― Bien, il se fait tard, nous devrions retourner au bureau pour nous occuper de nos clients, déclara Léonard en se levant, rapidement imité par Jocelyn.

― On ne devait pas enquêter sur la bande de poilus ? demandai-je en me remémorant subitement pourquoi j'avais accepté de suivre ces guignols au lieu de rentrer me coucher. On aurait pu demander à votre copain Bob où les trouver...

Les vampires échangèrent un regard. Leurs yeux s'écarquillèrent.

― Les loups-garous ! s'exclama Jocelyn en se tapant le front d'une main.

― Tant pis, décida Léonard. Nous poursuivrons notre enquête la nuit prochaine. Peut-être le hasard nous conduira-t-il une fois de plus sur le chemin de ce cher Bob.

Et c'est ainsi que je me retrouvai dans un taxi, mort de fatigue et la tête en vrac, trop heureux de pouvoir enfin retrouver mon lit pour en vouloir aux ersatz de détectives qui me servaient de voisins de m'avoir privé d'une nuit complète de sommeil.

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