Chapitre 4 : À l'amour, à la mort
Comme je m'y attendais, d'une : je n'eus aucune visite ce jour-là, de deux : le mal de crâne qui vint se loger dans ma tête en milieu d'après-midi chassa à grands coups de pied toute l'euphorie que m'avait procurée ma balade. Il prit un malin plaisir à la remplacer par l'impression que mon cerveau allait exploser.
J'étais pourtant sur une bonne lancée en début d'après-midi : au retour de mon excursion, je m'étais forcé à manger mon hamburger. J'avais ensuite passé une bonne heure sur internet à chercher un nouveau téléphone avant de me retrouver je ne sais trop comment sur YouTube à regarder avec beaucoup d'attention un mouton qui jouait avec un ballon. Enfin, je m'étais mis en quête d'informations sur les loups-garous tandis que mon ivresse et ma raison lançaient un débat animé sur la réalité de leur existence.
Finalement, je n'avais pas acheté de nouveau portable, tout ce que j'avais pu trouver sur les loups-garous, je l'avais déjà appris dans les films et les livres et mon seul accomplissement de l'après-midi au moment où le marteau s'était invité dans mon crâne avait été d'avaler un hamburger et quelques frites.
Une fois la gueule de bois bien installée, je m'étais prostré dans ma chaise de bureau, avais calé ma tête dans mes bras croisés et avais passé le reste de l'après-midi à prier pour qu'une météorite vienne s'écraser sur mon immeuble et me délivre de mon supplice.
À 18h45, je décidai que j'en avais fait assez (ou tout du moins que je ne pouvais pas en faire plus). Sans pouvoir me débarrasser de l'impression que j'avais oublié quelque chose, je rassemblai mes affaires pour rentrer à la maison. Rien de mieux que les infusions d'Enat pour se remettre d'une gueule de bois. Il faudrait certes que je lui explique comment je m'étais retrouvé dans un tel état, mais j'y réfléchirais plus tard.
J'ouvris ma porte, la refermai derrière moi et me retrouvai nez à nez avec mes voisins qui descendaient de leur appartement à l'étage supérieur. Les derniers rayons du soleil disparaissaient derrière l'horizon, ils n'allaient pas tarder à ouvrir leur bureau.
Je les saluai d'un signe de tête et m'apprêtai à quitter les lieux quand Léonard m'attrapa par le bras.
― Bien le bonsoir, monsieur Murphy, comment allez-vous ? Nous nous apprêtons à nous rendre dans le quartier de Temple Bar dans le cadre de notre enquête, joignez-vous donc à nous, lança-t-il en une traite de chuintements, de zozotements et de « r » appuyés.
Je marmonnai un semblant de quelque chose pour signifier mon refus mais entre la bouche pâteuse et l'accent du nord de Dublin, le vampire ne comprit apparemment pas un traître mot de ce que je venais de lui dire...
― Parfait, rendons-nous-y de ce pas, fit-il joyeusement. Madame, suivez-nous, je vous en prie. Figurez-vous que nous enquêtons sur l'enlèvement d'un adolescent par un clan de loups-garous ! Vous pourrez nous expliquer ce qui vous amène en chemin.
Je tournai les yeux et découvris, assise sur la chaise du palier, une femme d'un certain âge affublée d'un chapeau pointu vert pomme et d'une longue robe pivoine. Celle-ci, en plus d'être de toute évidence de la bande de mes voisins, avait des goûts très... particuliers en termes d'assortiment de couleurs.
Elle se leva et ses yeux se posèrent un instant sur moi, ce qui généra chez ma pauvre personne un certain malaise. J'avais déjà vu ces yeux, mais où ? Et la façon dont ils m'avaient regardé... Une amie de mon chat, sans doute.
Bien entendu, une impression restait une impression et je n'en fis pas grand cas. J'essayai plutôt de me dégager de l'étreinte de Léonard (pour un type aussi squelettique, il avait de la poigne, ce con) tout en marmonnant des excuses d'une voix vaseuse pour rentrer chez moi.
La vieille femme grimée en sorcière leva bien haut la tête et considéra les escaliers avec dédain.
― Cela ira, répondit-elle d'une voix cassante. Je reviendrai quand vous serez plus disponibles. Et en meilleure compagnie.
J'aurais bien répliqué mais ma tête était plutôt partante pour que je me roule en boule dans un coin et n'en bouge plus jamais. Je me tus donc et avisai désespérément les marches qui descendaient dans l'obscurité, vers la liberté et le salut.
― Bien, allons-y, fit Léonard en me tirant par le bras. Ne vous en faites pas, monsieur Murphy, nous vous paierons un supplément pour le travail de nuit.
― Ah bon... marmonnai-je.
Je me laissai donc entraîner sans résister. Je tournai tout de même une dernière fois la tête vers la vieille femme et constatai qu'elle avait disparu.
― Elle est où ? grommelai-je.
Miraculeusement, le vampire comprit la question du premier coup.
― Eh bien, elle est partie, répondit-il, comme si c'était une évidence.
― Ah bon...
Comme je le disais tout de suite, je n'étais pas vraiment en état de réfléchir. Ni de voir les gens me passer devant pour quitter le bâtiment, visiblement. J'acceptai donc ce fait sans plus y consacrer le moindre de mes neurones endoloris quand un petit problème s'imposa à mon esprit.
― Cette charmante femme que vous venez de rencontrer nous a fort aidés lorsque nous sommes arrivés en Irlande, expliqua Léonard. Madame... Euh...
L'aîné des frères leva un regard confus et interrogateur vers Jocelyn. Ce dernier lui retourna un haussement d'épaules embarrassé après quelques secondes de réflexion.
― Ma femme... grommelai-je enfin, désireux de diriger la conversation vers ce qui me préoccupait vraiment. Il faut que je prévienne ma femme... Plus de téléphone...
Cette fois-ci, ce fut Jocelyn qui comprit ce que j'avais dit.
― Nous lui enverrons un pigeon, assura-t-il.
― Ah bon...
Je ne savais pas trop quel genre de messagerie instantanée c'était (sans doute un truc français) ni comment ils l'utiliseraient sans téléphone ni ordinateur, mais soit. Ils avaient l'air sûrs d'eux.
Nous atteignîmes finalement la rue. Jocelyn s'éloigna pour tendre une embuscade à un gros pigeon qui avait commis l'erreur de se balader innocemment à cette heure tardive et je suivis Léonard en direction du centre-ville.
Nous n'avions pas fait cent mètres qu'un homme déboucha dans la rue un peu plus loin. Quand il nous aperçut, il se mit à nous faire de grands signes, se précipita vers nous, s'arrêta à mi-chemin et fit demi-tour pour aller chercher sa... main... tombée par terre avant de reprendre sa course.
Mais qu'est-ce qu'ils avaient bien pu mettre dans mes médicaments, à la pharmacie ?
Quand l'individu arriva devant nous, je l'observai plus attentivement. Il était plutôt jeune... Je crois, en tout cas. C'était difficile à dire avec ce teint blanchâtre et son œil droit qui pendait dans le vide. Pourtant, si on ne regardait qu'entre le sommet de sa tête et son front, sa coiffure lui donnait un petit air de jeune adulte essayant d'oublier qu'il n'était plus adolescent.
― Vous êtes les détectives Léonard et Jocelyn du Bois de la Grande Épine ? s'écria-t-il d'une voix tremblante. Il faut absolument que je vous parle... Mon Dieu, c'est affreux...
Le nouveau-venu glissa sa main récemment tombée par terre dans ses cheveux à la manière d'un peigne un peu morbide puis la coinça sous son bras manchot et sortit de sa poche un gros rouleau de scotch marron.
― Pouvez-vous me donner un coup de main ? marmonna-t-il sans même ciller face à son jeu de mot, tout catastrophé qu'il était.
Léonard, quant à lui, n'y fut pas insensible et attrapa la... main en souriant pour la replacer au bout du poignet. Il en profita pour rectifier la méprise de notre interlocuteur.
― Je suis bel et bien Léonard du Bois de la Grande Épine, expliqua-t-il. Et voici mon voisin et collègue : monsieur Daniel Murphy. Mon très cher frère nous rejoindra sous peu.
Le « jeune » homme acquiesça brièvement tout en donnant plusieurs tours de scotch autour de son bras. Il fit ensuite bouger ses doigts nouvellement rattachés à son corps en répétant continuellement :
― C'est affreux... Mon Dieu, c'est affreux...
Ce fut à ce moment-là que Jocelyn nous rejoignit. À bout de souffle, il se plia en deux et posa les mains sur ses genoux, la respiration sifflante.
― Que... nous veut... ce charmant gentilhomme... mon cher frère ? s'enquit-il en s'essuyant le front d'une main.
Moi, si j'avais été un vampire, je me serais transformé en chauve-souris ou en brume au lieu de me donner la peine de courir. Je dis ça, je ne dis rien...
― Ma bien-aimée, mon amour ! Ma douce Mérope a disparu ! rugit l'homme en se jetant à terre et en frappant des poings sur le sol.
Quelque chose vola dans les airs et retomba un mètre plus loin. Tout en pleurant à chaudes larmes, le nouveau-venu ramassa son doigt et le remit en place avec un bon bout de scotch.
Con, peut-être, n'empêche qu'il s'était donné les moyens en costumes.
Léonard se pencha sur le pauvre jeune homme et approcha une main de son épaule sans la toucher, sans doute par peur de faire tomber son bras.
― Nous nous rendons sur les lieux d'une enquête, suivez-nous donc, vous nous expliquerez tout en route.
C'est ainsi que nous nous retrouvâmes accompagnés d'un... zombie... du nom de Gary MacIntosh qui nous parla de ses peines de cœur et de ses amours perdues jusqu'à sa rencontre avec la belle Mérope...
― Elle est tellement jolie, Mérope... Douce et fraîche, comme si elle était morte la veille... Nous nous sommes rencontrés à une soirée dansante et nous ne nous sommes plus quittés depuis. Et puis tout à coup, elle a disparu !
― Quand avez-vous constaté son absence ? s'enquit Jocelyn.
Il tenait serrée dans ses bras une planche en bois sur laquelle étaient fixés une feuille et un petit encrier.
Je devais bien l'admettre, malgré le mouvement de sa bedaine et la position inconfortable pour écrire, sa plume traçait de splendides lettres de noblesse. À croire qu'il avait des siècles d'entraînement... Mais d'où sortait tout ce matériel ?
― Quatre heures ! gémit Gary en s'affalant contre l'épaule de Jocelyn.
C'était une plaisanterie ?
― Et depuis combien de temps vous fréquentiez-vous ? demanda très sérieusement Léonard.
― Trois jours... beugla le zombie en se mouchant bruyamment dans un mouchoir en tissu.
Je remarquai que son nez était resté en place. Avait-il manqué d'argent pendant l'élaboration de son déguisement ?
― Je vois, acquiesça Jocelyn d'un air grave en relisant ses notes. La disparition de votre bien-aimée est effectivement inquiétante. Soyez sans crainte, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour la retrouver.
Oh et puis zut. S'ils n'avaient que ça à faire, après tout...
Nous arrivâmes finalement à Temple Bar dans les rues grouillantes de passants à la recherche d'une bonne table où passer la soirée. Léonard prit aussitôt la tête du groupe et se mit à observer attentivement les environs, les mains sur les hanches, sa cape noire flottant au vent.
― Réfléchissons... Où pourrions-nous bien trouver une bande de loups-garous coupable de la séquestration d'un adolescent ?
Une petite lumière brilla alors faiblement dans ma tête et je déclarai d'une voix pâteuse en désignant un pub du doigt :
― Je crois que j'ai vu quelques types de votre bande de guignols là-bas ce matin.
Peut-être que ni Léonard ni Jocelyn n'avaient tout à fait compris l'insulte, ou peut-être qu'elle leur était rentrée par une oreille et sortie par l'autre. En tout cas, aucun des deux ne la releva et leurs yeux rouges, complètement focalisés sur l'endroit que je leur indiquais, se mirent à briller d'excitation.
― Je peux venir avec vous ? Je veux pas être seul, ce soir... grommela Gary en se frottant l'œil pendant avec son mouchoir.
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