Chapitre 3 : Le grand plongeon
Le lendemain matin, Erin dormait encore quand vint l'heure pour moi de partir. J'embrassai Enat et lui souhaitai à voix basse une bonne journée avant de quitter silencieusement la maison.
Après deux jours de beau temps, la pluie s'était installée pendant la nuit accompagnée du vent, son grand ami de toujours. J'observai un avion décoller, sa livrée verte et le trèfle sur son empennage bien visibles. Il disparut rapidement dans les premières couches de nuages.
Le bus ne tarda pas à arriver et je rejoignis l'étage pour m'installer à ma place favorite trois rangs derrière les escaliers. Elle était libre dans le véhicule quasiment vide du samedi matin.
Le trajet se fit sans heurts ni bouchons et nous arrivâmes rapidement dans le centre-ville.
Je me hâtai dans les ruelles ruisselantes et glissantes par endroits et ouvris la porte de l'immeuble où je me réfugiai. Quand j'eus gravi les deux volées de marches qui me séparaient du premier étage, je sortis ma pochette pleine d'affiches et en placardai une première sur le panneau de liège que les frères et moi avions installé sur le palier.
Ce dernier comptait surtout des photos d'animaux perdus installées là par mes soins (j'avais dit que l'affaire du chichuahua serait vite résolue ? Toutes mes excuses, je voulais bien entendu dire qu'il serait rapide de préparer des affiches) ainsi que des annonces bizarres punaisées par les soi-disant vampires : une première page de journal annonçant la mort de cinquante démons mineurs au cours d'un lâcher de bombes à eau dans le monde démoniaque, une soirée dansante pour zombies (vivants interdits, vampires sur invitation), un sabbat de sorcières (consigne pour balais gratuite), un site de rencontre payant pour démons exilés en mal d'amour (tous les bénéfices seront reversés aux familles des victimes du lâcher de bombes à eau)... J'accrochai la photo de l'affreux chihuahua le plus loin possible de leurs bêtises.
Je savourai ensuite quelques secondes le calme qui régnait sur le palier. Le soleil commençait à se lever et le bureau en face du mien était fermé. Comme tous les jours, les frères avaient affiché sur leur porte une note manuscrite :
Aujourd'hui, le soleil se couchera à 18h47.
Nous nous ferons un plaisir de vous recevoir à l'heure susmentionnée
Et je savais qu'à 18h47, à mon grand désarroi, des clients attendraient déjà devant la porte.
Quant à moi, je doutais que quiconque prenne la peine de me rendre visite aujourd'hui. La pluie, le vent et la situation excentrée de mon bureau n'encourageaient pas vraiment les gens à se déplacer. Surtout ce dernier point. En bon fan de Sherlock Holmes, pourtant, je me refusais à abandonner mon bureau (presque) en centre-ville pour passer en ligne. Certes, j'avais créé des comptes sur quelques réseaux sociaux pour essayer de me faire connaître, mais j'y étais allé si rarement que j'en avais oublié mes mots de passe. Quand, dans un élan de motivation, j'avais voulu les réinitialiser, je m'étais rendu compte que j'avais également oublié celui de la boîte mail qui y était connectée. De ce fait, les informations publiées sur les sites n'étaient plus à jour et ma confiance en internet s'était éteinte à jamais avant même d'avoir vu le jour.
Bon, je n'étais pas au bureau pour me morfondre sur mon potentiel de détective malmené par l'ignorance et la sur-connexion de mes clients potentiels. J'ouvris donc ma porte, sur laquelle j'avais bien précisé : « Pour toute demande farfelue, voir en face », pénétrai dans la pièce, savourai son doux parfum de... je ne sais pas quoi, mais ça sentait bon, et me laissai tomber dans mon fauteuil tout en sortant le dossier sur Wolf Donovan de mon sac.
Deux heures plus tard, j'avais lu trois fois mes photocopies sans rien y trouver d'intéressant. Je collai un post-it sur la porte de mon bureau pour avertir un éventuel visiteur de mon absence temporaire, glissai la version originale des notes de mes voisins sous leur porte et retrouvai la fraîcheur de l'extérieur, ma pochette d'affiches sous le bras. La pluie avait cessé mais le ciel restait menaçant, je pressai donc le pas.
Premier arrêt : la petite supérette à cinq minutes de marche de l'immeuble.
Quand j'entrai, l'un des caissiers leva la tête et me reconnut. Il salua une cliente et me lança :
― Encore le chat de votre voisine ?
Qu'il ne me parle pas de ce chat ! J'avais encore des affiches en stock dans mon bureau et à la maison en prévision de sa prochaine fugue...
― Non, le chien d'une de ses amies, répondis-je en lui montrant la photo.
L'homme fit la grimace.
― Elle est sûre de vouloir le récupérer, celui-là ? Bon, vous connaissez le chemin.
J'acquiesçai en le remerciant et me dirigeai vers le panneau des petites annonces où je punaisai mon affiche.
Je fus accueilli avec les mêmes regards et les mêmes salutations dans les dix autres boutiques où je me rendis ensuite. Ils me connaissaient bien, j'étais le spécialiste des animaux perdus. C'était malheureusement devenu mon fonds de commerce.
Sauf que les animaux en fuite pouvaient être durs, voire impossibles à retrouver. Mes efforts n'étaient donc pas toujours récompensés et je finissais dans le rouge tous les mois. Les affaires dans lesquelles m'entraînaient mes voisins permettaient de limiter la casse, mais sans mon emploi subsidiaire et sans le salaire d'Enat, les factures auraient eu raison de nous depuis longtemps.
Je ravalai mon amertume et me dirigeai vers le sud.
Temple Bar était plutôt calme à cette heure. Les fêtards étaient partis se coucher depuis longtemps et seuls quelques touristes se promenaient dans les rues, appareils photos à la main. Les pubs commençaient à peine à ouvrir leurs portes.
D'après madame Donovan, le « Clan de la Distillerie » avait déjà « pris le contrôle » de Temple Bar. Étant donné le niveau d'idiotie de cette histoire et de ses protagonistes, je me disais que j'avais peu de chance de les voir se balader au grand jour. Surtout s'ils avaient décidé de ne sortir que la nuit, quand leurs « détectives » étaient opérationnels. Mais savait-on jamais.
Bon, je l'avoue, j'étais aussi content d'avoir une bonne excuse pour me dégourdir les jambes. Et pour aller au pub.
Je rentrai donc dans le premier établissement que je croisai et accueillis avec un sourire la musique irlandaise qui emplissait le lieu. Après un rapide coup d'œil alentour à la recherche d'éventuels personnages suspects, je me dirigeai vers le bar pour commander une bonne pinte de bière. Je n'allais quand même pas prendre un café dans un pub... oh, un café du coin, à la limite... Mon irish coffee en main, je m'installai donc à une table pour observer plus ou moins discrètement les clients et les passants dans la rue.
... Je méritais mieux que ça. Les gens comprenaient pas... Moi, je voulais juste vivre de ma passion, mais personne venait jamais me voir. Et puis les voisins rameutaient tout un tas de monde alors qu'ils étaient pas fichus de faire fonctionner un téléphone ou de changer une ampoule (je leur en ai changé plus d'une, je vous jure), sans parler de résoudre une enquête... Heureusement que j'avais Enat. Ah, Enat... Je la méritais pas, elle était beaucoup trop gentille avec moi. Je passais mon temps à travailler, j'étais jamais à la maison mais elle m'accueillait toujours avec son joli sourire. J'étais un moins-que-rien, je valais pas mieux que mes abrutis de voisins...
Tandis que diverses émotions traversaient mon esprit, je gardais mes yeux plus ou moins fixés sur la pinte de bière à moitié vide entre mes mains (le côté optimiste de la vie avait été relégué au second plan par des années d'expérience et un bon taux d'alcoolémie). J'essayai de me concentrer pour compter, mais c'était difficile. Un... deux... trois... De toute façon, leur « ado disparu », ils pouvaient bien se le mettre où je pensais, c'était du pipeau, je vous dis ! Zut... Un, deux, trois... quatre, cinq, six ? Sept ? OK, donc un irish coffee et six ou sept Guinness (je consomme local). Dans tout autant de pubs et tout ça avant midi. J'avais fait fort. Dans le temps, j'aurais pu en boire deux fois plus, je vous jure que c'est vrai. Dans le temps. J'avais depuis senti ma résistance à l'alcool décliner et je savais que je regretterai cette petite excursion matinale. Mais c'était pour le bien de mon en-quête !
Je relevai fièrement la tête et observai difficilement les gens autour de moi. Des touristes, des amis qui se retrouvaient en ville. Et puis, au fond, quatre hommes penchés au-dessus d'une table, à se faire des messes basses.
Pourquoi pas, après tout. Mais mon instinct de détective couplé à la motivation débordante que m'avait soudain procurée l'alcool me criaient qu'ils étaient quand même un peu louches. Peut-être parce qu'ils étaient en short et t-shirt alors qu'il s'était remis à pleuvoir et que le vent avait gagné en intensité dehors. Ou parce qu'ils avaient les jambes les plus poilues que j'avais jamais vues.
Loups-garous !
Le peu de raison qui résistait encore plus ou moins aux assauts de l'alcool dans ma tête leva aussitôt le poing et me hurla : « déguisements de loups-garous ». Bref.
Je sortis l'outil principal du détective privé moderne : mon appareil photo. Plus moderne et compact encore (et moins cher vu à quoi ressemblait le mien) : mon téléphone portable.
Je posai les coudes sur la table histoire d'empêcher au maximum mes mains de trembler et d'avoir une photo pas trop floue.
Clic.
Plouf.
― Merde...
Je repêchai mon portable et l'essuyai comme je pouvais sur mon pantalon avant de suspendre mon geste en constatant que je venais d'y faire une superbe tache de bière rectangulaire. Ma tête embrumée me dit : « ça va sécher, on verra plus rien », ma raison me dit : « bien sûr que si, on verra quelque chose ». J'essayai ensuite d'essuyer ce qu'il restait d'alcool sur l'appareil avec mes mains, ce qui s'avéra peu efficace, puis appuyai sur le bouton pour le rallumer.
Rien.
― Merde...
Je fixai bêtement l'écran en attente d'un signe de vie de sa part, mais dus rapidement me rendre à l'évidence : il n'avait pas du tout apprécié le plongeon.
Démuni, ainsi coupé du monde, je rangeai mon téléphone à sa place habituelle et quittai le pub.
Le vent et la pluie me réveillèrent un peu et je m'arrêtai un instant pour déterminer la marche à suivre maintenant que je n'avais plus de téléphone opérationnel.
Il me faudrait certes en racheter un, mais je voulais quand même prendre le temps d'en sélectionner un pas trop mal et pas trop cher. Pour cela, rien de mieux qu'une commande sur internet. Il me fallait donc retourner à mon bureau où m'attendaient mon ordinateur portable et le Wi-Fi.
Je devais également récupérer la photo que je venais de prendre, aussi utile puisse-t-elle être et en espérant que les données avaient survécu à la baignade. Heureusement, l'adaptateur pour lire la carte SD de mon téléphone sur mon ordinateur était dans la pochette de celui-ci. Non pas que je m'attendais à me retrouver un jour dans une telle situation, mais tout simplement parce que je ne l'en avais jamais enlevé depuis l'achat de la carte. Je soupçonnais même l'emballage plastique de s'y trouver aussi, ainsi que le ticket de caisse.
Ensuite, il était midi. Midi égale manger, je devais donc trouver quelque chose à me mettre sous la dent. J'entrai dans le premier fast-food que je croisai pour faire l'achat d'un bon hamburger (pas forcément la meilleure des idées quand on a bien bu, je sais, mais mon estomac, me disait : « c'est ça ou rien » et j'ai tendance à l'écouter quand c'est lui qui décide ce qu'il veut bien garder).
Dernière chose : j'aperçus une pharmacie et y marquai un arrêt pour m'approvisionner en médicaments contre le mal de tête. Vint ensuite la supérette dont je ressortis avec une bouteille d'eau. Je le savais, l'après-midi serait difficile.
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