Chapitre 10 : La menace fluo

Enat ? Depuis quand était-elle ici ?

― Merde, marmonna le nain avant d'afficher son plus beau sourire machiavélique et de se retourner pour le faire admirer à la nouvelle venue. C'est un plaisir de vous revoir, mademoiselle... pardon... madame !

― Range ce couteau ou je te le fais avaler, l'informa courtoisement ma femme.

― Je n'y suis pour rien, madame Enat. Je ne fais que ce pour quoi on me paye, vous le savez très bien. Et puis elle avait son chapeau vert, cette fois... Elle fait peur, avec son chapeau vert...

― Alors dis à ma mère de te faire ranger ton couteau ou je le lui fais avaler. Et toi avec.

Je ne suivais plus vraiment ce qui se passait, mais ce qu'elle était belle... Forte, intelligente, menaçante. Ma jolie guerrière qui allait botter les fesses au méchant leprechaun. Elle avait revêtu sa plus belle armure pour l'occasion : son rutilant pyjama « The elephant in the room ». Je l'aimais bien, celui-là, avec son pachyderme encastré dans une maison, un bonhomme rêveur, fleur sous le nez, assis sur l'arrière-train.

Comme Bob ne s'exécutait pas, Enat avança d'un pas et le petit homme desserra immédiatement sa prise sur le couteau. Ce dernier tomba dans un bruit sourd sur les planches de la scène.

― Maintenant, disparais, gronda ma femme. Et si tu essayes encore une fois de t'en prendre à mon Danny, je te fais la peau.

Cette perspective n'enchantait visiblement pas Bob qui tressaillit. Il rassembla pourtant son courage et pointa du pouce les tonneaux de poitín contre lesquels j'étais adossé.

― Je peux les récupérer ? Vous n'avez pas idée du prix que ça m'a coûté...

― Pour que tu puisses en faire de la contrebande ? Hors de question. Qui sait ce que tu as pu mettre dedans, en plus.

― Rien du tout ! Ce n'est que du bon poitín artisanal distillé par une connaissance... protesta Bob avant d'ajouter en voyant le regard noir d'Enat s'assombrir encore : Avec... quelques herbes d'asservissement... Mais trois fois rien, je le jure !

Le leprechaun se dandina sur place, mal à l'aise.

Enat leva une main et je sentis comme des picotements dans l'air. Quand elle la rabaissa, Bob fit naviguer son regard des tonneaux à ma femme, l'air affolé.

― Qu'avez-vous fait ? s'alarma-t-il.

Il se précipita sur le tonneau à côté de moi en bousculant Gary au passage, ignora les protestations de ce dernier et se hissa au sommet. Il jeta un œil à travers la petite trappe que le zombie avait ouverte un peu plus tôt.

― De l'eau... murmura-t-il. De l'eau... Qu'avez-vous fait ?!

À côté de lui, Gary parut également déçu.

Le leprechaun avait vraisemblablement oublié la crainte que lui inspirait Enat quelques instants plus tôt et fit quelques pas dans sa direction en fulminant :

― Sale sorcière...

― Bien assez d'alcool a coulé dans cette histoire. Un peu d'eau fera du bien à tout le monde, argumenta ma femme.

Je dois l'avouer, j'étais un peu inquiet pour Enat à ce moment-là. J'ignorais ce qu'elle avait fait, mais cela n'avait pas plu au nain qui se rapprochait dangereusement de son couteau abandonné sur le plancher.

J'essayai de me redresser, mais le monde recommença à tourner. Je dirigeai des yeux suppliants vers Gary avant de déchanter en le découvrant penché sur un tonneau. Il marmonnait quelque chose sur la déception que lui procurait la disparition d'un bon poitín.

Bob tendit la main et saisit le couteau.

Enat ne s'en aperçut pas. Ses yeux étaient tournés vers l'entrée, sourcils froncés. Cette expression, je la connaissais : elle était préoccupée. J'ignorais pourquoi, mais en ce moment même, ce n'était pas vraiment d'une porte ou des gigolos qui pouvaient encore la traverser pour animer la soirée dont elle devait s'inquiéter... Je parvins enfin à rassembler toutes mes forces et, dans un sursaut de détermination, balançai le canard en caoutchouc sur le leprechaun. Par le plus grand des miracles, le CoinX rebondit sur la tête de Bob, lui arracha son chapeau – très belle calvitie, soit dit en passant – et lui fit pousser un petit cri de surprise (à Bob, pas au chapeau). Cela attira l'attention d'Enat qui l'envoya (toujours pas le chapeau) je ne sais trop comment valser dans les tonneaux encore remplis de poitín quelques minutes plus tôt.

Ce fut alors que débarqua le clou de la soirée.

― Bien ! Personne ne bouge, bande de monstres ou je vous transforme en passoires !

Le policier à la barbe noire et blanche se tenait dans l'entrée, collier d'ail autour du cou, pieu en bois et longue épée argentée dans les mains.

Tout le monde s'immobilisa et un silence impressionnant s'installa pendant un quart de secondes.

Bien entendu, cela ne dura pas et, sans égard pour les ordres de l'agent, l'échauffourée plus ou moins organisée entre les deux camps rivaux (plus Léonard et Jocelyn) se transforma en mouvement de panique générale fort chaotique. Depuis mon perchoir, j'avais un peu l'impression de regarder une fourmilière dont on aurait trituré l'entrée avec un bâton...

Apparut ensuite le jeune agent que j'avais vu discuter un peu plus tôt avec le premier venu. Il se figea en un garde-à-vous et, ce faisant, se frappa la tête avec les petits bouts de papier qu'il tenait dans sa main droite.

― Chef ! J'ai fait évacuer le pub et ai scellé les entrées, chef ! Plus personne peut entrer ni sortir, chef ! hurla-t-il avec un fort accent du sud-ouest.

― Bien, parfait, commenta son supérieur. Ces monstres sont faits comme des rats ! Appelez les renforts, Johnson !

― Chef ! Oui, chef !

Le subordonné s'éloigna un instant pour passer un message dans son talkie-walkie avant de revenir vers son chef, catastrophé.

― Ils peuvent pas entrer à cause des sceaux à l'entrée, chef ! annonça-t-il.

― Flûte ! Allez leur ouvrir !

― Chef ! Oui, chef !

Et il repartit aussitôt.

La cohue allait toujours bon train. Moi non plus, je n'avais pas spécialement envie de me faire arrêter pour tapage nocturne ou pour bagarre dans un pub, mais de là à en faire un foin pareil... Il suffisait d'expliquer calmement la situation aux policiers pour qu'ils nous laissent nous en tirer avec un simple avertissement. D'autant que le poitín distillé illégalement s'était semble-t-il changé en eau, ce qui faisait un motif de condamnation en moins pour la soirée.

Une petite incertitude me saisit alors. Y avait-il autre chose ? Avais-je fourré mon nez dans une affaire qui me dépassait ? Pourtant, au vu des capacités intellectuelles des personnes présentes dans cette pièce (à part ma douce et tendre Enat, bien entendu... Si elle était vraiment présente... Avec ce coup à la tête, j'avais mes doutes), il me paraissait peu probable qu'ils soient en mesure de monter une combine qui leur aurait valu les foudres de la police. À moins que, dans leur bêtise, ils aient décidé d'un commun accord que les agents étaient leurs plus grands ennemis ?

Ah... Réfléchir n'était vraiment pas une activité que mon cerveau appréciait ce soir-là.

De son côté, Bob avait profité de la confusion pour se faire la malle. Vif comme l'éclair, il esquiva le policier qui gardait la porte et détala sans un regard en arrière, rapidement suivi du reste de la troupe dans un sauve-qui-peut mémorable de crocs et de poils.

Quant à l'agent des forces de l'ordre, il tenta bien de s'interposer au début mais dut vite admettre que la déferlante déferlait un peu trop pour lui. Il s'écarta, sans doute pour déléguer le reste travail à ses renforts qui attendaient en bas.

Pendant ce temps-là, Enat s'approcha de moi et un air catastrophé apparut sur son visage quand elle découvrit mon bras en sang et le féroce chihuahua qui passait toujours du bon temps avec son os sur mes genoux.

― Il t'a mordu ? demanda-t-elle d'une voix inquiète.

Je haussai les épaules pour lui signifier qu'elle n'avait pas à s'inquiéter et fus aussitôt pris d'une vive douleur dans tout mon corps. Et de nausées. Oh là là, les nausées...

― Ce n'est rien, parvins-je à marmonner. Je m'en sortirai.

Oh, sur son t-shirt, il y avait une petite souris à lunettes qui prenait des notes, assise sur la fenêtre de la maison ! Je ne l'avais jamais vue, celle-là...

Enat me déposa un baiser sur le front et murmura :

― Sache que quoi que tu sois, je t'aimerais toujours. Fais-toi conduire à l'hôpital, je t'y retrouverai dès que possible.

Et elle disparut, comme toutes les autres hallucinations de cette fin de journée.

Je me retrouvai donc seul sur la scène avec vingt tonneaux remplis d'eau, un canard en caoutchouc un peu plus loin et Sophie la Girafe. Gary avait dû se glisser dans le peloton au moment de la grande débandade.

Le policier attendit quelques minutes, un air satisfait sur le visage, puis il jeta un œil à sa montre. Il se pencha ensuite dans le couloir qui menait aux escaliers pour y guetter je ne sais trop quel signe. Ce fut alors que son subordonné réapparut et il se redressa aussitôt dans sa position de vainqueur initiale.

― Qu'est-ce qui s'est passé, chef ? J'ai croisé tout le monde qui partait en courant, s'enquit le jeune.

― Ne vous inquiétez pas, Johnson, nos renforts les cueilleront quand ils arriveront en bas ! le rassura le chef.

C'est alors qu'un troisième policier, un peu plus âgé que le second mais sans doute pas de beaucoup, débarqua dans la pièce et se mit aussitôt au garde-à-vous.

― Chef ! Au rapport, chef ! hurla le jeune homme.

― Bien, je vous écoute, Smith ! répondit le chef.

― Ils nous ont échappé, chef !

― Bien... Comment ?

― Ils étaient trop nombreux, chef, se justifia Smith. Du coup, la confrontation aurait été trop risquée et on a préféré pas s'interposer... Mais vous en faites pas, chef, c'était stratégique, les renforts sont en route, qu'on nous a dit !

― C'était vous, les renforts, bougres d'abrutis !

― Ah...

S'ensuivit une remontrance en bonne et due forme à laquelle je prêtai à peine attention. Tout tournait vraiment beaucoup et les nausées s'étaient bel et bien jointes à la fête. Disons que j'avais connu des jours meilleurs.

Après ce qui me parut une éternité, les policiers semblèrent enfin se rendre compte qu'ils n'étaient pas seuls et s'approchèrent de moi.

― Bien, monsieur, honnête citoyen, comment vous sentez-vous ? demanda le chef.

J'essayai de lui expliquer que ce n'était pas la grande forme mais ma bouche ne réussit qu'à émettre un grognement que je trouvai finalement assez représentatif de mon état.

― Je vais vous demander d'articuler, monsieur, insista le policier avant que Johnson n'intervienne.

― Euh... Il est un peu plus pâle que dans la rue tout à l'heure, non ? J'appelle une ambulance ?

Après deux minutes de débat dont les sujets principaux furent le sérieux de ma condition, le pourquoi de la présence sur scène du canard en caoutchouc, de Sophie la Girafe et des tonneaux d'eau et s'il faudrait ranger la pièce avant de partir, les trois policiers prirent la décision d'appeler les secours. Je soufflai enfin de soulagement. Mais pas trop fort, histoire de garder au chaud ce que contenaient mes tripes.

Il leur fallut cinq minutes de plus pour se rendre compte de la présence du chihuahua, ce qui les fit bondir et sortir pistolets, crucifix et épées argentées. Ils avaient bien l'air décidé à trucider le minuscule molosse, aussi déployai-je toutes les forces qu'il me restait pour leur faire comprendre que mon salaire dépendait de l'intégrité physique et (pour ce qu'il y en avait) mentale du cabot. Ne sortit de ma bouche qu'un misérable « Poopoon... » qui les calma pourtant.

― Oh, c'est le vôtre ? crut comprendre le chef. Bah, les goûts et les couleurs...

Non, pas du tout, il avait tout faux. Mais bon, du moment qu'ils ne me le transperçaient pas avec tout plein de trucs bizarres...

Au moins, il avait l'air d'accord avec moi au sujet de la prestance du corniaud, ça nous faisait un terrain d'entente. Terrain que j'aurais bien aimé voir situé sous le bâtiment d'un hôpital, parce que j'étais en train de perdre lamentablement connaissance.

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