Chapitre 1 : Les voisins de palier

Tout d'abord, des présentations s'imposent.

Je m'appelle Daniel Murphy, Danny pour les intimes (aucun lien avec un certain footballeur, je le bats en ancienneté et me considère donc comme l'original), cinquante-trois ans, marié, un enfant.

À mes heures perdues, de huit heures à seize heures du lundi au vendredi, je travaille comme prospecteur téléphonique pour une entreprise de vente de canapés par correspondance (si si, ça existe). Il faut bien boucler les fins de mois.

Mon activité principale, en revanche, de dix-sept heures à minuit du lundi au vendredi et de huit heures à dix-neuf heures le samedi, fermé les dimanches, jours fériés et les deux premières semaines d'août pour vacances annuelles, c'est détective privé.

En grand fan de Sherlock Holmes, j'avais toujours rêvé d'ouvrir un jour mon propre 221B Baker Street, d'y recevoir les veuves éplorées, de m'y voir confier des affaires de disparitions mystérieuses, de combattre les malfrats et de susciter chez les forces de l'ordre une admiration sans bornes teintée de jalousie et d'antipathie.

En guise de 221B Baker Street, je loue un petit studio dans un quartier de Dublin récemment remis à neuf au nord du fleuve. Pour me trouver, il faut parcourir des rues longées d'immeubles rutilants puis continuer. Un peu plus loin... encore... Non, encore un peu... Voilà : mon bureau se trouve dans l'un de ces vieux bâtiments qui tiennent miraculeusement debout. Si j'avais eu les moyens de me payer quelque chose dans ces beaux immeubles neufs précédemment cités, croyez bien que je ne m'embarrasserais pas d'un travail d'appoint.

Cependant, vous devrez vous contenter de cette description, vous n'aurez pas mon adresse. Qui sait quel hurluberlu tombera sur ce premier chapitre et pourrait décider de venir frapper à ma porte ? En termes de personnages douteux, j'ai déjà tout ce qu'il faut, merci.

Je crois que c'est à ce moment-là que je vous expose mon problème. Ou plutôt mes problèmes.

Ils sont au nombre de deux, des frères. Grands, pâles, l'un squelettique, l'autre ventripotent (Laurel et Hardy ? Si vous voulez. Pour coller davantage à la réalité, ôtez simplement quelques tours de taille à Laurel que vous rajoutez à Hardy). Ils aiment se vêtir de longues capes noires au col remonté et s'affubler de lentilles de contact de couleur rouge ainsi que de canines blanches proéminentes.

Leurs noms ? Jocelyn et Léonard du Bois de la Grande Épine (je précise au passage que je n'ai jamais réussi à prononcer leur nom complet, mes cours de français remontent à quelques lointaines décennies). Vampires. C'est en tout cas ce que dit leur plaque, accrochée sur la porte en face de la mienne. Y sont également indiqués leur profession : « Détectives privés, spécialisés en surnaturel » et leurs horaires d'ouverture : « du coucher au lever du soleil ».

Un beau duo de dégénérés si vous voulez mon humble avis.

Sauf que ça fait un super aimant à dérangés du ciboulot ! Il n'y a qu'à voir la populace qui occupe la chaise sur le palier (dont ces messieurs ont fait leur salle d'attente... Oui, figurez-vous qu'ils ont même besoin d'une salle d'attente, ces cinglés) : des capes, des chapeaux pointus, des draps blancs avec deux trous pour les yeux... J'en passe et des meilleures.

Enfin bon... Non seulement, l'immeuble leur appartient, mais en plus...

― Acceptez-vous notre requête, monsieur Murphy ? s'enquit Léonard le squelettique avec son accent français à couper au couteau et son chuintement caractéristique (enlève ces canines quand tu parles, bon sang !).

... ils payent bien, ces saligauds !

― Il faut que j'y réfléchisse, j'ai quelques dossiers urgents en ce moment...

Rentrons à présent dans le vif du sujet, à savoir l'histoire dont je vais vous conter les événements rocambolesques.

Tout commence dans mon bureau exposé face au sud qui serait fort bien éclairé si on abattait l'immeuble de l'autre côté de la rue qui me fait de l'ombre. Fort bien rangé également, je tiens à mon image.

Ce que je venais de dire était bien évidemment un mensonge. Je n'avais reçu qu'une cliente cette semaine-là dont j'avais accepté de retrouver le chihuahua, volé selon ses dires. Il s'était très certainement fait la malle, tout simplement, et cette affaire serait bouclée après l'impression de quelques affiches de recherche.

J'avais en revanche les yeux rivés sur la coquette somme que m'offraient les deux pseudo-immortels en échange de ma contribution sur un de leurs propres dossiers.

― S'il vous plaît, monsieur Murphy, mon fils... sanglota la femme à la pilosité déconcertante qui les accompagnait.

J'affichai encore quelques instants mon masque réticent puis, dans un geste dégoulinant de résignation et de compassion accompagné d'un bruyant soupir, je reposai sur mon bureau le contrat que me proposaient mes voisins de palier. Je fermais dans dix minutes, je ne pouvais donc pas les faire mariner trop longtemps.

― Bon, très bien. Pour cette fois, j'accepte de vous aider. Mais que ça ne devienne pas une habitude, fis-je.

Cela faisait finalement bien longtemps que c'en était devenu une.

Les deux frères se regardèrent avec soulagement. Ils pouvaient. Je ne savais pas à combien s'élevait le nombre d'affaires qu'ils avaient résolues tous seuls, mais je pense qu'un manchot pourrait aisément les compter sur ses doigts. Bien entendu, on ne pouvait pas vraiment qualifier « d'affaires » leurs parties de jeu de rôle grandeur nature dans lesquelles ils aimaient bien me fourrer. Pourquoi m'y mêlaient-ils ? Sans doute pour se donner une chance de ne pas perdre.

― Bon, que se passe-t-il exactement ? lançai-je.

Jocelyn s'avança en se dodelinant et déposa une photo sur mon bureau. J'y découvris un homme dont je peinais à imaginer qu'il était plus jeune que ma fille. Ses yeux noirs surmontés de sourcils aussi fournis, voire plus, que ceux de sa mère semblaient bien las, hagards. Il avait les cheveux en bataille et une barbe déjà bien touffue pour quelqu'un qui, apparemment, venait tout juste de fêter ses quatorze ans.

― Donc... C'est lui ? voulus-je confirmer auprès de la cliente assise dans la chaise en face de moi.

Madame Donovan – c'était son nom – acquiesça et sortit un mouchoir en tissu rose à fleurs dans lequel elle fit jouer un ensemble de cuivres.

― Mon petit Wolf... sanglota-t-elle à nouveau.

Wolf... Le gosse n'était pas verni, entre son prénom et sa mère qui prétendait être...

― Et vous dites que vous êtes... des loups-garous ?

La femme réitéra son mouvement de la tête. Ces gens n'étaient vraiment pas nets. Cependant, en bon détective (et pour le bien du joli montant inscrit sur le contrat), je décidai de jouer le jeu. Je finissais par avoir l'habitude. Je soupirai donc discrètement et reposai la photo.

― Mon époux contrôle la partie sud-est de la ville. Je soupçonne le Clan de la Distillerie, nos rivaux. Ils nous disputent une partie de notre territoire depuis plusieurs décennies déjà, expliqua la femme.

Une guerre de clans version loups-garous, donc. Mais bien sûr.

― Vraiment... Eh bien c'est malheureux, raillai-je.

La femme acquiesça une nouvelle fois. Elle n'avait pas dû remarquer mon ton ironique.

― Ils nous ont envoyé un message pour nous faire part de leur demande. Mon mari a refusé, bien sûr, cette partie de la ville appartient à notre clan depuis que son arrière-grand-oncle a gagné un combat contre leur chef de l'époque.

― Un combat à la lueur de la pleine lune dans une clairière au milieu d'une forêt ? demandai-je en réprimant un rictus sarcastique.

― Oh non, c'était à celui qui descendait le plus de pintes. Ils ont vidé les réserves de bière du pub et c'est l'arrière-grand-oncle de mon mari qui a gagné. Le Clan de la Distillerie conteste cette victoire depuis lors, ils racontent que leur chef était déjà ivre mort avant le duel. Pourtant, je vous assure qu'ils ont inversé les rôles ! C'est l'arrière-grand-oncle de mon mari qui ne tenait déjà plus debout !

― Et le quartier qu'ils vous disputent est... ? m'enquis-je.

La réponse m'apparaissait de plus en plus évidente, mais en bon professionnel, je préférais ne pas me lancer sur des suppositions hâtives.

La femme sortit un papier plastifié de son sac à main, le déplia et me le présenta. Il s'agissait du plan de la ville distribué dans les offices de tourisme, présentation tout en couleur des artères principales et des lieux à visiter. Je reconnus tout de suite la zone dont le fond vert avait été maladroitement cerclé de rouge par les ravisseurs présumés.

― Temple Bar... marmonnai-je. Évidemment.

Comme je m'en doutais, leur histoire avait pour sujets l'alcool et la domination des principaux pubs de la ville. J'avais ma petite idée concernant la sobriété de ses inventeurs au moment où elle avait vu le jour.

― La police a-t-elle été informée ? demandai-je tout de même.

― Oh non, nous ne pouvons pas leur faire confiance, voyons, s'affola-t-elle avant de se pencher vers moi et de glisser d'une voix mystérieuse : la police est infestée de chasseurs, vous savez... Ils nous tueraient tous !

J'ignorai les vampires qui acquiesçaient avec force derrière elle et soupirai :

― Évidemment, suis-je bête.

La police avait surtout autre chose à faire que d'écouter vos histoires et vous placerait illico en cellule de dégrisement. Peut-être cela ne vous ferait-il pas grand mal, à bien y réfléchir. Cependant, vu la somme qui m'attendait à la fin de cette « enquête », je n'allais pas faire le difficile.

― Ne vous en faites pas, madame, fis-je d'un ton assuré qui trahissait à peine ma lassitude, je retrouverai votre fils. Ces... loups-garous n'ont qu'à bien se tenir.

― Oh, nous vous aiderons également, soyez sans crainte, monsieur Murphy, assura Jocelyn en redressant fièrement sa bedaine.

Je le regardai faire tout en réprimant un soupir. J'étais devenu bon acteur. Quand je les priais d'arrêter leurs idioties, ils m'en parlaient trois fois plus pour essayer de me convaincre et cela m'aurait fait louper le dernier bus.

Quant à l'aide proposée... Elle sentait les ennuis inutiles plutôt qu'un véritable soutien. Cependant, la dernière fois que je les avais éconduits, ils avaient paru tellement déprimés que j'avais eu peur de me faire virer de mon bureau.

Je soupirai donc intérieurement et me tint prêt à tout ce qui allait prochainement me tomber dessus. Compromis, songeai-je. Com-pro-mis, Daniel. Pense aux sous.

― Bien sûr, répondis-je donc en affichant un sourire que j'espérais pas trop crispé. Bien sûr...

Après avoir récupéré le dossier manuscrit rédigé par les frères d'après les dires de leur cliente, je saluai tout le monde, fermai mon bureau en quatrième vitesse puis courus vers le bus qui me ramènerait chez moi.

C'est ainsi que je me retrouvai embarqué dans une nouvelle affaire dont l'absurdité n'avait d'égal que la bêtise de ses protagonistes.

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