« Tu es né poussière et tu retourneras à la poussière »


« Transpirante et tremblante, allongée avec ses mains sur sa poitrine, elle se réveille avec ses souffrances comme les étincelles de feu dans ses yeux. Elle était fragile et gelée quand l'aiguille a emporté son ami, et maintenant elle est d'une certaine manière encore plus détruite. »
- Across the Line, Linkin Park

L'obscurité ne faisait plus qu'un avec la jeune fille, l'entourant de ses bras froids.

Les yeux dirigés vers le ciel, elle scrutait les étoiles, comme pour se souvenir de la lumière qui parcourait parfois les yeux de celui qu'elle aimait. Pépites d'or dans une rivière céleste, elles semblaient si proches, vues d'ici! Plus petite, l'adolescente pensait même être capable de les attraper au creux de ses mains, si seulement elle avait pu sauter un peu plus haut. Entre ses doigts, elle aurait vu leurs éclats vaciller, comme autant de lucioles qui meurent après avoir dansé toute la nuit. Les étoiles, elles, n'ont jamais su danser, alors elles restent constamment en retrait, observant les planètes valser avec le soleil. Ce spectacle que les astres leur offrent chaque soir les émerveillent, elles le manifestent en rayonnant toujours davantage. C'est leur manière à elles d'applaudir, faute de mains.

Le ciel était magnifique, les mots lui manquaient pour décrire tant de beauté, de perfection réunie en une seule entité. Qu'il y a-t-il de plus beau qu'un ciel de fin d'été, mis à part l'amour et son lot de niaiseries? La brunette se demandait s'il regardait aussi les étoiles, du bord de sa fenêtre, ou s'il pensait un tant soit peu à elle. Combien de regards s'étaient déjà perdu dans l'immensité de la nuit? Combien d'astronomes avaient cherché à comprendre la complexité de l'espace, du soleil, de la lune et de leurs subordonnées les étoiles, à percer leurs secrets millénaires, à repousser sans cesse les limites du possible, juste en regardant ce voile obscur cousu de perles? Combien de personnes avaient déjà eu la chance d'observer des étoiles filantes, des comètes, des trous noirs, des supernovas, des planètes de toute taille et de toute matière, depuis la Création? Qu'y avait-il au-delà de tout ce que nous connaissions, au-delà de l'infini, de ce que l'on ne peut atteindre? Observer l'univers d'ici ne contribuait qu'à multiplier le nombre de ses interrogations.

Elle se leva doucement, portant alors son regard sur le sol, prenant garde à ne pas blesser ses pieds nus sur des graviers ou on ne sait quel idiotie. De la poussière s'accrochait à sa peau, s'incrustait sous ses ongles. La saleté semblait ne vouloir faire qu'un avec elle, peut-être même jusqu'à enfouir son cœur meurtri à l'intérieur d'une cage putride et oubliée. Plus besoin d'exprimer de sentiments, bons comme mauvais, de penser aux autres, de s'inquiéter pour quelqu'un, de penser à lui, d'aimer, de haïr, ce serait génial, non? Et tellement plus facile...

L'air glacial lui mordait la peau, affamé de nouvelles sensations, comme autant de minuscules décharges électriques. Le vent lui fouettait mollement le visage, fatigué de souffler en permanence. Elle frissonnait, mais ça l'amusait. Médiatrice d'un organe incontrôlable, la jeune fille en perdait la tête, l'âme, l'esprit. Plus besoin de règles, ce n'était plus qu'un jeu quotidien finalement, laisser son cœur s'emballer pour ensuite le faire taire, tristement. Poupée de porcelaine aux traits fatigués, abîmée par la vie, on l'avait trop souvent jetée au sol dès le premier excès de colère, juste parce qu'elle ne ressemblait pas assez aux autres. Est-ce mal d'être différente? Son pêché n'était-il pas sa simple existence? Avec difficultés, toujours à reprendre son souffle, à chercher l'oxygène qui lui donnerait la force et la volonté d'avancer, l'adolescente avançait désormais mécaniquement;  traînant son âme derrière elle, hurlant de douleur, les plaies à vif et purulentes, chaque fois plus nombreuses car aucun mot n'avait le pouvoir de les cicatriser. Devant elle se dressait, mimant la supériorité et la fierté, le lycée qui s'accordaient avec ses pensées : gris, ni noir ni blanc, simplement perdu entre les deux.

La solitude à une heure si tardive lui faisait du bien : elle pouvait enfin s'entendre penser, ses réflexions résonnaient sans cesse dans son cerveau malade, pareille à une symphonie macabre. Sûrement la plus belle mélodie qu'elle ait eu l'occasion d'écouter. Parfois, c'est bon de ne plus penser à rien d'autre que nous même, se laisser vivre simplement, comme on sauterait sur des nuages de pluie. Elle ne tomberait pas sur la jeune fille, et pour l'instant c'était tout ce qui lui importait.

Une fois à l'intérieur, elle s'assit sur le vieux carrelage qui recouvrait le sol, sale lui aussi, entourée par les dizaines de casiers aux couleurs mornes. Une clairière dans une forêt de métal multicolore, pensa-t-elle. Ils la surplombaient, menaçant, comme des monstres dépourvus de dents. Condamnés à rester là pour des dizaines d'années encore, jusqu'au jour où, comme tous les autres, ils seraient rejetés par le monde; ils rêvaient d'un peu de savon et d'eau fraîche, histoire de se débarrasser de cette immonde odeur de café renversé; ils songeaient aussi aux joies de la liberté, à la beauté des couleurs, au plaisir de la caresse du soleil sur leur peau nourrie d'obscurité, aimeraient partager des discussions profondes avec la lune.

Elle était seule mais entourée, et cela lui convenait amplement. Il manquait néanmoins quelque chose, quelque chose de différent.
La jeune fille aurait aimé que, pour une fois, son amour soit réciproque, mais la réponse était toujours la même, abstraite, gênée, sonnant comme une volonté de fuir, de s'esquiver. Est-ce que quelqu'un l'avait déjà considéré comme une fille, une petite amie potentielle, ou s'était retourné sur son passage dans la rue, avec le désir d'en apprendre plus, de découvrir une infime partie de son univers?
Un éclat de rire vint se répercuter contre le ventre plat des casiers sombres, suivis par quelques perles salés sur ses joues.

Non. C'est vrai, ce serait toujours non, et même les oui sonneraient tout comme. L'amour, non, la haine, non, l'espoir, non, le désespoir, non, la vie, non, la mort, non ! Toujours, toujours, toujours non...

Des pas résonnaient dans les escaliers, les marches chantaient. L'adolescente décida de se lever, par peur d'être vue et surtout parce que le silence serait plus beau en s'éloignant des personnes incapables de penser librement. Impossible de laisser s'échapper ses idées noires auprès d'autant d'étroitesse d'esprit.

Un pas, puis un autre, dont le son se réfractait sur les murs décrépis. L'obscurité se faisait plus effrayante à chaque marche gravie, mais elle s'en moquait. Ses doigts couraient sur le métal froid des rambardes, comme pour y trouver quelque chose de beau, de différent. La brunette adorait ce mot, "différent". Constamment en quête de cette différence, elle observait l'univers en général et ce que le monde n'était pas capable de voir, trop occupé à courir après le temps, le temps, le temps, tout le temps. Elle cherchait avant tout l'étincelle d'un regard, la beauté des mots et l'harmonie des notes d'un vrai rire, mais tellement plus encore. Quelqu'un qui serait capable de lui faire oublier sa vie en claquant des doigts, qui ne la ferait pas souffrir, qui ne la blesserait pas avec des armes silencieuses. Elle pensait l'avoir trouvé. Elle se trompait.
La différence était son leitmotiv, s'obligeant du mieux qu'elle pouvait à  ressembler le moins possible aux moutons dont les sentiments incompréhensibles et avariés lui donnaient la nausée, avides de vide. Avoir une âme droite, franche, belle était son devoir. Son apparence passait ensuite.
Si les enveloppes corporelles n'existaient plus, tomberait-on amoureux de sa personnalité?

Arrivée au dernier étage, la brunette poussa la porte qui donnait accès au grenier, savamment cachée derrière une batterie de la salle de musique. Le simple fracas de ses talons sur le parquet faisait s'élever des nuages de poussière qui dansait dans les airs, éclairés par le halo surréaliste de la lune. Les odeurs de vieux bois, de papier froissé et de renfermé donnait une atmosphère particulière à cette pièce immense, dont la noirceur n'avait d'égale que son étrangeté. Dans ce lieu aussi terrifiant que perturbant, la jeune fille ne serait presque pas étonnée de croiser un esprit ou des rats au fur et à mesure de son parcours. La lampe torche de son téléphone ne participait qu'à renforcer cette ambiance lugubre, éclairant à peine le bout de ses pieds. On aurait dit que la ténèbre (mot si rare au singulier qu'il sonne faux à l'oreille, que même les correcteurs automatiques refusent arbitrairement; mais là, les ténèbres n'était pas plurielles, mais singulières.), trop puissante face à la lumière crue crachée de l'appareil, grignotait l'espace tout entier. Le mal était-il en train de triompher du bien? Elle se prit à rire nerveusement, suffisamment angoissée pour ne plus vouloir avancer, mais pas assez pour faire demi-tour. Au lieu de ça, elle s'assit par terre, calant ses deux mains derrière sa nuque. Un véritable décor de film d'horreur. Y avait-il souvent des gens à se perdre ici, entre deux piles de manuels scolaires hors d'usage, à la recherche d'eux-même? Ou était-elle, comme d'habitude, l'une des seules un tant soit peu différente des autres, aux idées tellement étranges qu'elle en venait souvent à se demander si elle n'avait pas un problème?

Elle se laissa glisser graduellement vers le sommeil, jusqu'à ce que toute sa peur du lendemain s'estompe dans l'air. Les idées emmêlées et la bouche pâteuse, elle repartit en direction de sa chambre, préférant le confort sommaire de son lit à la rigidité du parquet.

Elle s'arrêta devant une fenêtre qui dominait toute la ville. La vapeur d'eau qu'elle rejetait formait de la buée sur le verre, on aurait dit que toutes les maisons, les immeubles, les magasins étaient coincés dans un dôme de glace, comme les boules de neige que l'on vend dans les magasins de souvenirs. La ville se sentait attirée dans une torpeur étrange, tout fonctionnait désormais au ralenti. Un savant avait fixé la tristesse des bâtiments sur du papier, il le brûlait à chaque lever de soleil pour la laisser vivre de nouveau un jour de plus. Malheureusement, cet artiste commençait lui aussi à vieillir et ne rendait plus compte que de la laideur des rues, l'encre bavait autant que les larmes au coin de ses yeux. Tout paraissait en permanence plus sale, plus sombre, plus faux et illusoire.
Au loin, elle apercevait un jeune homme adossé au bord de sa fenêtre; une cigarette reposait mollement entre ses lèvres ourlées. Sa chevelure lui rappelait vaguement la crinière d'un lion : ses grosses boucles brunes s'emmêlaient dans ce qui paraissaient être des écouteurs, mimant d'une main les touches d'un piano. Une partie de son visage se découpait dans la flamme du bâton de cancer, apaisé et serein. Elle se surprit à distinguer autant de détails de si loin, mais n'en demeura que plus enchantée. Il semblait si loin, en revanche bien moins que les étoiles, mais elle aurait voulu lui hurler des mots antiseptiques, qui soignent les plaies ouvertes, lui parler de la lune et des étoiles toute la nuit. Peut-être venait-elle de trouver une autre étincelle parmi cet amas de chair vivante? Elle trouva ça beau et étrangement fort. Des larmes s'heurtaient dans sa gorge et blessaient ses muqueuses, ses artères, ses poumons, fragilisée par la splendeur de la ville nocturne.
Mais elle n'en fit rien et s'heurta une fois de plus au silence.
Ce silence qui, plus que tout au monde, lui mettait la tête sous l'eau, et elle n'avait aucune idée de la dose d'oxygène encore présente dans ses poumons qui lui permettrait de ne pas mourir noyée.

Les paupières lourdes, la brunette monta alors dans sa chambre, s'amusant à faire le moins de bruit possible afin de conserver la splendeur de l'instant. Ses orteils engourdis par le froid l'empêchait d'avancer droit, mais elle s'en fichait, tant que les étoiles continuaient d'applaudir et les astres de danser. Qu'elle poursuive sa route ou non n'avait plus vraiment d'importance aux yeux du monde. Sa disparition n'empêcherait personne de vivre, ne tourmenterait pas l'esprit de ceux qui la contemplaient. Et même si le monde était une machine géante où chacun était une pièce indispensable, la jeune fille doutait de son utilité. Pourtant, si elle n'était même pas capable d'assumer son reflet dans le miroir ou ses passions peu communes, son amour du ciel, qui le ferait pour elle? Qui pourrait soigner ses blessures, où trouverait-elle le fil d'or qui les cicatrise naturellement?Elle était quelqu'un de terriblement réel dans un monde terriblement faux, et c'était sans doute pour cette raison qu'elle souffrait terriblement.

Elle se glissa sous ses draps, les lèvres tremblantes. Les larmes ne tardèrent pas. L'obscurité avait ravivé ses ténèbres. La brunette voulut crier, demander au vent pourquoi tout cela, mais les mots se réfractaient dans sa gorge et ne pouvaient franchir la barrière de ses dents.
Silence.
Encore le silence. Toujours le silence. Fichu silence.

Un jour, elle retournerait à la poussière. Mais pour l'instant, il était encore l'heure de vivre. Le vent ne la balaierait pas, pas ce soir tout du moins.
En attendant, la jeune fille s'accrochait aux branches dans sa chute pour éviter d'être blessée davantage, mais ce ne serait pas suffisant, elle le savait pertinemment.

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