Le Marchand de Couleurs


Je m'étais assise et je l'avais regardé peindre. Il portait un large t-shirt blanc couvert de taches rouges, bleues, et mauves. On aurait dit que le soleil couchant y avait répandu ses couleurs avant de s'endormir, autant que son sourire.

Face à sa toile, je voyais ses yeux pétiller. Il plongeait dans son univers aux odeurs d'acrylique et de vernis bon marché, doucement, en prenant son temps, comme dans un profond sommeil. Chaque fois qu'il saisissait son pinceau, il retombait amoureux des courbes, des arabesques, des dégradés, du chant des couleurs. C'était si joli de le voir créer avec ce sourire unique qu'il n'avait que dans ce genre de moment. Il s'épanouissait comme la plus belle des fleurs parmi les orties de la réalité.

Parfois, il posait sa palette et venait s'asseoir à mes côtés, toujours en contemplant son œuvre. Nous restions silencieux quelques minutes, épaules à épaules, partageant notre chaleur. Puis il se relevait et reprenait son travail, toujours en gardant ses lèvres closes. Nous n'avions pas besoin des mots. Ils sont toujours de trop. Tout ce qu'il avait à dire se trouvait dans ses coups de pinceaux tendres et doux. La toile n'était pas un outil pour lui, mais plutôt un être à chérir, qu'il ne voulait surtout pas blesser par des gestes trop brusques, vifs, empreints de colère, non... Il la caresserait, l'habillait, l'aimait plus que tout. La peinture est l'art du silence, la musique des couleurs et des lignes.

Je restais là, à l'observer, en me répétant sans cesse que j'étais la fille la plus chanceuse du monde. Les rayons du crépuscule s'immisçaient dans ses cheveux blonds comme les blés, lui mordaient malicieusement la nuque, et lui mangeaient le dos. Cela projetait des ombres sous ses longs cils, comme les reflets de l'océan qu'était son visage. Des dizaines de taches de rousseurs nageaient sur ses joues, comme autant de minuscules poissons.

Il était l'Art à lui seul. L'Art, qui, par un regard, un sourire, un rire, ou quelques mots, me faisait déborder le cœur et l'esprit de sentiments dont je ne soupçonnais même pas l'existence.
Ses yeux noisette, si clairs qu'on les aurait cru peint à l'aquarelle; ses épis à la fin d'une journée de travail, à force de s'ébouriffer les cheveux pour trouver le bon angle, la bonne teinte pour fixer la beauté du monde; son adorable faussette à la joue droite qui se creusait dès qu'il m'apercevait; son cou de cygne ainsi que sa divine odeur de pots pourris et de fleurs fanées; tout me faisait tomber amoureuse de lui, chaque jour un peu plus.
J'aimais la plus belle des toiles de cette galerie qui constituait ma vie.

Il était le Marchand de Couleurs. Celui qui avait coloré ma vie, éclairé mes déchirures. Avant lui, je pensais connaître les couleurs du monde, jusqu'à ce qu'il me montre tout ce que j'avais oublié de voir. Il avait l'effet d'un arc-en-ciel, d'une explosion de pigments dans l'air. À ses côtés, la vie prenait des nuances inédites, presque mystiques. Pareille à ses pinceaux, j'étais devenue pleinement libre, pour la première fois.

Il m'avait peint des ailes, dessiné des sourires, imaginé un avenir, avait ensoleillé mes nuits sans rêves.

Mais même les arcs-en-ciel ont des côtés sombres. Peut-être qu'ils illuminent les autres pour cacher leur propre obscurité. Peut-être qu'ils se privent de tous leurs éclats pour les refléter sur ceux qu'ils aiment. Peut-être que les arcs-en-ciel, comme les étoiles, se contentent de briller pour prouver qu'ils sont encore vivants. Peut-être que ce jour-là, le Marchand de Couleurs avait déjà été dépouillé de sa lumière.

Le monde est désormais ancré dans des nuances infâmes de gris, ses yeux ont perdu leurs lueurs, ses sourires ne renvoient plus que les ténèbres.

Le Marchand de Couleurs est mort.

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