8) Le vieux fou

- Elle vous plaît, mon île ? demanda la voix cassée.

- Qui... ? cria Théophile, regardant de tous côtés pour trouver l'origine de l'écho. Qui est là ?

- Qui est-tu ? l'imita Blaize, ne sachant pas où donner de la tête.

- C'est moi, petit chaton blanc, c'est moi, petit chaton rouge... Hi hi hihihihihihihihi ! rit la voix.

- Je vais te... ! s'énerva Hikagué.

- Calmez-vous ! intervint Omen, posant ses mains sur les épaules des deux garçons. Cette personne n'est pas une menace, ne vous inquiétez pas !

Un vieil homme petit et frêle émergea d'une des tentes annexes. Ses bras et jambes semblaient bien trop fins et longs pour supporter son poids, mais l'habitude des années lui avait appris à tenir dessus sans vaciller. Si squelettique, on aurait aisément pu compter chacune de ses côtes à travers son habit blanc semblable à celui d'un moine. Une paire de lunettes rondes reflétait la lumière sous quasiment tous les angles, cachant ses yeux et une partie de ses nombreuses rides. Il s'approcha du groupe, tendant un collier argenté à pendentif en forme de flammes serti de joyaux noirs. Omen eut l'air de comprendre la situation et le lui prit doucement des mains.

- Ce collier est précieux, petite, prends en soin et garde-le à jamais, dit-il en lui confiant le bijou. C'est très important.

- Merci monsieur, répondit-elle calmement en se passant le collier autour du cou.

- Omen, qui est-ce ? demanda Haru.

- Je ne sais pas du tout, répliqua-t-elle, sa vitesse de parole habituelle retrouvée. Il est venu nous trouver le deuxième jour après notre arrivée en déclarant qu'il était de son devoir d'inspecter mon collier. Depuis il nous suit. J'ai l'impression que ça fait longtemps qu'il est seul sur cette île, et qu'il est devenu un peu fou de solitude. Ce qu'il raconte n'a aucun sens...

- Non, je ne suis pas fou ! hurla tout à coup le vieillard vers le ciel, puis il se tut.

- Comment vous appelez-vous monsieur ? l'interrogea Imiris froidement.

- Qu'est elle ? Qu'est elle ? Ou qui suis-je ? Je suis une larme véritable. Je protège... Je protège... Que protégé-je ? Qui protégé-je ? Elle est là, elle est là... L'âme écarlate...

- Monsieur ? Vous vous appelez ? pressa la fée, se voulant calme.

- Oui, je m'appelle... Je m'appelle... Je n'ai pas de nom. Je renie mon nom. Elle ne m'a pas donné de nom. Je suis... Je suis mon rôle, je suis l'Oracle...

- Ça ne nous aide pas beaucoup... conclut Théophile.

- Il répète ça depuis qu'on l'a rencontré... Ça et qu'il a besoin du collier, leur informa Samuel, visiblement nerveux. Le reste du temps il parle de chatons, ou il se parle à lui-même... C'est perturbant parfois.

- Qu'a-t-il de spécial, ce collier ? questionna Hikagué.

- C'est un objet qui se transmet de mère en fille dans ma famille, dit Omen. Il est très vieux et il m'est très cher, mais en soi il n'a pas vraiment de valeur. Je ne vois pas pourquoi il aurait un intérêt pour quelqu'un qui n'aurait aucun lien avec.

Soudain, le vieillard se mit à examiner Théophile de près. Le félinien, gêné, recula, mais l'Oracle le poursuivit jusqu'à ce qu'il ait le dos collé au mur. Il approcha le visage du félinien sous tous les angles, s'arrêta, puis s'empara du poignet de celui-ci et le tira dehors. Le reste du groupe, perplexe, préféra suivre le drôle de bonhomme que démarrer un conflit sans queue ni tête.

Il les mena à travers la végétation dense avec une mobilité étonnante, parfois riant à lui-même pour une raison inconnue. Ils traversèrent rapidement la forêt de fleurs et débouchèrent à l'orée d'un bois d'arbres hauts à feuillage sombre qui bloquait la lumière. La bouche d'une caverne souterraine s'ouvrait devant eux, et le vieillard se précipita dedans, entraînant Théophile avec lui.

La grotte, éclairée seulement par la lueur spectrale du lichen luminescent, était longue et étroite. Le groupe marcha en file indienne. Ils surveillèrent leur guide et son assistant malgré lui de près, tout en se demandant s'ils avaient bien fait de laisser faire le fou. Ils étaient à présent peut-être trop loin de la base pour retrouver leur chemin, il était possible qu'ils se voient obligés de compter sur son aide pour rentrer. Et s'il errait sans but ? Ils seraient perdus et devraient camper pour la nuit. Au moins ils étaient en groupe, ils pourraient se protéger entre-eux.

Samuel fatiguait, les autres séquelles de l'attaque qu'avaient subi Omen et lui commençaient à se manifester. Blaize ouvrit la bouche pour avertir le vieillard qu'ils ne pouvaient plus continuer lorsque soudain sa voix réverbéra contre les parois rocheux :

- Non ! Nous y sommes ! Nous y sommes, chaton rouge !

En effet, une large pièce s'était creusée dans la pierre, et le toit percé d'un trou laissait passer un unique rayon de soleil de la surface. Ce rayon éclairait le corps immense d'une formidable bête : couverte d'écailles vert pâles, des ailes constituées de longs cristaux lilas étaient repliés contre les flancs fins de l'animal. De longues griffes usées râclaient le sol, laissant des marques semblables à celles qui parsemaient les chaînes d'acier lourd qui l'attachaient au mur. Un souffle chaud balaya les cheveux des aventuriers au rythme de la respiration du grand dragon prisonnier.

Pétrifié, Théophile ne put qu'observer en retenant son souffle. La paupière fermée du monstre s'agitait. D'un coup, sa fourrure se hérissa quand l'Oracle cria de sa plus grande voix :

- Camélia ! 

L'œil d'émeraude s'ouvrit et aperçut les minuscules êtres qui profanaient son antre. La tête se releva. La bouche s'ouvrit. Les chevaliers se préparèrent au combat, Blaize et Samuel reculèrent.

- Voilà longtemps que l'Oracle m'a avertie de votre venue, déclara une voix féminine, à la fois douce et tonnante. Mon ami est assez difficile à comprendre, et je vois à vos mines effarés qu'il ne vous a pas prévenus de qui je suis, ni de pourquoi je souhaite vous voir.

La dragonne attendit une réponse qui ne vint pas. Elle combla le silence :

- Je suis Camélia, dragonne de la plaine, la cadette des quatre Dragons Sacrés. Vous êtes sur mon territoire. L'Oracle m'a appris que deux d'entre vous ont eu affaire à la faune de l'île, c'est l'une des raisons pour lesquelles je requiers votre aide.

- Vous... Vous voulez notre aide ? s'étonna Haru, reprenant l'usage de la parole. Vous êtes un dragon, vous avez plus de puissance que nous sept réunis.

- Hélas, c'est faux, soupira-t-elle tristement, je me meurs, jeune lumien, et je ne puis briser mes chaînes. J'ai été enfermée ici depuis plus de mille ans, avec seulement cette ouverture comme source de lumière. Moi qui vis de grands espaces ouverts, ceci est la pire torture qu'on ait pu m'infliger.

- Qui vous a emprisonnée ? Pourquoi ? balbutia Théophile, libéré de l'emprise du vieux.

- C'est une longue histoire, félinien...

- Racontez-la nous, et en échange nous verrons si nous pourrions vous aider, intervint Blaize, reprenant confiance elle aussi.

La dragonne hésita un instant, jeta un œil à l'unique rayon lumineux qui faiblissait, puis s'adressa de nouveau aux aventuriers :

- Soit ! déclara-t-elle, décidée. Il y a cent-mille ans de cela, cette île était le siège de notre déesse mère Orphélia. De la montagne centrale, elle régnait sur le monde avec l'aide de ses sept enfants, les Grâces, dont ma maîtresse, Sylvia, la Grâce des plantes. Nous étions quatre Dragons Sacrés qui contrôlaient le climat. Nous nous disputions souvent, mais la plupart du temps nous étions civils. Une de nos disputes avait pour origine cette île. Chacun voulait être au plus près de sa maîtresse divine. Un grand combat eut lieu, et les éléments nous accompagnèrent dans notre bataille. Des villages paisibles de l'île virent d'abord leurs terres être rendues stériles par ma faute, puis prises d'une glaciation à cause de Yuki, incendiées par Ignitus et enfin empalées sur des montagnes par Ungura. Les peuples souffraient notre dispute, et enfin Orphélia elle-même intervint et départagea l'île en quatre territoires, ce qui valut à l'île le nom de l'Île des Quatre Dragons.

- Cela n'explique pas votre situation, remarqua Imiris.

- En échange de ces territoires, nous dûmes accepter d'être dirigés par les Grâces, nos cadettes moins puissantes, et elles auraient pour travail d'empêcher une nouvelle bataille de s'éclater. Orphélia sélectionna les quatre plus responsables d'entre elles, nous les jugeâmes acceptables, et nous jurâmes fidélité à nos nouvelles maîtresses. Suite à cela, comme promis, je reçus les terres de l'Ouest que je peuplai de plantes luxuriantes, Yuki gela le Nord, Ignitus embrasa le Sud et Ungura se vit attribuer l'Est, dont il fit le terrain de jeu des esprits défunts afin de plaire à sa nouvelle maîtresse, la Grâce de la mort Audacia. Nous cohabitions en paix, mais notre état se dégrada rapidement : les Grâces nous permettaient peu, jusqu'à nous interdire de nous approcher d'Orphélia. Effrayées par notre puissance, elles firent également tout pour nous faire voir les autres dragons comme ennemis afin d'éviter une rébellion. Un jour, frustré contre sa maîtresse et contre ses frères et sœurs, Ungura, avide de pouvoir, s'attaqua à Orphélia et la tua de sa patte. Il partit de l'île le temps que, ébahis, nous tenions ses funérailles, 

  - Un dragon a tué une déesse... souffla Omen, choquée.  

- Nous croyions qu'il revenait aux trois dragons restants et à nos maîtresses de rétablir l'ordre, et c'était ce que nous faisions, lorsqu'Ungura revint plus terrible encore. Il nous emprisonna tous de la façon la plus cruelle qu'il put trouver. Me privant de lumière, il me précipite dans une mort prochaine qui n'aurait jamais dû avoir lieu, et je crains pour le sort des autres dragons. Ungura nous connaissait trop bien : il savait exactement quoi faire pour nous torturer, même sur notre propre territoire...

- C'est dégoûtant, s'horrifia Blaize.

- Depuis, l'équilibre des éléments sur l'île n'est plus la même : nous devions parcourir le monde pour apporter nos bienfaits à chaque continent, mais confinés ici, notre pouvoir rend nos territoires extrêmes et dangereux. La faune et la flore s'en enragent, deviennent anxieuses et violentes et s'attaquent à tout ce qu'elles ne comprennent pas. J'ignore ce qu'il est advenu des villages de cette île, mais je crains qu'ils ne soient déserts... Incapables de contenir Ungura lui-même, les Grâces se sont réunies pour sceller l'île afin d'éviter que ce chaos se propage sur la terre de leur mère, mais le sort a été brisé lorsque vous êtes arrivés ici.

- Vous voulez dire qu'à cause de nous... commença Hikagué, inquiet.

- Pas seulement vous, tenta la dragonne de rassurer la galerie. Mais oui, la tyrannie d'Ungura risque de s'étendre.

- Comment l'en empêcher ? se précipita Blaize.

- Petit chaton, petit chaton rouge ! L'âme écarlate sera là... sera là... Orphélia le veut... Orphélia le peut... chantonna l'Oracle à lui-même dans un coin.

- Le pouvoir d'Orphélia vit encore, et il est scellé avec elle dans sa tombe afin qu'Ungura ne puisse pas s'en emparer, expliqua Camélia, ignorant les paroles de l'Oracle. Je veux que vous ouvriez sa tombe, que vous maîtrisez son pouvoir et que vous vainquiez Ungura. Enfin, c'est le but final... Pour ce faire il vous faut une écaille de chaque dragon élémentaire, c'est la clef. Il faut que vous retrouviez mes amis enfermés et, si possible, que vous les libériez. Je n'ai plus la force de voyager à travers les territoires, même si je pouvais me dégager de ces liens, je m'en remets à vous.

Un court silence suivit l'imploration du familier divin, puis Omen s'avança lentement et sourit :

- Nous soutiendrons votre cause, mais avant, nous devons régler un détail : nous ne pouvons pas vous laisser sans la chaleur du soleil.

- Euh, Omen... Pas que je doute de toi ou quoi, mais tu te sens capable de contrôler le pouvoir qui a créé le monde  et tout ce qui y vit ? fit remarquer l'exorciste en citant le passage de l'Orphétal.

Elle n'y fit pas attention. Elle frôla alors du bout de ses doigts fragiles les chaînes de la dragonne. Blaize se figea ; elle allait enfin voir la magie de cette redoutable guerrière. Des minutes coulèrent lentement, rien ne semblait se passer. Puis, la félinienne se rendit compte qu'une couleur cuivrée recouvrait le métal : il rouillait, ou plutôt, elle le faisait rouiller. Le processus s'accéléra. Les maillons immenses semblaient se désintégrer sous leurs yeux jusqu'au moment où un bruit de tonnerre explosa dans la caverne : l'un d'entre eux s'était brisé et était tombé au sol.

- Théophile, tu pourrais ouvrir le plafond, s'il te plaît ? dit la sorcière d'une voix amusée. Je pense que ça rentre dans le champ de tes capacités.

Après avoir compris ce qu'on lui demandait, le félinien posa main à terre. Le sol se mit à briller du même vert que l'auréole qui avait soigné Samuel, puis se mit à trembler. Soudain, une multitude de larges racines brunes à piques acérées en surgirent et se dirigèrent à une vitesse fulgurante vers le haut, détruisant le plafond d'un coup sec. Émerveillée, l'animal grimpa avec difficulté jusqu'à l'herbe de la surface, puis cueillit un à un les membres du groupe avec sa queue pour les poser à côté d'elle.

La dragonne huma avec joie les parfums de sa chère forêt, marcha lentement pour sentir la verdure sous ses pattes, monta une colline en silence puis se figea une fois arrivée au sommet. Le soleil embrasait l'horizon, et pour la première fois en mille ans, elle pouvait apprécier le spectacle. Elle ne dit rien, mais les autres pouvaient la sentir trembler.

Camélia était libre, et elle en pleurait des larmes de joie.

---- Fin du Chapitre 8 ----

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