4) L'étranger

Le désert traversé, la jungle négociée et les chemins de campagne piétinés, le groupe arriva à la ville portuaire de Morphéus au soir, alors que les réverbères éclairaient l'eau verte. Ils passèrent devant de petites maisonnettes, l'odeur du sel leur chatouillait les narines. Ils avaient un jour d'avance, mais l'auberge les attendait tout de même. Ils attachèrent leurs syrex dans les stabulations prévus et entrèrent dans le bâtiment principal. L'accueil était semblable à une cantine en bois, assez chaleureux, parsemé de lampions en papier. Dans un coin, un feu de cheminée craquait et chassait le vent froid de la nuit automnale, jetant des ombres dansantes sur le parquet mat de taches impossibles à effacer. Un trio jouait aux cartes autour d'une table ronde, et une bonne femme qui nettoyait des verres derrière un comptoir leur faisait signe de s'approcher. Imiris et Théophile y allèrent, Blaize et Haru s'installèrent à une table.

- Au fait, le Directeur n'avait pas dit qu'on aurait peut-être un autre coéquipier qui nous rejoindrait ici ?  demanda la félinienne, habituée maintenant à la compagnie des Chevaliers d'Argent.

- C'est vrai, je n'ai pas plus d'informations que toi à son sujet. Je n'aime pas ne pas savoir, fit-il, surveillant Imiris.

- Toi non plus, tu ne sais rien ? Même pas comment le reconnaître s'il se ramène ? s'étonna-t-elle. On ne sait même pas si c'est un homme ou une femme ! Pourquoi ne nous avoir rien dit ?

- Il pourrait être en mission confidentielle, ou alors il ne tenait pas à nous réléver son identité avant d'être sûr qu'il travaillerait avec nous... Je sais qu'il y a des Chevaliers qui feraient n'importe quoi pour voiler leur identité.

- Pourquoi ça ?

- S'ils deviennent trop reconnaissables, toute mission de filature tombe à l'eau, surtout sachant qu'il n'y a que quatre Chevaliers D'Or au monde : tout changement de rang est grandement médiatisé. Ce serait comme si un policier essayait de suivre discrètement un suspect avec une sirène sur la tête, fit le  lumien simplement. Omen, par exemple, sais-tu à quoi elle ressemble ?

- Non, pas du tout... avoua la félinienne, réfléchissant aux articles qu'elle avait lu à son sujet. Ils avaient tous été illustrés d'une photographie de la scène, ou du lieu, mais jamais de la guerrière.

- Hé, les midinettes fini de papoter ! cria Imiris d'une voix irritée. On a les clefs de nos chambres, tous au lit !

La fée était revenue auprès des autres, accompagnée d'un Théophile légèrement agacé par l'attitude de sa coéquipière. Sous la surveillance de la reine de glace, ils montèrent à l'étage en file indienne. Blaize était encore dans ses spéculations sur le sixième Chevalier, elle était appréhensive à l'idée de le rencontrer. Imiris fermait la marche, mais à peine avait-elle posé le pied sur le premier échelon que soudain un malaise l'envahit. C'étaient ces picotements dans le dos, l'angoisse de se sentir observée. Elle fit volte-face et balaya la pièce chaleureuse du regard : elle ne vit rien qui pourrait être l'origine de son inquiétude. Puis ses yeux se posèrent sur une personne dont le visage était entièrement masquée par une large capuche, le corps caché sous les plis d'une vieille cape noire de voyageur, et ses mains gantées étaient posées sur le comptoir du bar. À quel moment était-il entré ? Il la regardait fixement, mais l'ombre portée de la capuche donnait une impression d'être dévisagé par le vide. Malgré son comportement étrange, l'inconnu ne semblait pas bouger, et la fée, méfiante, suivit ses camarades.

***

L'odeur âcre du sel irritait les yeux de la chasseuse posée sur le toit tuilé d'une maison au bord de mer.  Le doux vent frais faisait onduler la jupe de sa robe verte. Sans son masque et son air dominant tandis qu'elle surplombait les rues pavées, elle paraîtrait normale. Le jour elle pouvait arpenter les chemins comme une petite innocente naïve -ou plutôt elle pourrait, s'il n'était pas à ses trousses. La situation avait changée, elle ne pouvait plus courir ce risque. Il la traquait nuit et jour.

Cette fois, sa cible était une jeune femme ; elle habitait dans la maison sur laquelle la tueuse était perchée. Elle avança à pas de fourmi vers le vide, une fenêtre ouverte directement sous ses pieds lui servirait d'entrée. Elle se lécha les lèvres et vérifia que son masque ne s'envolerait pas avec l'acrobatie imminente. La gymnastique qu'elle allait entreprendre pour passer par l'ouverture nécessitait énormément de force, de souplesse et une quantité immense d'audace. Il suffisait qu'une seule tuile se déloge pour la précipiter à ses vitesses fulgurantes vers sa mort. Elle s'étira comme un chat, s'agrippa à la gouttière et était sur le point de s'élancer dans le vide quand elle s'immobilisa : celle qu'elle cherchait venait de sortir du bâtiment. Ce n'était pas tant la femme qui la figea, mais celui à ses côtés : un homme bizarre la menait. Ce n'était pas lui, mais c'était un imprévu irritant : il allait falloir les tuer tous les deux.

Elle s'accroupit sur des muscles puissants tendus comme des ressorts et jugea le saut. Quelque chose la gênait, quelque chose qu'elle ne reconnut pas tout d'abord. Ses mains devenaient moites et glissantes, ses jambes manquaient leur stabilité habituelle, tremblaient, sa respiration et les battements de son cœur s'accéléraient, non par anticipation de la chasse, mais par peur. La terreur l'envahissait, elle était procurée par cet homme. C'était exceptionnel : personne, non personne, ne l'avait terrorisée ainsi depuis bien longtemps... L'envie qui lui était étranger de tourner les talons et abandonner son repas nouait ses entrailles. Qui était-il pour lui faire cet effet ? D'apparence il était inoffensif, maigrichon, pâle, squelettique même. La chasseuse se raisonna : les risques étaient plutôt limités, elle avait semé son poursuivant dans la jungle, personne aux alentours. Autant remplir sa mission et emporter la personne en trop pour ses réserves. Peu importaient ses sentiments : depuis le temps qu'ils ne la préoccupaient plus. Elle se remit en position d'attaque, hésita un instant, retint sa respiration hachée et s'élança tel un oiseau qui s'envole dans le silence de la nuit. Elle se laissa diriger par la gravité, fendit l'air et teignit le vent de rouge.

***

Le lendemain matin, le calme et la sérénité de l'aurore furent rompus par un cri atroce. Blaize se réveilla subitement et courut en pyjama dans le couloir. Haru venait de sortir de sa chambre, l'air désorienté :

- Qu'est-ce que c'était que ça ? lui demanda la félinienne, inquiète.

- Je ne sais pas, mais ça venait d'en bas ! lui répondit-il, enfilant hâtivement son manteau blanc par dessus une robe de chambre.

- Dépêchez-vous de me rejoindre dans la rue ! leur cria Imiris qui était déjà habillée et fonçait vers les escaliers. Il y a une morte sur les pavés !

Quelques minutes plus tard et le groupe rejoignit la petite foule horrifiée amassée autour de la scène du crime qu'une escouade de Chevaliers d'État essayaient de protéger. Imiris se fraya un passage et présenta sommairement son badge de Chevalière aux policiers qui la laissèrent passer. Les autres la suivirent en file indienne. Sous leurs yeux se trouvait le corps mutilé d'une jeune femme, étendue sur les dalles couvertes d'une mare de sang à moitié coagulé. Une odeur putride en remontait. Blaize toussa, prise de nausée à cause du fumet de l'hideux mélange du liquide écarlate, de viande en putréfaction et de peur humaine. Les autres regardaient ce spectacle, les yeux vides. Haru, seul, s'approcha plus près de la morte, ses pieds nus se couvrant de pourpre. Cela ne semblait pas vraiment le gêner, mais Blaize frémissait à chacun de ses pas comme s'ils eurent été les siens.

Le lumien s'accroupit, et observa de près la scène : la victime était jeune, manifestement assassinée à coups de couteau, les lacérations sur sa peau en témoignaient, et le sang coagulé lui donnait une idée de l'heure de l'attaque... Mais quelque chose ne collait pas : ses lèvres étaient bleues, et il y avait une sorte d'auréole propre autour de sa tête alors que partout autour d'elle les pierres étaient cramoisies.

- C'est la deuxième dans les environs qu'on retrouve comme ça, remarqua un des Chevaliers d'État, masquant à peine son dégoût. Mort par arme blanche, avec des bouts qui manquent, puis le reste laissé en plan bien en évidence. Le dernier c'était un ivrogne avec le cœur percé pas loin des Trois Chandelles... C'était pas joli...

- Sauf que celle-ci n'a pas été tuée à l'arme blanche, le contredit Haru, approchant son visage de celle de la victime.

- Haru, elle est morte, c'est trop tard pour faire du bouche-à-bouche, ironisa Imiris sans tact.

Il se pencha encore et lécha la joue du cadavre. Une inspiration choquée puis des chuchotements indignés firent bourdonner la foule.

- Haru ! C'est dégoûtant ! s'exclama Blaize.

- Elle a été noyée, affirma-t-il calmement, la tache propre autour de sa tête est due au fait que ses cheveux étaient encore mouillés quand elle est tombée ici et le sang a été délavé lorsque l'eau s'est écoulée par terre. De plus, il y a encore des restes de sel de mer sur son corps. Je mettrais l'heure de mort quelque part entre vingt-deux et vingt-trois heures vu comment son corps est raidi. Les blessures, elles, ont été infligées plus tard, c'est impossible de donner une heure exacte, mais je dirais au plus tôt minuit...

- Beeeeuuuurk... fit Blaize, toujours traumatisée par l'acte de son coéquipier.

- Bien que j'apprécie des conclusions justifiées... commença la fée, lentement, comme si elle n'était pas sûre de comment elle allait terminer sa phrase. Tu aurais pu faire un peu plus dans la dentelle quand mê...

Elle se figea : la personne à la capuche noire venait d'apparaître aux côtés du corps. Elle semblait léviter avec ses pieds cachés par les plis volatiles de sa cape. Cette dernière remarqua qu'elle avait été repérée et fit demi-tour pour s'éloigner de la foule. Imiris l'imita. L'inconnu se lança alors dans une course folle, la reine des glaces le poursuivit, la félinienne et son frère sur ses talons.

L'étranger était rapide et agile, Imiris avait du mal à suivre ; les deux félins perdaient du terrain. Il zigzagait aléatoirement, ses mouvements étaient imprévisibles, mais ils étaient précis et aucun obstacle ne le retardait. Soudain, sa silhouette s'évanouit à gauche, et Imiris le perdit de vue. Épuisée, elle tapa le mur de pierre d'une maison du poing, frustrée. Ses camarades la rattrapèrent, complètement essoufflés.

- Qu'est-ce qui... ha, ha... t'a pris Imiris ? ... C'était... ha... qui ? demanda Blaize, récupérant son souffle.

- Je pense que c'est lui qui a tué la femme de tout à l'heure, répondit-elle froidement, guettant toujours un signe de mouvement.

- Quoi ? cria la félinienne. Pourquoi tu penses ça ? Tu le connais, ce type ?

- Pas du tout. Mais j'ai vu cette personne hier soir, elle nous observait. C'est louche, répliqua Imiris, distraite.

- Ce n'est pas une raison pour... ha... l'accuser d'un meurtre ! s'exclama Théophile en prenant appui sur ses genoux pour mieux récupérer.

- Mon intuition ne me trompe pas, déclara-t-elle simplement. Retournons auprès de Haru.

Les chasseurs retrouvèrent leur compagnon laissé auprès du cadavre, il leur fit des signes de main pour les presser. Il avait les yeux rivés sur un papier qu'il tenait entre ses doigts.

- Les Chevaliers d'État ont identifié la morte : Élénor Trennt, témoin considérée comme capitale dans l'affaire de la tueuse en série K, leur informa-t-il, redonnant la feuille à l'officier.

- Alors ? l'interrogea Imiris, sa question sous-entendue était claire pour son coéquipier.

- On ne peut pas s'attarder dessus, cette affaire est déjà gérée par les gars d'en haut, je doute qu'ils acceptent qu'on s'y mêle. De plus, on risquerait de compromettre des missions en cours, dit le lumien pensif,  l'affaire des meurtres en série K est secret en tout sauf son nom.

- Nous nous occupons du reste, conclut l'officier, retournez à votre mission d'origine.

- Nous embarquons sur le navire tôt demain matin, somma Imiris, Si l'autre type qui est censé nous rejoindre ne se ramène pas d'ici ce soir, on part sans lui.

- Comment tu vas faire sachant que tu n'as même pas un nom ? fit remarquer Blaize, ouvrant la marche vers l'auberge.

Les photos furent prises, la rue nettoyée, le corps porté jusque dans une ambulance ; avant longtemps, les seuls vestiges du tumulte du matin furent le bourdonnement des conversations discrètes dans les rues. La fée s'occupa à entretenir la lame de sa lance, Théophile était assoupi au bar, il n'avait quasiment pas dormi, Blaize s'ennuyait et regardait la porte avec anticipation, et Haru était plongé dans ses pensées. Cette énigme l'intriguait : une noyée dans la mer avait été ramenée à plus de cent mètres du corps d'eau le plus proche, puis lacérée à de multiples reprises. Cela n'avait aucun sens ! Si le tueur avait laissé son corps dans la mer, il n'aurait pas été découvert, pas d'enquête, pas de méfiance, pas de preuves, et si le tueur voulait que le meurtre soit découvert, pourquoi la noyer pour ensuite la poignarder assez pour la tuer une deuxième fois ? Était-ce une personne cruelle ? Audacieuse ? Perturbée ? S'il voulait que sa victime souffre, les blessures auraient été infligés avant la mort... Il tournait et retournait la question dans sa tête, mais rien.

La nuit tombait, le groupe alla se coucher, tous sauf Haru, qui demeura assis à la table, perdu dans ses pensées, les yeux dans le vide, sans remarquer la silhouette silencieuse se glisser derrière lui et monter à l'étage.

---- Fin du Chapitre 4 ---- 

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