30) La mort du Protecteur
Le vent hurlait plus fort, les gémissements de Nagari s'étaient tues. Elle était évanouie dans la boue aux pieds de son chef adoré Yurao. Il refusait ou alors ne voyait pas l'intérêt de lui adresser le moindre regard, encore moins de la sympathie. Horrifié par les actes de son frère, Théophile fixait son ennemie vaincue, devenue la preuve irréfutable que la haine qu'il avait cultivée contre son frère depuis plus de dix ans était justifiée. Ne tenant plus, Omen s'éloigna du groupe et commença à la tirer vers leur camp. Yurao ne fit rien pour l'en empêcher, il admirait son œuvre qui s'approchait dangereusement de l'île. La pointe de la tornade frapperait le sol dans les minutes qui suivaient.
- Omen, qu'est-ce que tu fais ? souffla Hikagué une fois qu'elle avait tiré le corps comatosé de la commandante auprès de ses amis.
- Si nous devons mourir ici, autant qu'elle ne meure pas à côté de lui, répliqua-t-elle. Nous lui accorderons plus de respect.
Théophile et Imiris la dévisagèrent, surpris. Ils n'avaient pas été témoins de sa transformation, et ce nouveau ton n'était pas dans le répertoire de la petite sorcière qu'ils connaissaient. Hikagué réfléchit, hocha la tête, puis aida Omen à la porter et à poser la commandante à côté de Théophile. Bien que peu réjoui d'avoir son ennemie si proche, le félinien ne pouvait pas protester, une petite flaque rouge prenait sa source en son flanc.
Omen arracha un bout de sa jupe et pansa les plaies son ami, puis fit de même pour son ennemie. La lueur de vie dans ses yeux était partie, ses gestes étaient mécaniques, elle les savait futiles : ils allaient mourir bientôt, pas le temps de cicatriser. Silencieusement, Hikagué s'agenouilla à ses côtés et se mit à nettoyer les blessures avec son écharpe. Yurao détourna enfin les yeux de la tornade, et vit une scène qu'il ne comprenait pas.
- Qu'est-ce que vous faites imbéciles ? rit-il. C'est inutile !
- Je n'ai pas pu bien vivre, répondit Omen la voix grave, et je suis sur le point de mourir sans avoir pu racheter mes dettes. J'ai entraîné vingt-cinq personnes dans la mort ici, d'innombrables autres ailleurs, et je ne peux me faire pardonner pour cela. Il ne me reste plus rien, plus rien qu'une bonne mort. Alors je le ferai, je mourrai dignement.
Résolue, elle brûlait d'un feu morne. Les autres la regardaient, Imiris en particulier ne comprenait pas d'où elle sortait ce courage. Elle renonçait à la vie comme à la victoire. La fée voulait crier, lui reprocher cet abandon. C'était pas l'heure de mourir !
Une main se posa doucement sur l'épaule d'Imiris et elle surauta ; c'était l'Oracle frêle et tremblant. Il semblait être apparu de nulle part, et était manifestement à bout de forces, pourtant il souriait.
- Courage, fée, ce n'est pas l'heure encore. Occupez-vous de vos amis.
Soudain, une figure élégante émergea des fourrés de l'autre côté de la clarière. Hermionie réussissait à maintenir sa grâce, malgré le vent fort et le terrain inégal. Derrière elle flottait Haru qui se débattait contre des chaînes invisibles. D'abord elle n'eut pas l'air surprise de voir la scène, mais en apercevant le vieillard elle se figea.
- Comment... Comment peux-tu être là ?! hurla-t-elle, relâchant Haru dans sa rage.
Le vieillard se contenta de sourire encore avec un air bienveillant tandis qu'Haru rejoignit ses compagnons en courant.
- Où est Blaize ? s'affola Théophile dès qu'il arriva.
- Je... Je ne sais pas, avoua Haru, inquiet. J'ai cru l'entendre crier, mais cette femme m'a attrapé avant que je puisse aller plus loin...
- Tu devais la trouver ! s'énerva le félinien, la voix cassante.
- Ce n'est pas de sa faute, le défendit Imiris, faisant taire les deux hommes. La bonne nouvelle, c'est qu'aucun d'eux ne l'a, ils sont tous ici. Regardez plutôt.
Elle pointa les autres du doigt. Un étrange trio s'était formé : l'Oracle, calme, faisait face à Hermionie paniquée, et entre les deux se trouvait Yurao perplexe.
- Je suis content de te revoir, ma sœur, déclara l'Oracle.
- Tu étais mort ! cria la nymphe, laissant tomber le masque d'élégance. Tu étais mort ! Je t'ai vu dans le Lac Spectral, tu y étais ! C'était indéniablement toi ! Céléstra, quelle est cette farce ?
- Je... Je ne sais pas... Qui est-ce ? balbutia son lieutenant, dépassé pour la première fois par les événements.
- Rassure-toi, tes yeux ne te trompent pas, répliqua l'Oracle. Je suis là, et tu m'as bien vu dans le lac. Ce n'était pas tout à fait moi. Tout le monde a une place désignée par Audacia, le savais-tu ? Ma place lorsque je rejoignerai la Grâce de la Mort sera dans le Lac Spectral. J'ai tant vécu, ma place est précise, et des parties de moi sont morts déjà. Une empreinte de mon corps et de mon visage se noie parmi les autres âmes depuis cent ans, et pourtant, mon corps marche encore sur ce sol d'Orphélia. Ne t'en étonne pas, si tu avais mieux regardé, tu aurais vu ta figure également parmi les damnés.
- Alors c'est toi qui brouilles ma vue depuis tant de temps ! C'est toi qui protèges l'identité de l'âme écarlate ! s'exclama Hermionie en un moment de clarté. Pourquoi te révèles-tu maintenant ? Je sais qui est le protecteur alors je sais qui tu protèges, et tu viens de la sacrifier ! "Véritables larmes", mon œil ! Tu as passé ta vie à couvrir ses arrières pour rien, maintenant pleure, vieillard !
Aussitôt, la dague de Nagari prit vie, et en un éclair de métal transperça la toge blanche du vieil homme. Il ne broncha pas. Choqués, les jeunes chevaliers ne pouvaient que regarder avec horreur le meurtre. Hermionie ne s'arrêta pas là : Omen sentit soudain sa gorge serrer sous l'action d'une force invisible. Elle toussa et se gratta frénétiquement le cou, essayant désespérément de se libérer de l'emprise de la magie de la prophétesse. Elle fut surlevée et projetée contre la paroi de la montagne. Son cri de douleur fut emporté par la tempête. Au même moment, la tornade arracha deux arbres et les aspira haut dans le ciel. La fin était proche.
- Alors Kitsune ? jubila Hermionie, s'approchant de sa prisonnière agonisante. Voilà comment tout cela se termine ? Tu vas disparaître de la surface de la terre par ma main, et l'âme écarlate ne sera plus !
- Kitsune ?! s'horrifia Imiris, puis voyant que ni Haru ni Hikagué ne s'étonnaient : Vous étiez au courant ?!
- Je la connais depuis longtemps... Elle ne savait pas encore bien le cacher dans sa jeunesse, murmura Haru, tandis qu'Hikagué hochait la tête.
- Tu te trompes, ma sœur... souffla l'Oracle, la main osseuse sur sa blessure.
Imiris se reprit et le rejoignit juste à temps pour le rattraper avant que son corps ne tombe dans la boue. Il était maladivement léger, à peine présent, comme un fantôme contenu dans une fine enveloppe. Son corps était froid, et sa toge devenait rouge. À le voir, on le croirait mort déjà, si ce n'était que ses yeux étaient encore vivaces, indomptables. Le souffle court, il s'en servait pour adresser quelqu'un qui semblait se tenir derrière celle qui le berçait dans ses bras :
- Sauvez-la... Elle n'est pas mauvaise, elle pense faire le bien...
- Chut, vieillard ! le fit taire la fée, tentant d'arrêter le saignement.
Elle appuya sur la blessure pour réduire le saignement, mais entendit un horrible craquement : elle venait de casser une de ses côtes. L'Oracle tressaillit, mais n'arrêta pas de supplier l'être invisible :
- Ne la tuez pas, elle ne le mérite pas, pas encore. Elle ne comprend pas ce qu'elles lui ont fait. Elle ne comprend pas le rôle qu'elle a à jouer. Ce n'est pas de sa faute... Sa faute... Sa...
Des convulsions, des yeux révulsés, puis le silence. Il n'était plus. Personne à part la fée ne l'avait entendu partir. Elle ne comprenait pas la signification de ses paroles, elles ne lui étaient pas destinées, mais elle sentait un frisson, comme si la nature toute entière venait de prendre un coup.
Omen ne se débattait plus, sa respiration bloquée par l'emprise de la magie d'Hermionie. Elle parvint cependant sortir d'une voix rauque presque inaudible :
- Tu te trompes, ce n'est... pas moi... Je ne sais pas qui est... cette âme écarlate...
- Tu le sais aussi bien que moi ! Tu as vu la prophétie, Kitsune ! Elle nous poursuit encore, même aujourd'hui !
- Je ne suis pas Kitsune ! hurla-t-elle de toutes ses forces, des larmes perlant aux coins des yeux.
Soudain, le ciel devint rouge vif et un rugissement terrifiant éclipsa le hurlement du vent.
- Qu'est-ce que c'est que ça ?! cria Hikagué, les yeux plissés pour regarder le spectacle. Omen, c'est toi qui fais ça ?!
La tornade était devenue un inferno de flammes tourbillonnants. Omen ferma fort les yeux et se crispa encore plus, pétrie par la peur, les autres n'allaient pas bien mieux. Même Hermionie ne parvenait pas à masquer sa surprise. Une ombre gigantesque apparut devant la tempête de flammes.
- Impossible... Vous aviez dit que le dragon de feu était mort ! s'exclama Imiris.
- Ce n'est pas Ignitus, répliqua Haru. Il était mort depuis des siècles, on en était certains.
La tornade se désaxa et commença à perdre en force. Elle vacilla, dansa follement, avant de ne laisser qu'une pluie de flammèches qui tombait d'un ciel bleu. Un soupir rassuré aurait pu s'entendre, mais la silhouette inconnue s'approchait. C'était bien un dragon, mais il était plus grand que le corps d'Ignitus.
- Quelle est cette folie ?! s'indigna Hermionie, la voix paniquée.
Omen fut relâchée et tomba au sol, inerte. Hikagué voulut la rejoindre, mais se méfiait trop de la nymphe pour se risquer.
L'ombre s'approcha encore. Le groupe put peu à peu voir un dragon blanc si clair qu'il semblait produire de la lumière. Ses ailes, bien qu'abîmées et vieillies étaient liées à une puissante musculature et lançaient des bourrasques violents. L'immense créature se posa au sol en faisant trembler l'île entière, avant de lever la tête et hurler aux cieux. Peu après, de tous parts, d'autres hurlements animaux lui répondirent.
- Qu'est-ce qu'on fait ? chuchota Haru, à qui pouvait l'entendre.
Il reconnaissait parmi le brouhaha des hurlements de jajavas, de syrex sauvages, et le bourdonnement grave des abeilles géantes, et il n'avait aucunement envie de les affronter de nouveau.
Tout le monde encore debout était tendu, prêt à combattre, quand une petite figure humanoïde sauta du dos de la bête. Théophile, à peine conscient, ne put pas en croire ses yeux.
- Dites- moi que ce n'est pas...
- Si... C'est elle, sourit Imiris pour la première fois depuis des semaines. Elle est en vie.
À ces mots, Théophile ferma les yeux, et soupira enfin.
---- Fin du chapitre 30 ----
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top