29) Vitalité
- Par Audacia... souffla Omen, les yeux tournés vers le ciel.
Hikagué à ses côtés, ils voyaient enfin la dague noircie fissurer les nues. La tornade s'approchait rapidement, et le vent tempétueux sur l'île le reflétait. Toute trace de la brume était effacée mais l'air s'alourdissait de nouveau, et ses hurlements stridents banissaient la plupart des paroles.
- Où est passé Samuel ? hurla la petite sorcière, plissant les yeux contre l'orage. Il était là avec Camélia il y a deux secondes... Où sont les autres ?
Hikagué scruta les alentours avec difficulté. Après plusieurs minutes, il put entrapercevoir trois silhouettes à l'orée du bois. Deux couchés, avec un grand penché au dessus d'eux.
- Non... souffla Omen, reconnaissant les acteurs de la scène.
Théophile couché sur le flanc à peine conscient tentait de regarder son frère en face. Imiris agenouillée à ses côtés arrachait les extrémités de sa jupe pour panser sa blessure ouverte. Yurao de son côté n'avait plus rien à faire, attendait que son œuvre vienne en finir, un sourire victorieux gravé aux lèvres et des traces de sang qui coulaient de son œil. Il tourmentait le duo vaincu de ses cris jubilatoires :
- Savais-tu que j'attendais ce moment ? Le moment où je pouvais enfin me débarrasser de toi ? Je croyais que j'allais devoir déléguer la tâche à quelqu'un d'autre, un assassin qu'ensuite je tuerais. J'avais même pensé à utiliser Kitsune, mais avec un meurtre il y a toujours des enquêtes, et on me soupçonnait déjà à l'époque. C'est sale, trop sale. On n'est jamais mieux servis que par soi-même, n'est-ce pas ? Maintenant on mettra ta mort sur le dos d'un des animaux féroces de cette île. Je vois déjà les médias : "Tragédie sur une île récemment découverte, deux escouades retrouvées mortes après une attaque folle de la faune".
Il s'approcha de son cadet, Imiris frissonna en voyant son sourire sadique, mais ne quitta pas le chevet de son ami. Elle s'en approcha même en geste de protection.
- Et tu veux savoir le meilleur dans tout ça ? Personne ne viendra à ton enterrement à part moi. À l'heure qu'il est, Hermionie aura déjà éliminé Blaize, et après que cette tornade ait ravagé cet endroit, il ne restera plus rien de ta petite équipe. Tu m'as fait une faveur, à ramener la frangine ici, tu sais ? C'est clair qu'elle serait la première à mourir... Je jouerai le jeu, bien sûr. Je serai le frère brisé par la perte de ses cadets, hanté par la maladie de sa seule sœur encore en vie. Peut-être verserai-je une larme ou deux.
Son monologue fut interrompu par l'arrivée d'Hikagué et Omen. Il avait l'air surpris, mais il se reprit rapidement. Il savait qu'ils ne pouvaient rien faire contre son attaque imminente, la victoire lui appartenait.
- Alors ? Vous ne vous êtes pas encore entretués ? Dommage, vous auriez pu au moins rendre vos derniers instants plus intéressants...
Soudain, une personne surgit du feuillage et tomba dans les bras du félinien. Il s'écarta étonné et la silhouette s'écrasa dans la boue comme un pantin désarticulé. C'était Nagari. Couverte de sang séché, ses runes brillaient encore et tentaient de s'activer, mais la commandante était trop faible pour appeler ses bêtes. Elle tremblait, levait la main, suppliait son supérieur de l'aider. Elle était à court d'air, se râpait la gorge pour faire entendre des mots emportés par le vent. Omen se crispa quand elle put lire sur ses lèvres son refrain : "pitié".
Yurao regarda fixement son second. Il voyait une larve s'agiter à ses pieds. Sans une réponse, il se retourna et reprit sa tirade victorieuse.
***
Haru était perdu. Il avait longé les parois de la montagne, cherchant désespérément Blaize, ou une entrée par laquelle elle aurait pu passer en vain. Il voyait la tornade se développer, l'adrénaline montait. Peut-être devait-il faire demi-tour ? Théophile était blessé et Imiris aurait besoin de renforts s'il devait s'écrouler...
Il faisait des tours sur lui-même, un moment prêt à courir vers la bataille, l'instant suivant à reprendre sa recherche. Soudain il entendit un cri atroce au loin. C'était Blaize, il en était certain, elle allait mal. Les cris continuèrent, mais il ne put savoir d'où ils venaient. Ils semblaient ricocher de partout, sur toute la falaise et contre tous les arbres.
- Blaize ?! Blaize où es-tu ?! hurla-t-il paniqué.
Sa voix désemparée l'entourait encore comme dans un cauchemar. Faible, mais omniprésent, il avait beau se concentrer, le son ne venait de nulle part.
Enfin, la torture cessa, le bruit fut remplacé par le galop de son cœur. Il scruta les alentours, guettant un indice qui lui donnerait une direction à suivre, mais rien. L'adrénaline se dissipa lentement, au point où il crut avoir rêvé cet horrible supplice, mais la douleur dans sa voix était trop vraie... Il reprit le chemin de la recherche en pressant le pas, craignant le pire.
***
- Elle se réveille... crissa la voix de l'Oracle.
Encerclée de cendres noirâtres, Blaize toussa faiblement. On avait couvert son corps d'un des rideaux diaphanes qui jusque-là ondulaient dans la brise matinale. Son environnement avait maintenant une nouvelle tête : les statues des Grâces avaient vieilli de mille ans d'un coup, la lumière féerique était devenue grise, et le doux sentiment cotonneux du sol s'était transformé en le froid dur inhospitalier du granit.
Seul le cristal bleuté immense demeurait le même qu'avant, mais, entouré de ce décor sinistre, il n'avait plus la magie bienveillante d'un trophée, mais bel et bien l'aura cruel d'une prison. Devant ces murs précieux était le fantôme presque transparent d'Orphélia qui l'étudiait en silence.
- Vous avez perdu vos couleurs... fit remarquer faiblement la félinienne à qui la tête tournait.
- Je te ferais la même remarque, répliqua l'enfant sans se retourner.
Blaize regarda le bras tendu devant elle. Il était noirci, calciné. Ses membres étaient encore endoloris comme si on les avait drainés individuellement de toutes leurs forces. À l'aide de l'Oracle, elle s'enroula du rideau et put s'asseoir. Sa vision allait et revenait, et l'Oracle la rattrapa à chaque fois qu'elle perdit l'équilibre.
- Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda-t-elle.
- Je te l'avais dit, je t'ai confié une partie de mon pouvoir, juste assez pour que tu puisses me libérer. Tu brûles comme Vastra, il n'était que naturel que ce pouvoir devienne du feu une fois tien.
- Vous ne m'aviez pas dit que ça ferait aussi mal... souffla-t-elle, manquant de s'écrouler de nouveau.
- Récupère, mon enfant... chuchota Nushka, se retournant enfin. Tu ne t'étais pas doutée que ce pouvoir allait devoir habiter ton être tout entier ? Ton corps était comme un réceptacle vide, il pouvait se servir de magie, mais n'en avait pas qui lui était propre, ou du moins, très peu. Une goutte par rapport à ce qui t'habite à présent. Dès qu'il a reçu mon pouvoir, il a appris à en créer. Je n'avais pas prévu une surcharge aussi grande, mais tu as été forte. Dès que tu te sentiras prête, tu pourras faire fondre ma cage.
- Pourquoi êtes-vous aussi pâle ? questionna Blaize, inquiète.
- Je te l'avais dit, ce corps n'est pas ma vraie forme... Je ne suis qu'une ombre, et je t'ai donné une quantité importante de l'énergie qui maintient cette ombre en existence. Il m'a fallu des millénaires pour faire passer assez d'énergie à travers le cristal pour pouvoir interagir avec le monde extérieur. Auparavant à l'aide de l'Oracle je pouvais aller dans des pays lointains, mais à présent nous sommes tous deux trop faibles pour quitter cette île, ni même cette salle...
- Même la pièce tombe en lambeaux...
- Elle a toujours été comme ça, la corrigea l'Oracle qui la laissait enfin se rééquilibrer toute seule.
- Tant qu'à être enfermée, autant donner l'illusion d'une belle prison... soupira la déesse. Mais je n'ai plus la force de maquiller les murs ni de donner une teinte dorée aux rayons de soleil... Je ne peux même plus faire passer des nuages devant les fenêtres.
Comme un jeune poulain marche pour la première fois, Blaize se remit peu assurément sur pied, la main faible dans la paume fiable du vieillard. Il l'aida à se stabiliser, puis, une fois qu'elle ait retrouvé l'équilibre, déclara :
- Mes excuses, mais je dois vous quitter. Je suis attendu en bas.
Blaize ne comprenait pas, mais Nushka hocha la tête avec un sourire triste.
- Je vous remercie, mes chères larmes. La prochaine fois que nous nous verrons, nous serons tous deux libres.
Elle posa délicatement un baiser sur la main de l'Oracle, et le regarda s'éloigner lentement. Il disparut derrière la porte rouillée ; elle reprit l'étude de sa prison, plus mélancolique qu'au départ.
- Es-tu prête ? s'enquit-elle à l'intention de la félinienne.
- J'ai déjà assez tardé, mes amis ont besoin d'aide... déclara Blaize, une force nouvelle grandissait en elle.
- Bien... Approchons-nous. Concentre toute ton énergie dans tes mains. Tu vas sentir la force vouloir se disperser partout autour de toi, ne la laisse pas faire. Imagine-la partir de tes orteils voyager dans tes jambes, traverser tes bras et se cumuler aux extrémités de tes doigts. Tes mains sont des arbres avec mille racines qui puisent leur puissance dans chaque centimètre de toi. Tu vas avoir envie d'arrêter de respirer, ne suis pas cet instinct. Respire et nourris la puissance.
Tandis qu'elles marchaient, les doigts de Blaize se réchauffaient. Au bout, des étincelles s'allumaient et des flammèches dansèrent comme sur des bougies. Elle sentait la peur grandir, elle ne voulait pas revivre le bûcher.
- N'aie pas peur, cette fois, la puissance vient de toi, tu la contrôles. Si tu sens qu'elle te submerge, dirige-la vers la prison de toutes tes forces.
Des boules de feu entourèrent ses mains, commençaient à sauter et à cracher des braises. Blaize inspira fort, leva les bras, visa le cristal...
- Feu !
---- Fin du chapitre 29 ----
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