27) Vents forts

Une nouvelle bombe lumineuse aveugla le cadet des deux féliniens, mais il continua à se faire frapper par des balles minuscules. La maîtrise de la magie de l'air était une arme redoutable au combat, et Yurao avait appris toutes les méthodes possibles et imaginables pour faire des dégâts de manière efficace. Il tirait sur Théophile, les gouttes de pluie étaient ses munitions, le vent était son canon. Heureusement qu'il ne pouvait pas viser, car les plus violents des tirs transperçaient seulement sa cape. Les gouttes étaient comme des poinçons dans sa peau, elles le perçaient, perdaient leur vitesse avant de s'évanouir, redevenant liquides.

La lumière de Haru se dissipa, mais les yeux de Théophile avaient encore du mal à voir. Yurao flottait au dessus d'eux, évitant avec difficulté les rayons lancées par Haru. Son œil était encore en sang après l'attaque de Blaize, sa vue était obstruée par la coulée rouge.

- Ça va ? demanda Imiris, arrivée derrière le félinien.

- À peu près... souffla-t-il. La blessure que lui avait infligée Akuma recommençait à faire mal.

- Reste en arrière, on va gérer ça.

- Quoi, mais... ? balbutia-t-il.

- Va retrouver Blaize ! J'ai immobilisé le pervers, mais j'ai perdu les autres de vue, c'est possible qu'elles se soient lancées à sa poursuite !

- T'es folle ?! Elle va essayer de me tuer si je la revois maintenant ! Si ce que j'ai dit n'était pas assez, t'as vu ce qu'elle a fait à Yurao, elle sait qu'il a essayé de l'assassiner et je ne le lui ai pas dit. Ça va largement justifier une vengeance à ses yeux ! répliqua Théophile.

- Excuse-toi alors ! Elle n'est pas conne au point de risquer vos vies pour des comptes à régler !

- Fini de papoter ! lança Yurao.

Une nouvelle bourrasque les frappa et les lacéra tel des lames. Théophile se coucha au sol pour éviter le pire, mais Imiris fut projetée en arrière. Heureusement elle se reprit rapidement tandis que Haru reprit l'offensive, brûlant l'épaule de l'ennemi.

- Il faut que quelqu'un y aille ! cria Imiris par dessus la tempête, les yeux plissés pour les protéger des éléments. Et je ne peux pas y aller, je doute que je lui ferais plus de bien que toi.

Le félinien comprenait ce que la fée sous-entendait, mais cela ne lui plaisait guère. Il réfléchit un instant, mais précipité par une roche qui vola un peu trop près de sa tête avant de se fracasser contre un tronc d'arbre, il hocha la tête et Imiris hurla :

- Haru, va chercher Blaize ! On s'occupe de tout ici !

Le lumien esquiva une nouvelle pluie de météorites que Yurao lançait, rejoignit ses coéquipiers. Il questionnait Théophile du regard. Celui-ci acquiesça, et le lumien reprit la route en courant avant de disparaître dans les fourrés.

- Merci... dit la fée, rassurée.

- C'est la première fois que je t'entends dire ça, rit-il faiblement. Bon, on va s'occuper de celui-là, tu veux ?

Yurao sourit, puis porta son regard loin au-dessus de leurs têtes. Un nuage noir se formait, il tournoyait brutalement, comme une mer déferlante dans le ciel. Les coéquipiers ne savaient pas ce que faisait ce commandant de la Kuroi Namida, mais ils avaient pleinement conscience que quoi que ce soit, ce n'était pas bon pour eux. Yurao semblait attendre que son coup arrive, et s'amusait à les voir perdus. Ils purent rapidement distinguer un pic qui descendait des cieux : c'était une tornade, une tornade qui commençait déjà à aspirer les feuilles et les pétales des arbres autour.

- Si elle parvient jusqu'au sol, elle ravagera l'île entière... s'agita Imiris, les yeux grands ouverts.

Elle était paniquée, et ça se voyait. La fée inébranlable avait peur, à juste titre : que faire contre un ennemi que l'on ne peut frapper ? S'attaquer à Yurao maintenant ne ferait rien, le processus était lancé. L'esprit de Théophile fouillait toutes les connaissances qu'il avait de la magie de son frère, mais rien ne l'aida. La seule fois où Yurao avait été impuissant était lorsqu'il se battait contre son mentor, un autre mage de l'air... Mais celui-ci était mort il y avait longtemps de cela.

- Nous sommes perdus... chuchota-t-il, fixant ce qui causerait sa perte.

***

Pendant ce temps, non loin de la plage au Sud, Hikagué était assis aux côtés d'Omen, ses yeux à présent tous deux bleus. Le silence régnait. Aucun des deux ne parvenait à regarder l'autre. L'atmosphère pesante aspirait peu à peu l'énergie des deux aventuriers. C'était intenable. Enfin,  Omen prit une grande inspiration.

- Je vais te raconter une histoire, et tu vas écouter, et tu ne m'interrompras pas avant la fin.

Hikagué souffla fort, il bataillait toujours contre les larmes, mais ne dit rien. Omen continua, la voix tremblante de temps à autre :

- Il était une fois, deux petites sœurs. Elles étaient heureuses ; elles vivaient dans un petit village avec leur mère, les plus jeunes d'une longue lignée de prêtresses d'Audacia et son prophète. Tout allait bien, elles passaient leurs journées à jouer dans les confins du village, bien protégées par les hautes murailles qui entouraient les maisons. Leur mère leur avait interdit de quitter leur petit hameau, mais curieuses comme elles étaient, un jour, elles décidèrent de s'aventurer dehors. Tout alla bien, elles s'amusèrent dans la forêt, jusqu'à ce qu'elles arrivassent à une autre petite ville. Il y avait quelqu'un. Il allait mal, criait incessamment en plein milieu de la place, mais personne ne l'aidait. Les petites filles le rejoignirent, il leur ressemblait, alors elles ne se méfièrent pas. Elles auraient dû. L'homme agonisant les attaqua, mordit l'aînée des deux sœurs.

- Omen...

- Elles rentrèrent chez-elles en courant, l'ignora-t-elle, essayant de laisser le moins de blancs possible afin de lui éviter le besoin de parler. Effrayées, elles ne remirent plus jamais pied près du mur ; elles pensaient qu'elles seraient en sécurité si elles ne répétaient pas leur erreur passée. Bientôt, ces espoirs de pouvoir oublier l'excursion furent piétinés : la morsure de l'aînée s'infecta. Les enfants ne purent rien dire à leur mère, de peur de se faire gronder ; elles n'avaient que onze et douze ans... Elle devint progressivement folle, elles ne  purent plus le cacher. Le docteur fut appelé, et rapidement on découvrit qu'elle avait été contaminée par un humain en cours de transformation rejetée. Il avait été mordu par un vampire, mais son sang mutait, brûlait, s'autodétruisait... Son corps voulait devenir vampire, mais ne le pouvait pas. Et il avait transmis cette malédiction à l'aînée des sœurs. Elle aussi allait devenir bestiale ; il fallait la contenir. Le village tout entier travailla ensemble pour l'aider, mais ce ne fut pas assez. Elle s'échappa tout de même, fuit jusqu'à Elbaid. Sa cadette la suivit, mais ne put rien faire pour l'empêcher d'attaquer les villageois. C'est alors que les exorcistes arrivèrent...

- Omen, arrête...

- Ils l'encerclèrent, parmi eux une fille qui avait l'air d'avoir le même âge que les sœurs... Elle avait l'air aussi effrayée que celle qu'elle chassait. Elle aurait pu refuser... Refuser de l'exécuter, mais elle le fit tout de même. L'aînée mourut sous les yeux de la cadette, sous les coups de la jeune exorciste. La petite rentra en pleurant, informa sa mère de ce qui était arrivé, puis alla aussitôt prier au mausolée, pratique qui lui avait été inculqué depuis son plus jeune âge. Elle se sentait prête à mourir. Elle supplia le ciel, la prophète, son ancêtre, plus fort qu'elle ne l'avait jamais fait. Elle avait besoin de quelque chose à laquelle se tenir pour ne pas tomber dans le désespoir. Elle sentait la crevasse au fond de son cœur l'encourager à s'y engouffrer et ne jamais en ressortir... Et une partie d'elle voulait obéir. Cependant, contre toute attente, elle reçut une réponse à sa prière. Son ancêtre lui proposa un marché : elle soulagerait sa souffrance, elle vengerait sa sœur à condition que l'enfant lui permette l'usage de son corps pendant le restant de ses jours. Ainsi, elles échapperaient toutes deux à la mort. L'enfant accepta, et l'esprit s'empara d'elle.

- Omen, pitié... la supplia Hikagué, il savait ce qui venait après.

- L'esprit dans le corps de l'enfant traqua la jeune exorciste jusqu'à une ferme. Elle s'introduit dans sa chambre et lui trancha la gorge comme si elle avait fait cela toute sa vie. Elle écrivit même un message à l'intention de ses proches, leur révélant ce qu'elle avait fait. Elle était une meurtrière. Elles étaient des meurtrières. Une fois rentrée chez-elle, l'enfant pleura. Elle avait fait quelque chose d'horrible. Elle pensait que la vengeance soulagerait sa peine. Elle avait tort. Son ancêtre lui proposa alors de la faire oublier : pendant qu'elle n'avait plus le contrôle de son corps, la petite aurait la possibilité de fermer les yeux, de ne rien savoir de ce que l'esprit faisait d'elle. Il y aurait bien des moments où les souvenirs referaient surface dans le brouillard et l'incertitude, mais elle pourrait avoir l'enfance qui lui était due. Sa famille déménagea, loin de tous ces malheurs, et pendant longtemps elle n'y repensa pas. Seul un collier servait de memento de sa lignée pendant des années.

- Jusqu'à maintenant... Jusqu'à ce que je vienne te poser des questions... conclut l'exorciste.

- Ce n'était pas toi le premier, mais l'Oracle, le rectifia-t-elle. C'est lui qui a fait remarquer le collier... Quand il me l'a enlevée des mains, j'étais libre. Kitsune était loin de moi, son emprise avait tellement faibli que je n'avais plus la moindre idée de ce que j'avais fait. Je sais maintenant qu'elle était toujours là, à sommeiller en moi, mais une partie de nous deux était entre les doigts de l'Oracle, c'était assez.

Elle hoqueta avant de déclarer :

- J'étais heureuse. Même blessée, avec Samuel agonisant, j'étais heureuse. J'étais toute entièrement moi. Ces yeux rouges qui me dévisageaient dans chaque miroir, dans chaque éclat de verre étaient partis... C'est alors que vous êtes arrivés. C'est alors que je t'ai vu... Et je ne me suis souvenue de rien.

- Alors pourquoi as-tu repris le collier ? Pourquoi ne pas le jeter maintenant que tu n'en as plus besoin ?! la questionna l'exorciste frénétiquement.

- J'en ai encore besoin ! cria-t-elle, trouvant la force de le regarder enfin dans les yeux. Ne vois-tu pas ? Il y a assez de sang humain en moi pour que j'échappe à la plupart des malédictions des vampires, mais les humains n'ont pas de magie naturelle ! Vous avez besoin de runes, de formules, de potions ! La puissance que tu m'as vue utiliser, ce n'est pas la mienne ! Me rappeler de qui tu es, de mon histoire, c'est ce que je dois subir en échange de cette force ! Sans Kitsune, je ne suis qu'une sorcière à peine capable de soigner une coupure de papier, mais avec elle je peux sauver des vies.

- Au prix de dizaines d'autres... murmura-t-il à l'intention de ses genoux.

- Et alors ? Et alors si un ivrogne ou deux meurt dans la nuit ? Si un pauvre malheureux qui n'a ni maison ni famille disparaît un jour des rues ? Les personnes que je sauve sont fortes, servent la justice ! Ils en sauvent d'autres encore ! Je peux prolonger la vie des bons !

- Ne dis pas ça... Tu joues le rôle d'Orphélia, ce n'est pas à toi de juger qui mérite de vivre ou de mourir.

- Pourquoi ? Pourquoi ne devrais-je pas faire tout ce qui est en mes capacités pour préserver ce qui est juste ? Pourquoi, si grâce à moi Camélia vit, Théophile vit, tu vis ? s'emporta-t-elle.

- Parce qu'à cause de toi, Kitsune vit ! répliqua-t-il. Et pas seulement dans le collier, mais en toi ! Tu ne te rends pas compte que tu la justifies ? Tu vois des hommes et tu veux condamner ceux qui ne remplissent pas tes standards ! Ça ne te rappelle personne ? 

 - Alors tu voudrais que je redevienne la petite fille innocente que tu voyais en moi ?!

- Oui ! hurla-t-il en se levant. Parce que c'était elle que j'aimais !

Omen le dévisageait, surprise de voir une telle haine dans ses yeux, même en disant une chose pareille. Elle se recroquevilla lentement, elle osait à peine bouger. Elle entendait la respiration de l'autre se calmer lentement. La pluie avait cessé. Elle chuchota :

- Moi aussi, j'aimerais pouvoir redevenir cette fille...

Hikagué se détendit, et se rassit à ses côtés. Elle sursauta lorsqu'il posa une main sur son épaule.

- Qu'est-ce que tu vas faire de moi ? Tu ne peux pas me pardonner ce que j'ai fait, c'est évident... Je... Je comprendrais si tu...

- Pourtant tu sembles m'avoir pardonné la mort de ta sœur... la coupa-t-il.

- Ce n'était pas toi le responsable, pourquoi je t'en voudrais pour quelque chose que tu n'as pas fait ?

- Tu n'étais pas responsable non plus, c'était Kitsune.

- Tu ne peux pas me détacher de Kitsune ; avec ou sans le collier, elle fait partie de moi. La preuve, je deviens de plus en plus comme elle au fil du temps, d'abord physiquement, puis mentalement. Elle m'engloutit de l'intérieur et je...

Elle hoquéta, et sa voix se brisa. Elle essaya de se reprendre mais ce qu'elle avouait lui venait d'un endroit si profond, une peur qu'elle avait enfoui dans les abysses de son âme pour ne jamais avoir à le voir.

-  Je ne veux pas mourir... pleura-t-elle.

Hikagué l'entoura de ses bras. Bien que d'abord crispée et méfiante, la petite sorcière se détendit le serra près d'elle. Il lui murmura à l'oreille :

- Écoute, je ne sais pas comment, mais je vais t'aider à redevenir toi, Omen, la vraie. Puisqu'on ne peut pas te détacher de Kitsune, il est hors de question de la tuer, et ma mission de ces sept dernières années ne peut pas se terminer. Une fois qu'on sera partis de cette île, on cherchera un moyen de te sortir de là. Tu seras libre, je te le promets.

Omen avait l'air abasourdie. Rien n'aurait pu la préparer à cela. Boulversée, elle était sur le point de répondre quand des pas lourds interrompirent sa parole naissante ; Camélia était de retour, et la voix aiguë de Samuel résonnait à travers le vent qui se levait :

- Omen ! Il faut aider les autres, ils sont mal !

---- Fin du chapitre 27 ----

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