26) Double Visage
- Hikagué ! pleura Omen désespérément en voyant son coéquipier tomber à terre sous le poids d'une ombre infernale.
Il ne répondit pas : sa tête fracassée contre une roche, il était évanoui. Noctis bondit sur la bête adverse, mais ne réussit qu'à la distraire. Avec son maître inconscient, elle ne put rester dans le monde vivant, et il ne fallut pas longtemps avant qu'elle ne s'évaporasse en particules brillantes. Omen était désormais seule sur le terrain contre l'armée d'ombres appelée par Nagari, une brigade se sbires et la prophétesse Hermionie. Samuel avait fui, pour une fois qu'il obéissait aux ordres.
Encerclée par l'ennemi, un geste et elle serait submergée par la matière noire, les flancs des bêtes-ombre. Déjà les plus petits mordillaient ses chevilles, elle n'avait plus beaucoup de temps.
- Alors... ? haleta Nagari, dont l'énergie se drainait à maintenir ses sbires dans le monde vivant. Tu abandonnes ?
Le silence régna tandis qu'une Omen frustrée dévisageait Nagari, l'œil dur. Nagari était réticente, retardait le moment de passer à l'attaque. Le double agent s'exposait. Cela peinait de l'admettre, mais elle savait que pour l'instant la commandante ne ferait que la blesser, il restait à savoir à quel degré. Hermionie de son côté avait tout à coup pris une mine ennuyée ; elle inspectait nonchalamment l'état de ses ongles polis avant de questionner son lieutenant :
- Pourquoi lui demandes-tu cela ? Qu'elle abandonne ou pas, il te suffit de la tuer.
- Quoi ?! s'étonnèrent en unisson Omen et Nagari, toutes deux aussi surprises que l'autre. Elles connaissaient les ordres, et cela n'en faisait pas partie !
"Sale traîtresse !"
- Calme-toi ! souffla Omen discrètement. Rien n'y fit, son cœur battait déjà fort dans ses oreilles.
- Mais madame... ! protesta la commandante confuse. Elle est...
- Je sais ce qu'elle est, mon enfant, c'est pour cela qu'il faut la tuer, affirma la prophétesse comme si c'était une évidence, caressant à présent ses cheveux gris.
"Après tous ces efforts, elle va juste me jeter comme un vieux déchet ?"
- Ce n'est pas le moment, les autres sont trop proches ! s'affola la petite sorcière à voix basse.
- Pourquoi hésites-tu encore, Nagari ? tonna la nymphe autoritaire. Elle n'était plus déconcentrée par sa propre personne, elle avait le regard tempétueux braqué sur les iris océaniques d'Omen. Tue-la.
- Votre décision n'a aucune logique ! raisonna Nagari. Elle nous est beaucoup plus utile vivante que...
- Au contraire, elle est trop coûteuse, nous nous débrouillerons sans elle, déclara Hermionie.
- Je refuse de mourir de nouveau ! cria Omen d'une voix cassée.
Ou du moins, le son émanait de la bouche d'Omen. Peau de neige parsemée de runes, yeux teintés de sang, elle se transformait. Des ailes de dragon écarlates illuminèrent chaque goutte de pluie qui passa près d'elle. Des queues de renard blanc poussèrent et se mirent à fouetter l'air d'une colère générale, et lentement mais surement, une cicatrice noire se traça le long de sa joue droite.
Une des bêtes de Nagari, intimidée par ce changement brutal sauta sur elle. Au moment du contact de l'ombre avec sa peau, la bête se vaporisa, laissant résonner derrière elle son dernier couinement de douleur. Abasourdie, Nagari donna l'ordre à ses chiens de rester en place. Hermionie riait :
- Alors Kitsune, tu t'es décidée à venir jouer ?
- Sale traîtresse ! Il aurait fallu le dire tout de suite, que tu voulais te débarasser de moi ! cracha Kitsune enragée.
- Ah, toujours aussi lente d'esprit à ce que je vois. Me crois-tu vraiment aussi bête de dévoiler devant toi mes plans alors qu'ils sont encore en train de s'accomplir ? sourit-elle.
- Chaud devant ! hurla une voix au loin derrière la femme aux cheveux violacés.
Dans un fracas immense, quatre ombres et trois personnes à la droite de la démone furent écrasées d'un coup de patte écailleuse. Un autre séisme en fit disparaitre six autres à sa gauche et une queue bien placée balaya le reste des vivants, ne laissant plus que quelques bêtes des ténèbres. Tout eut lieu si spontanément que c'était à peine si la démone put éviter les coups elle-même.
- Alors voilà donc la dragonne élémentaire... jugea Hermionie.
Camélia venait de faire son entrée, Samuel accroché fermement aux piques sur son dos. Les dernières ombres s'attaquèrent aussitôt à la créature mythique, mais elle les piétina sans arrière-pensée. Bientôt, il ne resta plus aucun ennemi bestial en vue et Nagari avait disparu, Kitsune se retourna pour dévisager Hermionie, s'attendant à la voir terrifiée ; mais à son horreur, elle jubilait.
- Voilà un joli défi que tu me lances là... se dit la prophétesse, un rictus se formant sur son visage.
Elle leva les bras, les yeux fermés dans un effort de concentration. Tout le monde retint son souffle d'anticipation, mais rien de se passa. Le silence s'abattit, maintenu à distance seulement par la rage du ciel orageux. Hermionie demeurait ainsi, mains en l'air, immobile. Finalement, Camélia s'empara d'elle avec ses crocs et la leva. Samuel lâcha même un rire : la puissante prophétesse avait été vaincue le temps de charger une attaque.
La dragonne s'apprêta à prendre son envol. Muscles tendus, sur le point de bondir... Puis elle se pétrifia. Le cri atroce qu'elle poussa alors brisa les oreilles et les cœurs de ceux aux alentours. Secouant frénétiquement sa large tête de droite à gauche, son hurlement rebondissait contre la montagne dans un écho assourdissant. Son mugissement était celui d'un chien qu'on s'apprête à abattre mélangé au crissement aiguë du métal contre la rouille. Elle était à l'agonie. Couvrant ses oreilles de ses mains dans un vain effort de les protéger, la douleur envahit le corps de Kitsune. Elle était impuissante face à ce rugissement. La dragonne s'affola, ses yeux étaient révulsés, elle se donnait même des coups de griffe à la tête, tentant tout pour éloigner la douleur. Samuel fut secoué dans tous les sens ; incapable de descendre du dos de la dragonne sans se blesser, impossible de tenir bon tout en protégeant son audition, ses oreilles saignaient. Camélia recracha Hermionie et fuit aussi vite qu'elle le put, décollant maladroitement du sol, emportant Samuel avec elle.
Le vacarme écarté, les oreilles de Kitsune parurent enveloppés de coton. Le tonnerre gronda, mais ce n'était que le gargouills d'un enfant par rapport à ce qu'ils venaient de subir. La démone récupéra lentement en s'avançant vers son adversaire. Hermionie gisait immobile au sol ; quoi qu'elle ait fait, ça l'avait drainé de toute son énergie. Kitsune frissonna : son pouvoir avait encore grandi, elle était capable de rivaliser avec l'un des dragons sacrés... Il était vraiment possible qu'elle puisse maîtriser le pouvoir d'Orphélia si jamais elle le trouvait.
Une voix, ou ce qu'elle crut être une voix attira son attention. La pluie se transformait peu à peu en brume ; désorientée, ne pouvant ni entendre ni voir clairement, elle se tourna et se retourna, cherchant l'origine du bruit. Les acouphènes commençaient à être presque aussi douloureux que le hurlement qui les avait causés. Elle perdit Hermionie de vue.
"Je suis là."
La seule voix que Kitsune pouvait entendre à la perfection résonna dans son esprit.
- Omen, ce n'est pas le moment... chuchota Kitsune.
"Laisse-moi reprendre les commandes, s'il te plaît"
- C'est encore trop dangereux, tu es fatiguée, dors.
"C'est mon corps, je saurai me débrouiller."
- J'ai encore besoin de m'assurer d'une dernière chose.
"Tu vérifieras son sort plus tard. Tu t'es réveillée alors que je t'avais dit de l'ignorer. Cette femme voulait que tu te réveilles, et on ne sait toujours pas pourquoi. C'est une chance que Camélia soit arrivée à ce moment-là. Redonne-moi le contrôle !"
- Attends...
- Omen ?
La dernière réplique était à moitié masquée par le crissement aigu qui brouillait l'ouïe de Kitsune, cependant, elle put distinguer une voix masculine. Ce n'était pas Hermionie. Une main posée sur son épaule la précipita : elle se retourna sans réfléchir. C'était Hikagué.
- Par Vastra*... souffla-t-il en voyant son visage couvert de runes.
"Non !"
- Alors Kitsune ? Il te plait, mon plan ? jubila Hermionie dont la silhouette famélique émergea entre les gouttelettes d'eau. Pourquoi aurais-je besoin de te tuer quand je peux laisser ce gamin le faire ?
- Me tuer ? Si tu crois qu'il est capable de me tuer ! se moqua la démone, sans doute plus fort qu'elle ne le voulut.
- Kitsune ? Toi ?! balbutia-t-il, regardant son ennemie puis son amie tour à tour. Omen ?
- Arrête de m'appeler Omen, la petite dort, s'énerva Kitsune. J'ai des choses plus pressantes à régler.
Elle frissonna cependant, Omen gémissait.
- Je pense que tes priorités changeront lorsqu'il se souviendra de ce qui s'est passé dans la grotte, chantonna la nymphe. Une fois qu'il s'en sera rappelé, tu ne pourras pas lui faire oublier. Je te laisse avec ce petit dilemme, Orphélia m'attend. Je verrai bien le résultat de votre petite dispute tout à l'heure.
Sur ce, elle laissa le vent apporter son écran naturel pour prendre la fuite. Tel un fantôme, elle disparut, abandonnant une ombre sans propriétaire derrière elle, elle aussi devint fade, et ils furent seuls. Kitsune ne bougea pas : tenter de se déplacer avec aussi peu de visibilité, c'était chercher à se faire affaiblir par la faune de l'île. Les trois se gardèrent de parler, entourés d'un royaume de gris. Hikagué était encore sous le choc, la démone voyait son regard examiner chaque rune visible, sa cicatrice, ses yeux. Un sanglot attira son attention... Omen pleurait, enfermée dans sa prison corporelle, le "coin sombre" réservé à celle qui n'avait pas les commandes. Elle soupira ; lorsqu'elle était revenue, ce n'était pas pour briser la vie de cette pauvre fille, encore moins pour la précipiter avec elle dans un enfer vivant... Il fallait qu'elle essaye de réparer cela, autant pour son bien personnel que la leur. La démone se risqua :
- Veux-tu qu'elle reprenne la main ?
- Qui est-"elle" ? répliqua-t-il, la voix défaillante. Il retenait ses sanglots, ou sa rage. Qui es-tu ?
- Ce serait plus simple si elle répondait à tes questions...
- Simple ?! cria-t-il soudain, la colère prenant le dessus. Il s'empara du col de Kitsune et la tira vers lui, lui hurlant au visage. Ce ne sera jamais simple ! Comment peux-tu dire que ce serait simple ?! Tu es là, dans le corps de mon amie, celle qui m'a sauvé la vie, et tu es... Tu n'es pas elle, en tout cas ! Mais tu bouges avec son corps, tu entends avec ses oreilles et tu parles avec sa bouche, et tu es...
Il s'était emporté, mais il n'arrivait pas à finir sa phrase. Le nom qui lui trottait à l'arrière de la tête depuis qu'il avait embarqué sur le bateau ne parvenait plus à sortir. Il la relâcha, dépité.
- Comment est-ce que celle que j'aime peut avoir trouvé un nouveau moyen de me tuer ?
- Je suis Kitsune, le corrigea-t-elle, le ton étonnamment triste. Il n'y a rien en moi que tu puisses aimer.
- Alors Omen n'était qu'une invention ? souffla l'homme brisé, tête entre les mains. Elle n'a jamais existé ? Comme Kitsune ne répondait pas, il continua : Pitié, dis-moi qu'elle n'était qu'une invention, comme ça je peux en finir...
- Avec qui ? Moi ou toi-même ? demanda-t-elle, adoucissant au plus sa voix grinçante. Elle ne s'était pas doutée qu'une telle relation s'était établie entre lui et sa descendante : Qu'importe. Ce corps m'appartient autant qu'à elle. En ce qui te concerne, nous sommes inséparables.
À ces mots, il émit un soupir mêlé d'un sanglot, puis se redressa comme un pantin à qui on tirait les ficelles. Kitsune avait été égoïste, elle le savait. Omen lui criait de lui laisser parler, mais elle refusa. Ce qu'elle avait dit était le plus proche de la vérité qu'elle puisse admettre. Il la rejoignit d'un pas décidé, mais chaque muscle semblait s'activer d'une volonté propre indépendante du sien.
- Retourne-toi, l'ordonna-t-il, peiné.
Bien que surprise initialement par le changement d'attitude de l'exorciste, Kitsune connaissait bien cet expression de stoïcisme forcé, ce regard de détermination terrifiée. Elle comprit sa résolution, et contre son gré, obéit.
Omen réussissait à prendre le dessus. Elle allait les sacrifier toutes les deux.
Omen ferma les yeux. Elle sentait son sang bouillir de l'envie de riposter. Elle résista. Une large main se posa sur son épaule, une courte lame métallique à son cou. Ces dernières tremblaient toutes deux terriblement. Il ne voulait pas, mais il devait le faire ; ce sentiment n'était que trop familier pour Kitsune, bien que cela faisait longtemps qu'elle ne l'avait pas vécu. Son cœur battait à rompre. Jamais, jamais elle ne voulait redevenir la proie. La pulsion de s'échapper de cette emprise faible prenait le dessus. Le futur d'Omen était en jeu, et des deux personnes qui habitaient ce corps maudit, c'était elle qui apportait la vie.
Lentement, les runes sur son corps s'évaporèrent en une fumée noire. Se tournant vers son bourreau, celui-ci fut confronté à une vision qu'il eût voulu ne jamais voir : le côté droit du visage de la femme était toujours scindé par la cicatrice, éclairé par la pupille rougeoyante, mais il reconnut du côté gauche la petite sorcière, un œil océanique et sa peau blanche vierge de marque.
- Tue-moi si tu le souhaites, tremblota la voix aiguë et douce d'Omen.
- Mais en me tuant tu la tueras aussi. J'ai dit que nous étions inséparables. Je n'ai pas menti, compléta Kitsune. Ce corps est partagé. Omen existe bien, et elle est à ta merci.
Le duo lui fit face, et demandèrent à l'unisson :
- Que vas-tu faire ?
---- Fin du chapitre 26 ----
*Vastra, l'une des sept Grâces filles d'Orphélia, elle mène le peuple humain vers la prospérité.
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