22) Protection
Le soleil se levait, un château doré de lumière et de richesses jeta sa large ombre sur le jardin parsemé de statues. La douce aurore était calme, les hirondelles chantaient à voix basse afin de ne pas déranger les fleurs en bourgeon encore endormies. Des jajavas profitaient du matin encore frais avant de devoir affronter la chaleur caractéristique des printemps à Félinia.
Soudain, tout fut rompu. Un cri enragé brisa le silence. Les jajavas fuirent à travers le miroir d'eau, les oiseaux s'envolèrent dans un tumulte d'appels aigus et de battements d'ailes. Le vent se leva, il hurlait lorsqu'il entourait les tours du palais. Dans une chambre luxueuse, un jeune félinien brun de douze ans s'énerva encore, ses yeux verdâtres rivés sur son interlocuteur :
- Comment oses-tu ?
- Je ne peux pas être sûr des conséquences de mes actions, lui répondit l'intéressé.
Il s'agissait d'un grand félinien de seize ans environ, brun lui aussi avec des yeux bleus perçants et à la fourrure orangée rayée de noir comme celle du plus jeune. Les deux se faisaient face. Entre eux se trouvait un grand lit de draps bleus dans lequel dormait une petite félinienne de six ans. Sa respiration faible et erratique soulevait de temps à autre des mèches fines de ses longs cheveux bleu foncés. Les mèches étaient graisseuses et collés entre eux par la sueur de la malade. Sa fourrure grise était mal entretenue, des gouttes froides et malodorantes perlaient sur ses tempes. Elle tremblait furieusement, son visage déformé par la douleur. Une quatrième félinienne de dix ans lui tenait la main en pleurant, laissant des traces mouillées sur son pelage tigré. Elle clignait frénétiquement des yeux, tentant en vain de retenir ses larmes, mais elles coulaient à flots et se mêlaient même à ses cheveux écarlates.
- Tu es si avide de pouvoir que tu laisserais mourir ta propre sœur ? continua le premier, furieux.
- Ce n'est pas une question de pouvoir, Théophile, tu comprendras quand tu seras grand, répliqua le frère calmement.
- Yurao, tu as le pouvoir de la sauver, alors sauve-la ! Il n'y a rien à comprendre ! Rien du tout ! insista le jeune Théophile. Comment peux-tu la laisser agoniser ainsi ?
- Je ne maîtrise pas autant ma magie que tu ne le crois, l'air est un élément difficile à contrôler, lui apprit Yurao, qui fit abstraction de la provocation.
- Tu pourrais au moins essayer, non ? Elle mérite au moins ça !
- Je pourrais empirer son état...
- Mais tu pourrais l'améliorer !
- Le risque est trop grand.
- Quel risque ? Le risque qu'elle meure ? Il est déjà là, et ce n'est pas un risque, ce sera une réalité si tu ne fais rien ! Mère est en voyage, c'est à toi qu'incombe la responsabilité de sa vie ! Tu es le seul à avoir de la magie ici ! s'exclama Théophile, explosant de rage.
- Et si je n'y arrivais pas ? On m'en voudrait toute ma vie ! Tu l'as dit toi même, tout le monde pense que je convoite le trône, alors si Cynthia, celle que Mère a désigné pour la succession, la future impératrice mourait de ma main, qu'en penserait-on ? cria Yurao, cédant à la colère. On me chasserait et aux yeux de tous je serais le meurtrier de ma sœur. Que je fasse quelque chose rien du tout, on me haïra, alors plutôt lâche incapable que tueur sans cœur !
- Ce n'est pas le moment de penser à ta petite réputation ! Agis et sauve-la, bon sang !
- Blaize... Blaize... souffla la malade faiblement.
- Je suis là, Cynthia, ne t'en fais pas... la rassura la petite aux cheveux rouges.
Les deux garçon se turent, attentifs à ce qu'elle allait dire ensuite. Elle peinait à parler et chaque mot était un effort.
- J'ai... J'ai mal... J'ai peur... J'ai peur que quand je serai partie... Tout le monde se battra, haleta-t-elle. Ce n'est la faute de personne... que je sois comme je suis.
Théophile jeta un regard à son frère : aucune tristesse ne paraissait sur son visage, aucune culpabilité. C'était un monstre, il ne le supportait pas. Il fit volte-face et fonça vers la porte, à travers le couloir, dans les escaliers jusqu'au rez-de-chaussée. Il glissa sur le soyeux tapis près de l'entrée, mais reprit aussitôt sa course. Dehors, à travers les buissons, hors du jardin, loin dans la végétation sauvage, au fond de la forêt... Enfin, perdu entre les racines du grand chêne, son seul refuge, il s'agenouilla face au tronc qui avait vu la naissance et le décès des civilisations, et joignit ses mains en signe de prière :
« Grâce Sylvia, Reine des Plantes, protectrice des Elfes, entendez la prière d'un enfant étranger. Vous qui avez crée toute nature, qui avez soufflé la vie aux animaux créations d'Orphélia, je vous en supplie, sauvez Cynthia. Je ne peux prier votre sœur Taimyna, Grâce du Temps et protectrice des miens, car elle a cruellement avancé son heure. Je vous ai été fidèle, Grâce Sylvia, malgré la croyance que ma famille veut instaurer en moi. Vous êtes mon dernier recours. Je vous en supplie, elle mérite mieux, et je ne peux croire qu'il s'agit là du destin que lui a prévu une divinité bienveillante. »
- Je vous entends, jeune prince, déclara une voix résonnante.
Théophile ouvrit les yeux, incrédule. L'écorce du vieux chêne se déformait, et un visage féminin s'en dégagea comme d'une sculpture encore inachevée. L'enfant crut rêver, et fut pétrifié sur place. Fallait-il avoir peur ? Était-ce une erreur ? Son cœur battait fort dans ses oreilles tandis que les branches se joignirent entre eux pour devenir des bras et des mains.
- Vous... Vous êtes... ? balbutia-t-il, ébloui.
- Ne parlez pas, félinien, votre sœur n'a plus beaucoup de temps, et cela ne vient pas de la volonté de Taimyna, le coupa la Grâce. Je ne peux intervenir directement sur une prêtresse qui ne m'est pas dévouée, alors acceptez mon cadeau et partez à son secours. Elle ne peut mourir maintenant. Acceptez-vous de lui porter mon aide ?
- O- Oui ! se précipita Théophile. Oui, bien sûr que je veux la sauver !
L'arbre magistral plaça alors son doigt sur le front de l'enfant. Subitement, son corps fut illuminé par une puissance spectaculaire. C'était effrayant, c'était terrifiant, mais c'était incroyablement beau. Entouré de l'aura vert, il vit la silhouette de la femme elfique se dissiper de nouveau parmi les ridules du vieux chêne.
Il se retrouva dans la chambre de Cynthia, il ne savait comment. Pourvu que ce n'était pas trop tard. Yurao et Blaize étaient encore au chevet de Cynthia. Ils ne firent pas attention à lui.
- Ils ne voient pas que je t'accompagne, lui souffla la voix rassurante de Sylvia. Laisse le pouvoir guider tes pas, approche-toi d'elle, tu sauras quoi faire.
Il obéit, tendit la main vers le front de sa sœur et la posa délicatement. La voix de la nature lui soufflait à l'oreille. La puissance surgit en lui, un doux parfum de fleurs envahit la pièce. Les tremblements de la petite félinienne se calmèrent, puis sa respiration se stabilisa. Sa crise était passée, mais ce n'était pas encore assez. Théophile continua. La fatigue commençait à le marquer, mais il ne pouvait s'arrêter là. Elle avait encore mal, elle souffrait. Il pouvait lui redonner une vie normale, il n'allait pas laisser passer cette chance, elle ne reviendrait peut-être pas.
- Théophile, qu'est-ce que tu fais ? s'étonna Blaize. Il se tenait ainsi depuis plusieurs minutes déjà.
- Je la soigne, lui apprit-il, confiant. Yurao ne veut pas le faire, alors c'est à moi de me conduire en adulte.
- Comment ça, "tu la soignes" ? Faire semblant d'avoir de la magie ne t'en donnera pas, se moqua le frère. Et te colorer les cheveux ne le fera pas non plus.
Une partie de la frange de Théophile se teignait de vert plus il puisait ses forces. Yurao prenait un air de plus en plus inquiet, douteux. Enfin, Cynthia prit une grande inspiration et ouvrit les yeux saphirs comme si on venait de lui insuffler une nouvelle vie, et le flux d'énergie qui passait du frère à la sœur fut coupée. Il avait réussi. Perdue, la malade chercha une explication sur les visages de sa famille. Théophile eut juste le temps de la voir lui adresser un sourire angélique avant de tomber dans les pommes.
***
- Théophile ! Théophile, réveille-toi ! lui cria la voix de Blaize.
- Mnh ? grogna-t-il, à moitié endormi.
Il était de retour sur l'île des Quatre Dragons, et une forte douleur dans la poitrine démentit un vain espoir : l'attaque de la veille était bien arrivée, et par conséquent tout ce qu'il avait vu les jours précédents aussi.
- Ne te rendors pas ! grommela Imiris. Tu le fais exprès pour nous faire peur, c'est ça ?
- Yurao... souffla-t-il. Espèce de...
- Yurao ? répéta Blaize. Tu en sais plus sur lui ? Cette fille Akuma disait que...
- Non, non, rien... J'ai juste fait un cauchemar, la rassura-t-il en se redressant. Quand Cynthia était malade.
- Oh... C'est pour ça que tu t'es énervé pendant ton sommeil... comprit-elle, puis, remarquant que les lèvres de son frère se desséchaient : Je vais prendre de l'eau au fleuve, veillez sur lui.
Elle partit, laissant Imiris seule au chevet du félinien. Contrairement à son habitude, elle avait l'air inquiète. Elle lui souffla discrètement :
- Tu m'as ordonnée de ne rien lui dire pour ce type, mais tu crois vraiment que c'est aussi simple ?
- Comment ça ?
- Pour l'instant, notre plan pour la suite se résume à se préparer pour l'attaque de front. Haru pense que le meilleur moyen de continuer, c'est d'aller directement les affronter ; on va se mettre en route dès que tout le monde sera rétabli. Vu ce qu'on sait sur le recrutement des soldats de la Kuroi Namida, on n'a rien à craindre des pions, mais les commandants sont forts. C'est contre eux qu'on aura besoin de l'aide de tout le monde, dont Blaize.
- Et alors ?
- Alors elle va forcément tomber nez-à-nez avec lui à un moment ou à un autre ! Ce n'est pas mieux de la prévenir tout de suite ? Plutôt que de se retrouver à être son adversaire ? Tu sais ce qu'une hésitation peut coûter sur le champ de bataille, insista la fée. Surtout qu'elle a entendu ce qu'a dit l'autre quand elle nous a attaqué. J'ai essayé de lui faire penser que ça résultait du coup qu'elle s'est pris sur la tête, mais de toute évidence elle n'y croit qu'à moitié.
- C'est une longue histoire... Si elle apprend ce qu'il est devenu, elle voudra savoir pourquoi, et elle voudra savoir pourquoi je ne lui ai pas dit plus tôt. Ce qu'a dit cette fille en partant n'était même pas la moitié de ce qu'il a fait. Chef de la Kuroi Namida n'est qu'un joli titre pour couvrir les meurtres qu'il a ordonnées, les vies qu'il a corrompues... Celle de ma sœur est première entre elles. Blaize ne comprendra pas ce que je fais pour sa protection, protesta-t-il, jugeant sa blessure presque guérie grâce aux soins d'Omen, mais la douleur persistait. Et puis, depuis quand tu te préoccupes de son bien ? Tu la hais.
- Depuis que ça gêne le bon progrès de la mission ! Tu es aveuglé par ce mur de coton que tu veux placer autour d'elle ! répliqua Imiris, irritée. Je ne connais certes pas toute l'histoire de ta famille, mais de ce que je vois, ta protection n'est qu'un obstacle pour elle ; on l'a tous vu quand tu as bloqué son attaque contre la voleuse, mais depuis le début tu la rabaisses et lui donnes l'impression de ne pas être capable de se débrouiller seule, alors que tout ce qu'elle cherche à faire c'est te prouver le contraire.
- Parce qu'après que je sois évanoui, vous êtes devenues supers amies ?! D'où tu me sors ça ? Comment veux-tu la comprendre à ce degré ? s'énerva le félinien.
- Je n'ai pas besoin de la comprendre, je ne fais que paraphraser ce qu'elle a confié à Haru il n'y a pas une heure ! Mes oreilles portent loin, en tout cas plus loin qu'elle ne le pensait. J'ai tout entendu. J'ai aussi eu l'assurance de Haru qu'elle lui a sauvé la vie lors d'un combat contre la faune de cette île. Comme quoi quand tu n'es plus là, elle peut en faire, des choses !
- Je n'ai pas besoin du récit d'un gamin amoureux pour me dire qu'elle a grandi ! Je sais qu'elle peut se débrouiller dans certaines situations, mais elle aura toujours besoin de ma protection ! cria-t-il, attirant l'attention des autres.
- Alors tu n'admettras jamais qu'elle n'a pas besoin de toi ? s'indigna Imiris. Tu seras toujours derrière elle pour la forcer à rester dans les cases ?
- Exact ! rugit-il, faisant trembler les arbres autour. Si la maintenir dans l'ignorance et l'incapacité est ce qu'il faut pour m'assurer qu'elle restera en vie, je le ferai !
Le bruit sourd du métal contre l'herbe retentit non loin et attira l'attention des antagonistes. Le félinien se leva, menaçant les autres du regard comme s'il les mettait au défi de l'arrêter. Il trouva rapidement l'origine du bruit, et, suivi par ses coéquipiers, contempla l'objet silencieusement. Il posa alors à haute voix ce que tout le monde se demandait :
- Par où est-elle partie ?
- Si l'on se dépêche on pourra suivre ses traces, se pressa Haru, faisant volte-face pour préparer les autres au départ.
- Voilà ce qui arrive quand on n'écoute que son égo surdimensionné, ajouta Imiris avant d'emboîter le pas au lumien.
Théophile demeura immobile, le regard posé sur le seau d'eau renversé. Sa sœur l'avait entendu, et elle l'avait fui.
---- Fin du Chapitre 22 ----
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