19) Reconnaissance

Une journée s'était écoulée, Imiris et Théophile commençaient à voir la Forêt de Fleurs et le temps se réchauffait pour le grand bonheur du félinien. Malgré le témoignage pessimiste de Yuki, le duo était de meilleure humeur qu'à l'allée, leurs charges leur paraissaient moins lourdes et la précieuse écaille était en sécurité dans la poche du chat. Imiris était d'avis qu'ils seraient les premiers rentrés, et s'exaspérait déjà à l'idée de devoir passer peut-être deux jours ou plus en compagnie d'un fou, d'une dragonne et d'un enfant en effectif réduit.

- C'est possible que Blaize et Haru soient déjà rentrés ; ils avaient moins de chemin à faire, fit remarquer Théophile pour calmer les ardeurs de la fée.

- Pff ! Parce qu'une boule de poils en plus, ça va me faire plaisir... ironisa-t-elle.

- Hep ! Tu parles de ma sœur, là ! protesta-t-il.

- Et alors, ça me fait quoi, boule de poils numéro deux ?

- Et Haru alors ? demanda-t-il, ignorant le commentaire.

- Quoi Haru ?

- Tu ne seras pas contente de le revoir ?

- Ça fait cinq jours qu'on est partis, t'exagères pas un peu ?

- Vous n'êtes pas... ? s'étonna-t-il.

- On n'est pas quoi ? s'enquit-elle, faisant mine d'être confuse. On se tolère, Théophile, pas plus.

Soudain, le lion s'arrêta net. La fée continua quelques pas dans la végétation avant de se retourner pour voir ce qu'il avait.

- Tu viens ou merde ?

- C'est la première fois que tu m'appelles par mon prénom, lui apprit-il, surpris.

- Et alors ? fit-elle nonchalamment. Maintenant, si t'as fini de faire ta fillette nunuche de roman à l'eau de rose, on peut continuer ?

Elle fit volte-face aussitôt, Théophile lui emboîta le pas, froissé. Un bruissement dans les feuilles attira son attention. Il pointa l'oreille en direction de l'agitation sans ralentir l'allure. Un buisson à sa droite fut dérangé. Ça se rapprochait. 

Soudain, un éclat rouge attira son regard, il venait en leur direction. Il s'empara de sa coéquipière par derrière, plaçant une main sur sa bouche pour la taire et la tira avec lui à l'abri d'une fougère. Imiris se débattait furieusement, ses cris à peine étouffés par la paume du félinien. Ils perdirent leur équilibre et chutèrent dans un nuage de poussière. Il lui chuchota, paniqué :

- Tais-toi, et je te lâche. Pas avant !

Elle lui mordit le pouce en réponse, il réprima un couinement de douleur sans lâcher prise tandis qu'elle râclait le sol meuble avec ses ongles. Elle parvint enfin à se dégager et hurla en se relevant :

- C'était quoi ça ? Tu es vraiment désespéré à ce point ?

- Imiris, calme... murmura-t-il, lui tirant sur le poignet pour la faire se baisser. Il fut interrompu par une voix non loin.

- Ils sont ici ! Traquez-les et prenez l'écaille ! ordonna une femme.

- Oui commandante ! répliquèrent une petite chorale.

- Chef ! S'ils n'ont pas encore l'écaille, chef ? questionna l'un d'entre eux.

- Vous savez quoi faire, répondit la première.

Imiris s'accroupit rapidement dans les feuillées. Elle arborait une expression où se mêlaient colère et curiosité. Tout autour d'eux, ils entendaient les tonnerres de bottes contre terre. Le duo osait à peine respirer, mais Imiris parvint tout de même par des gestes assez explicites de la main à faire comprendre qu'elle n'approuvait pas les méthodes de Théophile.

- Personne ici, Commandante Nagari ! signala un des chercheurs.

- Ici non plus ! appela un deuxième plus loin.

- Non plus !

- Bande d'incapables ! s'énerva la dénommée Nagari. Ils ont fait un boucan monstre, ils sont forcément dans les parages !

- Je la sens... Je la sens, elle n'est pas loin, la petite fée des bois, déclara une voix suave que le duo reconnut avec un frisson. Imiris ramassa sa lance lentement.

- Iragan, si tu veux poursuivre tes fantasmes, lève-toi et travaille ! gronda la commandante.

- Tu sais bien que je n'aime pas me salir avec les vivants, c'est ton domaine, ça. Je te laisse la tuer, mais fais attention à la laisser intacte, je veux la récupérer après, elle et son ami, répondit calmement Iragan.

- Si on les trouve... rappela-t-elle.

- Je vais le buter ce petit pervers, marmotta furieusement la fée, sur le point de se relever.

- Non ! ordonna son ami à voix basse, s'emparant de sa manche. Ils sont au moins dix, dont deux commandants de la plus grande organisation criminelle au monde. Il nous faut du renfort.

D'un coup, ils s'immobilisèrent tous les deux : par un trou dans le feuillage, ils apercevaient les chefs. La femme, Nagari dont les cheveux écarlates avaient prévenu Théophile de leur présence, se tenait fièrement devant une quinzaine de soldats en armure noire. À sa ceinture, deux éventails à plumes bleues là où auraient dû se trouver des épées.

- Des éventails ? s'étonna la fée. Elle veut nous tuer à force de chatouilles ?

- Non, regarde, entre les plumes...

Il y avait en effet le gris luisant d'une vingtaine de lames aiguisées à moitié dissimulées entre les poils marines. Quant à Iragan, la clarté tachetée par les pétales d'arbre le rendaient encore plus étrange. Ses iris orangés lumineux défiaient les rayons de soleil et ses pupilles noires ne semblaient pas refléter de lumière. Sa peau paraissait encore plus violette qu'elle l'avait été lors de leur rencontre nocturne et ses cheveux turquoises étaient encore plus crasseux. Il portait à présent un uniforme d'amiral de couleur noire brodé de dentelle, de motifs en fil d'or et une longue cape cramoisie. La seule chose qui ne changeait pas était son sourire malsain qui déformait son visage.

- Comment ces fous ont fait pour arriver ici ? souffla Imiris, les yeux rivés sur le diablotin.

- Je te l'ai dit, ils ont un informateur au Conseil, rétorqua Théophile, faisant le même jeu.

- Comment est-ce que tu peux savoir... ?

La question de la fée fut interrompue par une violente bourrasque qui manqua de balayer leur abri. Un homme, ou plutôt, un félinien apparut. Grand, brun aux yeux bleus perçants et à la fourrure orange pâle, les joues marquées de rayures en V, il sonda les soldats du regard. Théophile inspira fort : il le connaissait.

- Parce que ce félinien est au Conseil, compléta-t-il.

- Il te ressemble... commenta Imiris discrètement.

- Ne dis pas ça, pitié... l'arrêta-t-il, grave.

- Commandant-chef Yurao Céléstra, s'inclina Nagari, accompagnée de ses subordonnés.

- Céléstra ? répéta Imiris, faisant face à son coéquipier.

- Partons vite, dit-il en prenant ses affaires.

Il rampa lentement vers l'Ouest, s'éloignant des ennemis. Comme un félin chassant sa proie, il ne faisait aucun bruit, ses pieds semblaient seulement frôler le sol. La fée suivit, guettant le moindre mouvement chez la Kuroi Namida. Lorsqu'ils furent à plus de cent mètres, Théophile se retourna, plaça sa main contre un tronc et se concentra. Des auréoles vertes apparurent aux bouts de ses doigts, et au loin derrière eux ils entendirent les commandants s'affoler avant de s'éloigner au pas de course. Il prit ensuite la main de la fée :

- Cours !

***

Ils n'étaient plus très loin de la base lorsque, haletants, ils s'effondrèrent contre la végétation. Ils n'avaient pas été poursuivis, le félinien en avait la certitude. Malheureusement pour lui, Imiris était plus préoccupée par ce qu'elle avait entendu.

- Yurao Céléstra, c'est ce qu'elle a dit. Yurao Céléstra. C'est pour ça que tu disais que le Conseil était corrompu... comprit-elle. Ton frère est un commandant dans la Kuroi Namida, c'est pas une information que tu pensais judicieux de partager ? Pourquoi tu ne l'as pas dénoncé encore ?

- Parce que je n'ai aucune preuve... riposta-t-il, toujours récupérant son souffle. Et Blaize ne sait pas... Et elle ne saura jamais, compris ? Elle ne doit jamais savoir...

- Mais... commença-t-elle.

- Jamais ! insista le lion. Et je te jure Imiris, si tu lui parles de ce qu'on a vu, je te tuerai.

- C'est une menace ? se moqua-t-elle. Tu te rappelles de ce qui est arrivé la dernière fois et tu me menaces ?

- Oui ! déclara-t-il gravement. Mais la dernière fois, c'était juste moi ; maintenant, c'est ma famille, et je n'hésiterai pas à la protéger par n'importe quel moyen.

Le silence tomba. Le regard noir du félinien avait coupé la parole à sa coéquipière. Il était sérieux. Au bout d'un moment, après avoir mis de l'ordre dans ses idées, elle reprit :

- Je ne dirai rien à cette boule de poils. Dis-moi, vous êtes tous tarés dans ta famille ou ce sont juste les garçons ?

- Taimyna le sait... soupira-t-il, un peu rassuré. Ne vas pas croire que je suis comme lui. Je ne suis pas de leur côté.

- Je sais, affirma-t-elle, reprenant la route. Et tu es pardonné pour les menaces vides.

- Hein ?

- Si tu étais des leurs, tu m'aurais laissée continuer mon chemin au lieu de me forcer à me cacher... J'imagine que je te dois des remerciements du coup...

- Oui, très probablement.

- Tu ne les auras pas. Je t'ai déjà pardonné d'avoir essayé de m'intimider

- Je m'en doutais...

- Tu aurais pu me dire avant, que tu avais un frère au Conseil, fit-elle remarquer.

- Tu aurais pu me dire avant, que tu étais amnésique, l'imita-t-il.

- Pas faux... admit-elle.

- Alors j'ai raison ? s'étonna-t-il, la mine réjouie.

- Pas tout à fait...

- Si je dis quelque chose qui n'est pas faux, ça veut dire que je dis vrai, donc j'ai raison, démontra-t-il, rassuré que l'atmosphère lourde se soit rapidement dissipé.

- Peut-être...

- J'ai raison.

- Oui, bravo, que veux-tu que je te dise ? s'irrita-t-elle.

- À ton avis ?

Elle soupira, résignée.

- Oui, tu avais raison, tu es cont... ?

Elle s'interrompit, entourée des bras du félinien, la chaleur l'envahissait. C'était une sensation qui lui était étrangère.

- Oui, je suis très content...

Elle savait qu'il se voulait amical, mais elle se sentait prise au piège, enfermée dans un petit espace. Elle n'aimait pas ce sentiment, elle le repoussa violemment. Confuse, elle ne put émettre qu'un mot :

- Pourquoi ?

- Parce que tu viens de me prouver que je ne me suis pas trompé sur ce que j'ai dit sur toi dans la Grotte Blanche.

- C'est-à-dire ?

- Tu n'es pas aussi terrible que tout le monde le dit. Parfois, si on a beaucoup de chance et que les Grâces le permettent, tu peux être agréable.

- C'est une raison pour me faire un câlin à la bisounours ? se vexa-t-elle.

Théophile se contenta de sourire, Imiris fit la moue. Elle n'aimait pas le voir sourire comme ça, elle avait l'impression qu'il se moquait d'elle, qu'il était au courant de quelque chose qu'elle ne savait pas. Elle changea précipitamment de sujet :

- Il faut prévenir les autres que la Kuroi Namida est déjà sur l'île.

Elle repartit sans attendre de réponse, mais elle fut rassurée d'entendre des pas légers derrière elle qui lui signalèrent que son chien se mettait au pied.

---- Fin du Chapitre 19 ----

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