17) La Clef du Coeur

- Encore raté ! soupira Théophile, désespéré. T'as trouvé le bonheur, toi ?

- Tu crois que je t'attendrais ici si c'était le cas ? répliqua Imiris, adossée à l'entrée d'une grotte.

Ils avaient passé toute la matinée à arpenter les pics à la recherche du Mont Innocence et de sa fameuse Grotte Blanche. Jusque-là leur parcours avait été inutile : toutes les cavernes qu'ils avaient explorées n'abritaient que des chauve-souris et des rats. Le ciel bleu métallique vide de nuages ne faisait rien pour adoucir le froid du territoire. Théophile grelottait toujours, mais après les événements de la veille, il se gardait bien de se plaindre. Ils passaient à l'inspection d'une troisième montagne lorsque le félinien remarqua quelque chose qui brisa son silence :

- Imiris, je crois qu'on a trouvé la bonne...

- Qu'est-ce qui te fait croire ça ? grommela-t-elle.

- Regarde l'ouverture là-bas, dit-il en pointant la falaise du doigt.

Une immense bouche parfaitement hexagonale découpée dans la paroi inégale s'ouvrait dans la roche. Ses contours étaient sculptées en pointes de flocons de neige. Cette œuvre d'art ne pouvait être le travail de la nature : c'était la Grotte Blanche. Ils escaladèrent la côte avec difficulté, la neige glissante obstruait leur chemin.

À leur étonnement, la plate-forme devant la grotte, parfaitement vide de neige, reflétait le ciel bleu. Le sol était parsemé de petits cailloux blancs parfaitement sphériques. Intrigué, Théophile ramassa une des pierres, mais la relâcha aussitôt avec un cri de surprise :

- Elle est chaude !

- Te fous pas de moi ! s'irrita Imiris, en prenant une à son tour. Elle fit soudain les grands yeux.

- Tu vois ? Elles sont chaudes ! Il fait moins quinze degrés mais les pierres sont chaudes ! s'émerveilla le félinien, se remplissant les poches de petites sphères.

- C'est bon, t'as pris tes bouillottes ? On peut se remettre en chemin ? pressa-t-elle, reposant son caillou.

Son toutou la suivit, joyeux d'avoir de quoi combattre le vent hivernal. Quelques pas plus loin, l'ombre engloutit le duo. Ils avançaient à tâtons en longeant les murs. De temps à autre, Théophile marchait trop vite et piétinait les talons de sa coéquipière qui protesta violemment. Soudain, le bras d'Imiris perdit l'appui de la paroi et s'enfonça dans un trou jusqu'à l'épaule. Cet arrêt subit causa un embouteillage brutal.

- Aïe ! Fais gaffe, boule de poils !

- Ce n'est pas Blaize, la boule de poils ? protesta Théophile

- Si tu veux : fais gaffe, boule de poils numéro deux, se corrigea-t-elle.

- Avance alors ! Qu'est-ce que tu attends ?

- Il y a un truc dans ce trou... Je peux le frôler et il tourne... lui apprit-elle en enfouissant son bras plus loin dans l'ouverture. Encore un peu...

D'un coup, la grotte fut noyée d'une lumière bleutée. Aveuglés, ils reculèrent en clignant furieusement des yeux. Quand sa vision récupéra, le félinien s'extasia devant le spectacle.

- Comment est-ce que cet endroit peut exister ? souffla-t-il.

- C'était un miroir... déclara la fée en inspectant l'enfoncement. Il y a une ouverture à la surface qui laisse passer un rayon de lumière qui est reflété dedans. C'est ce miroir que j'ai déplacé...

Ils se trouvaient dans un long couloir large. Les murs lisses étaient polis au point de refléter parfaitement l'image des aventuriers. Théophile observa ses multiples alter ego avec intérêt, mais remarqua le regard méprisant de la fée derrière lui. Le regardait-elle toujours ainsi ?

- Qui t'a donné ces yeux, Imiris ? chuchota-t-il à lui-même.

- C'est-à-dire ? questionna-t-elle, ses oreilles dé fée portaient loin.

Au lieu de simplement se taire, poussé par sa curiosité ou bien son esprit de rébellion, le félinien se répéta plus fort, dévisageant son interlocutrice dans le miroir :

- Qui t'a donné ces yeux emplis de mépris ? Tant que tu y es, qui t'a donné la cicatrice qui te longe le côté gauche ?

- Je... commença-t-elle. Je ne sais pas...

- Tu ne vas pas essayer de me faire croire que tu as oublié ce qui t'a fait ça ? Je ne suis pas dupe, Imiris.

- C'est le cas, j'ai oublié. Et puis, je ne te vois pas déverser les détails de ton passé, alors pourquoi je devrais le faire ? protesta-t-elle.

- Parce que tu as toujours l'air de haïr tout ce qu'il y a autour de toi, et je veux apprendre pourquoi. Me mentir ne sert à rien, je vais toujours chercher à savoir, insista-t-il.

- Je ne te mens pas ! s'écria-t-elle soudain.

Pris au dépourvu, Théophile se retourna pour lui faire face. Cette explosion de rage ressemblait à cette nuit dans sa tente. La joue du lion piqua un peu en se rappelant de l'incident. Il reprit courage cependant : céder maintenant les renverrait dans le rapport de forces d'avant le combat du marais ; il n'avait pas envie de redevenir le chien soumis.

- C'est impossible de ne pas se rappeler de ça ! La bête a dû être immense pour infliger une blessure de ce genre, je crois que je m'en souviendrais si c'était moi.

- Si c'était toi ! rappela-t-elle amèrement.

- Parce que tu as la mémoire d'une passoire ? ironisa-t-il.

- Parce que je ne me rappelle de rien de cette époque-là ! s'exclama-t-elle enfin.

- Hein ? balbutia Théophile après un long silence.

- Je suis amnésique... Je me suis réveillée un jour devant un temple de Brume en plein milieu d'une forêt. J'y ai vécu seule jusqu'à mes quatorze ans, lui apprit-elle d'une voix à moitié éteinte. Je ne sais pas comment j'ai eu cette blessure, elle s'était déjà à moitié refermée avant que je me retrouve en sauvageonne. Maintenant laisse-moi tranquille.

Elle se mit en route vers les profondeurs de la grotte, laissant un Théophile abasourdi derrière elle. Il courut pour la rattraper et s'empara de son poignet pour la faire s'arrêter. Mauvaise idée. Elle dégagea sa main d'un coup rude qui lui fouetta le menton vers le haut, puis enchaîna sur une prise de judo qui balaya ses jambes. Il heurta le sol avec un bruit sourd et un cri de douleur.

- Ne me touche pas ! hurla-t-elle, furieuse. Je t'interdis de le faire, tu m'entends ?

- Je voulais juste...

- Je ne veux pas de ta sympathie ! le coupa-t-elle, sa voix ricochant sur les parois.

- Mais... commença le félinien.

- Tiens ? Des visiteurs... Et ils se disputent par dessus le marché... Quel bonheur... tonna une voix féminine.

- Qu'est-ce que... ? questionna Imiris, tous muscles tendus.

- Qu'y a-t-il ? reprit calmement la voix. Ne voulez-vous pas venir me dire bonjour ?

Le félinien se releva lentement. Le long couloir s'ouvrait en une large pièce hexagonale. Les six murs reflétaient les multiples angles des autres en un kaléidoscope de mondes. En entrant dans la salle aux miroirs, le duo fut ébloui. Au centre de la grotte cyclopéenne se trouvait un dragon gigantesque. Ses ailes diaphanes étaient trouées, ses pattes bleutées enchaînées à même le sol par des arches de métal ; ses côtes visibles peinaient à respirer, son souffle se matérialisait en nuage brumeux, et ses écailles fades se détachaient par endroits, exposant sa peau aux éléments. Comme Camélia, ses griffes avaient abîmé la terre là où la bête avait tenté de s'échapper. Des yeux saphirs posaient leur regard intelligent sur les aventuriers. Elle semblait tout d'abord reconnaître Imiris, mais rapidement retrouva son air critique.

- Ah, voilà donc le visage de mes premiers visiteurs... J'aurais espéré quelque chose de plus imposant qu'un chaton et sa copine pixie, soupira la dragonne.

- Yuki, je présume ? somma la fée, vexée d'avoir été identifiée comme une pixie.

- Ah ? Ma réputation me précède ? s'étonna-t-elle amèrement.

- Nous sommes ici pour vous libérer, déclara Théophile solennellement. Nous avons déjà sorti Camélia de sa prison. Elle nous a expliqué ce qui vous est arrivé, et ce qu'il faut faire pour arrêter Ungura...

- Ha ! fit-elle, d'un rire crispé. Vous croyez pouvoir maîtriser le pouvoir d'Orphélia ? Sans vouloir t'offenser petit, mais tu es un peu trop optimiste. Ungura va faire selon ses envies, quoi que vous fassiez.

- Vous voudriez qu'on laisse venir la fin du monde sans rien tenter ? réitéra le félinien, pensant avoir affaire à une blague de mauvais goût.

- Exact. Abandonnez maintenant. S'il y a une chose que cette cellule m'a apprise, c'est que si une situation paraît sans espoir, c'est qu'elle l'est, alors en garder inutilement c'est demander à se blesser. Mais quand on abandonne tout et qu'on cède au destin qu'on nous a donné, tout est bien plus facile. Acceptez que vous allez assister à l'apocalypse de votre vivant et allez chérir ceux que vous aimez et attendez la fin tout simplement, leur conseilla-t-elle sans émotion.

- Nous avons besoin d'une de vos écailles, répliqua la reine de glace, durement.

- Voilà, comme d'habitude, on ignore mes conseils... s'exaspéra la dragonne.

- Parce que vos conseils sont de la merde, affirma-t-elle, bras croisés. L'écaille, maintenant, puis on vous libérera.

- Tu n'as pas l'air de comprendre : je n'ai pas envie de sortir d'ici, leur apprit Yuki. J'ai accepté mon sort, et je ne veux pas que les autres me voient ainsi. À ton avis, c'est agréable d'assister à sa propre déchéance, jour en jour, sous tous les angles ? De voir une vieillesse qui n'aurait jamais dû être te dévorer le corps sous tes yeux ? Ceci... Cet endroit est ma salle de torture.

- Alors nous prendrons juste l'écaille, conclut Imiris, tout aussi froidement.

- Imiris... chuchota Théophile. Ce n'est pas comme ça qu'on aura ce qu'on cherche.

- Pourquoi je ferais ça ? s'enquit Yuki.

- Nous ne tenons pas à obstruer votre but, alors ne faites pas obstacle au nôtre, fit Imiris.

- Le vôtre est sans espoir.

- L'écaille, insista-t-elle.

- Je refuse de te la donner. Je ne vous aiderai pas dans la futilité.

La fée soupira, comme si cette réplique avait arrêté son avis. La solution était évidente. Théophile vit le poing de sa coéquipière se serrer autour du manche de sa lance. Elle n'allait tout de même pas... ? Ses muscles se tendirent.

- Non ! Imiris ! s'exclama-t-il soudain, sautant devant elle avant qu'elle ne puisse bondir sur la dragonne.

- Dégage ! cria-t-elle. Si elle ne veut pas nous donner ce dont on a besoin, on n'a qu'à le prendre !

- Peut-être, mais pas comme ça ! protesta-t-il, bloquant toujours le chemin. Elle est enchaînée, tu n'as pas besoin d'être violente... Tu crois vraiment qu'elle n'en a pas assez souffert d'être enfermée ici ?

- Ça suffit ! interrompit Yuki, soudain coléreuse. Je ne veux pas de ta pitié, c'est pour ça que je veux rester ici ! Laissez-moi !

- Pas sans l'écaille !

- Imiris ! Arrête ! Tu ne vois pas ? demanda frénétiquement Théophile, lui prenant les épaules.

- Voir quoi ?

- Elle est comme toi, exactement comme toi ! Sa fierté est blessée alors elle s'énerve puis fuit du mieux qu'elle peut en nous disant de partir, lui murmura-t-il, agité. Vous êtes les mêmes, enrageantes, méprisantes, sadiques, fières, tête-de-mules, sûres de vous, déterminées, intelligentes, observatrices, mais punaise ce que vous êtes aveugles parfois ! Tu as vu comment elle te regarde ? Moi, elle ne me regarde pas en face, mais toi... Elle te regarde droit dans les yeux parce que tu soutiens ce regard, sans pitié. Alors du calme et parle-lui.

Imiris demeura silencieuse, fâchée avec la description que lui avait donné Théophile. Soudain, ils sursautèrent en entendant un éclat : c'était Yuki, elle riait :

- Très juste félinien, très juste ! Je ne suis qu'une âme amère et rancunière, très bonne analyse, mais je ne crois pas que ta compagne et moi soyons tout à fait les mêmes ; contrairement à moi, elle croit que votre plan futile va marcher.

- Faux ! la contredit la concernée. Il n'y a que très peu de chances que ce plan marche, mais je n'ai aucune envie de mourir prématurément à cause de quelque chose hors de mon contrôle. J'ai des choses à faire avant.

- Des comptes à rendre ? Hm hm, le chat avait raison alors, ricana la dragonne.

- Et vous, vous ne voulez pas vous venger d'Ungura ? la questionna la femme glaciale. Si Théophile a bien raison et nous sommes les mêmes, à votre place, je voudrais voir ce salaud payer de qu'il m'avait fait. Si vous ne voulez pas le faire vous-même, laissez-nous le faire.

La bête considéra la proposition un moment.

- La possibilité de vengeance, et éventuellement une fin du monde, appuya la fée.

- Bien... soupira l'animal reptilien. Prenez-en une, et partez.

Aussitôt, Théophile en prit une qui était par terre près d'une griffe aussi grande que lui et la mit dans la poche intérieure de sa cape.

- Merci beaucoup.

- Allez vous en avec votre gratitude, ce n'est que l'attente de futures faveurs qui ne viendront pas.

Le duo fit vote-face et abandonna Yuki. Avant qu'ils ne puissent quitter la grotte, sa voix les rattrapa avec une dernière demande :

- Dites à Camélia que je suis morte.

---- Fin du chapitre 17 ----

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