16) Le Dragon au Soleil

Un nouveau matin se levait sur le territoire d'Ignitus tandis que Haru et Blaize se trouvaient au pied du mont Lumière. C'était un monument admirable : entièrement composé d'un joyau semi-transparent rouge, les rayons du soleil traversaient et se reflétaient sur la surface constituée de multiples facettes lisses. Ainsi, la montagne projetait une myriade de lucioles écarlates tout autour de lui ; quelques unes dansaient : elles provenaient des flammes des arbres aux alentours.

Éblouie, Blaize pourchassait ces points lumineux pour son plus grand plaisir. Haru, quant à lui étudiait la bouche circulaire de la grotte. Elle était entourée de lignes courbes, l'ouverture-même était l'image du soleil, sans doute ce qui avait donné son nom à l'antre du dragon.

- C'est le moment d'aller dire bonjour à Ignitus... se dit le lumien, son souffle à moitié retenu d'anticipation. C'est parti.

Il attira l'attention de sa coéquipière et ils passèrent le seuil pour se retrouver dans un court tunnel baigné dans un éclat cramoisi, avant d'émerger dans une immense salle aux murs de joyaux et au sol incrusté de rubis. Malgré la beauté inévitable du lieu, la première chose qu'ils remarquèrent, c'était qu'il n'y avait aucun dragon à l'horizon.

- Camélia s'est trompée ? s'étonna Blaize, balayant la salle des yeux. À moins qu'Ignitus soit invisible ?

- Non, elle ne s'est pas trompée : regarde ! la contredit-il en pointant le sol du doigt. Il y a des traces de griffes là et ce coin là-bas est brûlé. Non, Ignitus a été ici...

- Alors il s'est échappé ! conclut la félinienne. Il a fui la torture d'Ungura !

- Peut-être... Mais ce n'est pas une bonne nouvelle pour nous : il nous faut cette écaille, nuança Haru en pleine réflexion.

- C'est vrai... Mais on ne sait jamais, il y en a peut-être une qui s'est délogée ? On n'a qu'à chercher notre bonheur ici ! proposa Blaize avec optimisme.

Son coéquipier ne répondit pas, ni fit signe qu'il l'ait entendue. Perdu dans ses pensées, le monde extérieur avait disparu. Elle le rappela à lui :

- Haru ? Haru, il y a un problème ?

- Cet endroit... finit-il par répondre. On sait qu'Ungura voulait torturer les autres dragons élémentaires, mais regarde-moi ce lieu : noyé de lumière pendant la journée, pourtant relativement frais par rapport à la chaleur étouffante dehors, et les murs nous permettent de voir dehors. Ça doit être la plus belle salle de torture que j'aie jamais vue.

- C'est possible que ça ait un lien avec le caractère d'Ignitus : comme Camélia qui ne supportait pas d'être enfermée sans pouvoir voir le soleil se lever, avec juste un petit faisceau pour lui rappeler ce qu'elle manquait.

- Voilà, chez Camélia, c'était cruel, mais intelligent ; Ungura sait faire souffrir. Qu'est-ce qui pourrait faire souffrir sa victime ici ? La lumière rouge ? Ça ne colle pas... Non, je crois que cette grotte était son antre, sa chambre si tu veux, là où il passait ses nuits. C'est le lieu qu'il s'est choisi, Ungura aurait voulu lui faire subir quelque chose d'horrible, pas l'enfermer là où il était à l'aise.

- Même si c'est le cas, on ne pourrait pas trouver une de ses écailles ici ? demanda Blaize, un peu plus inquiète.

- J'imagine que ça ne nous fera pas de mal de chercher... admit le lumien.

Ils se mirent aussitôt à fouiller la salle immense. Bien que la terre fut plate, les nombreux rubis trompaient l'œil, et plusieurs fois Blaize criait victoire trop vite seulement pour tomber sur un bijou incrusté dans la pierre. Une heure de recherches frustrées plus tard, Haru soupira :

- C'est sans espoir, il faut de la force pour déloger une écaille...

- Qu'est-ce qu'on fait alors ? se lamenta Blaize. Si on ne revient pas avec une écaille, les efforts de tout le monde auront été inutiles... Sans parler de la tête que vont tirer Imiris et Théophile quand on rentrera...

- On n'a qu'à explorer le territoire, il sera sans doute enfermé dans une autre montagne...

- Où as-tu vu une autre montagne sur ce territoire ? protesta-t-elle. La carte était presque vide du côté du sud, c'est plat, totalement plat ! À cause de moi...

- Comment diable est-ce que tu aurais pu influencer ce qui s'est passé ? rit Haru.

- Je ne sais pas... Mais je rate tout ce que j'essaie, même Théophile le dit...

- C'est idiot de dire ça, lui dit-il en lui décoiffant les cheveux. Allez, tout le monde dehors !

Ils émergèrent de la grotte, accueillis par un vent chaud et des grains de sable aériens. Ils décidèrent de se rendre à la côte, espérant voir quelque chose en chemin vers la pointe le plus au sud de l'île.  Il était midi lorsqu'ils virent enfin la mer. Haru se jeta dans l'étendue bleue sans hésiter, son amie fut plus craintive, ne trempant que ses mains dans l'eau salée. Elle était déçue : ils n'avaient rien vu du tout pendant la traversée du désert.

- Allez, viens ! l'interpela le lumien qui nageait malgré son lourd manteau blanc. La fraîcheur te fera du bien !

- Non, merci ! refusa-t-elle poliment. Je ne sais pas nager je te rappelle !

- N'avait-on pas dit qu'on devait dissiper les stéréotypes du chat ? rit-il en éclaboussant sa camarade.

Elle détourna les yeux pour les abriter du sel. Quelque chose plus loin sur la plage attira soudain son regard :

- Haru, c'est quoi là-bas ?

- De quoi ? demanda-t-il, sortant de l'eau, les cheveux longs plaqués sur ses épaules, laissant des traces de gouttes au sol.

- Il y a des trucs gris sur la petite colline...

- Des "trucs gris"... répéta-t-il. Des cailloux peut-être ?

- Drôles de cailloux ! Tes petits yeux d'humain ont du mal à faire la distance ? se moqua la félinienne. On n'a qu'à aller voir !

Sur ce, elle courut en direction des "trucs gris" suivie d'un Haru un peu mécontent de devoir quitter son refuge rafraîchissant. La dune orangée glissait sous ses pieds et elle perdit l'équilibre. Le lumien qui se trouvait directement derrière elle n'eut pas le temps de réagir : il trébucha sur les talons de sa coéquipière et lui tomba dessus.

- Aïe ! Ça fait mal Haru ! se plaignit-elle. Et dégage tes cheveux mouillés de mon visage !

- C'est de ta faute ! C'est toi qui es tombée ! répliqua-t-il, toussant du sable.

- C'est toi qui n'as pas de réflexes ! s'énerva-t-elle, repoussant les mèches blondes qui lui ruisselaient dessus. Lève-toi, patapouf ! On a du travail à faire !

- Non, je suis bien là, le sol est plutôt confortable, ironisa-t-il. Tu ne vois pas que j'essaie ? Ce terrain n'est pas très stable, au cas où tu n'aurais pas remarqué.

Haru se releva avec difficulté, puis tendit la main à celle qui l'avait fait mordre très littéralement la poussière. Elle le prit mais Haru lâcha prise pour la faire retomber dans le gravier.

- Je ne suis pas un patapouf, madame ! blagua-t-il tandis que Blaize se levait seule en s'essuyant la queue.

- Méchant... grommela-t-elle. Un peu plus et je sortais mes griffes.

Elle repartit un peu plus calmement cette fois pendant que son ami riait. Heureusement pour eux, les quelques herbes qui poussaient sur la colline rendaient la terre moins mobile. Ils purent l'escalader sans nouvel incident, bien qu'Haru s'amusait à donner des petites pousses à Blaize, répétant qu'elle devait se rendre à l'évidence : elle ne tenait pas debout. La félinienne lui rendait volontiers la pareille.

L'ambiance joyeuse fut tuée une fois au sommet de la dune : les "trucs gris" étaient des stèles. Beaucoup de stèles. Un cimetière immense s'étendait au loin.  La félinienne remarqua une gravure sur une large pierre plate : "Village Vastra. Notre Grâce nous bénit".

- Par Taimyna... souffla Blaize. Ce sont les habitants du village d'hier... Combien sont-ils ? Cent ? Deux cents ?

- Blaize... commença Haru, grave.

- Quoi ?

- On a trouvé la punition d'Ignitus.

Perplexe, elle suivit le regard de son coéquipier. Il fixait l'horizon : une dune de la même couleur blanchâtre qu'il y avait dans le désert trônait au dessus des tombes. À première vue, elle n'avait rien d'inhabituel, mais elle sembla se transformer sous ses yeux.

- Non... Non, c'est pas vrai... chuchota-t-elle.

- Voilà sa torture... conclut Haru. Enchaîné devant les hommes et femmes qu'il a tué, laissé en plein soleil pour se dessécher lentement à quelques mètres de l'eau fraîche mais imbuvable... Nous arrivons trop tard.

Il avança, naviguant soigneusement entre les tombeaux ; aucun d'entre eux n'avait de marque pour le distinguer des autres, un village d'anonymes. Le lumien avait les yeux rivés sur la carcasse de dragon.

Blanchi par l'astre du jour, la peau beige de détachait par morceaux crasseux, l'œil sec regardait le vide. Des ailes troués et raides étaient repliés à ses côtés. Tout autour de lui, des anneaux de fer semblables à ceux qui retenaient Camélia le plaquaient contre le sable. C'était désolant : tant de puissance anéantie par de simples chaînes. Seules de larges cornes de bouc qui émergeaient de son crâne rappelaient une majesté et une force passées.

- Il l'a tué... Ungura l'a tué... pleura Blaize, la pupille sans âme qui la dévisageait la troublait.

- Il a tué Orphélia, ça te surprend vraiment que celui-ci soit mort ? Camélia a été chanceuse.

- Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?

- Ceci, dit-il simplement.

À ces mots, il leva la main et la posa sur une des écailles. D'un coup il tira dessus et avec un horrible craquement elle se délogea. Blaize tressaillit. Dans la paume de son coéquipier se trouvait une écaille de la taille d'une petite assiette de couleur marronnasse clair, sans éclat et abîmé.

- Tu crois que ça marchera encore dans cet état ? s'enquit-il, la considérant.

- Comment est-ce que tu peux faire ça ?

- Quoi, "ça" ?

- Tout ! explosa-t-elle, larmes coulant à flots. Rester de marbre face au corps au port Morphée, au squelette dans la maison au village, aux empreintes d'enfants brûlés, et maintenant au dragon ! Tu sais, je ne m'attendais pas à ce que cette mission soit facile, mais je n'imaginais même pas ce que ça voulait dire. Je croyais que j'allais pouvoir être heureuse, au moins, de participer à quelque chose, d'aider des gens, me sentir utile. Mais depuis le début, tout ce que je vois est la mort et des catastrophes auxquelles je ne peux rien faire et des chevaliers qui ne détournent même plus les yeux...

- Blaize, ce n'est pas comme ça...

- C'est comment alors ? Parce que quand Théophile est revenu de sa première mission, il était changé. Il ne faisait plus attention à moi, comme s'il n'y avait plus aucun intérêt à me parler ! Son regard était devenu sérieux, il ne me souriait plus. Je n'étais plus qu'une nuisance pour lui, alors qu'avant, nous étions soudés... Nous étions frère et sœur. On pouvait se soutenir. Je croyais que si je comprenais ce qu'il avait vu on pourrait enfin être comme avant... Et vous êtes tous comme ça, vous avez tous ce même regard ! Je ne veux pas devenir comme ça... Je vous retrouve parfois les prunelles mornes et l'âme ailleurs ! Qu'est-ce que vous avez vécu pour devenir comme ça ?! Dire qu'avant je rêvais d'être chevalier !

Elle s'effondra : elle avait déversé toute l'amertume qu'elle contenait au fond d'elle d'un coup devant un Haru ébahi. Elle sanglotait dans l'ombre du corps de la bête.

- Tout ce que j'ai fait jusqu'ici, tout mon travail n'a servi à rien... Depuis tout ce temps je n'ai eu qu'un seul but dans la vie, et je ne veux plus l'atteindre !

Haru s'accroupit auprès d'elle et la serra dans ses bras.

- Tu es sûre que tu ne veux plus l'atteindre ? lui murmura-t-il doucement. Rappelle-toi ce matin, l'antre dans une montagne faite de rubis, hier, les arbres qui s'enflamment et qui brûlent éternellement, avant-hier les couleurs et les parfums de la Forêt de Fleurs, avant-avant-hier la plage de jade lorsqu'on a accosté, les poissons dans la mer pendant la traversée, la course de syrex dans le désert... Tout ça, c'était vraiment si horrible ? Dans chaque mission, il y a des bons souvenirs et des moins bons, nous le savons tous. C'est pour ça qu'on reste de marbre : si on se lamente trop sur les choses qu'on n'a pas pu faire, on perd espoir. Pourtant au fond de nous on veut continuer parce qu'on voit des spectacles qu'on n'aurait jamais pu vivre, on sent l'adrénaline pomper dans nos veines, on aide des gens, Blaize. C'est notre travail, d'être fort pour les autres, et il est de notre devoir de continuer. Abandonner maintenant n'est pas la solution, parce que le simple fait d'être parvenue jusqu'ici sans les facilités de la magie est un miracle, tu es un miracle et tu peux inspirer d'autres qui n'ont peut-être pas la même force que toi s'ils sont seuls.

- La personne qui peut être inspirée par une fille comme moi doit être très malheureuse... larmoya-t-elle pitoyablement.

- Tu m'as inspiré, déclara le lumien. Regarde, moi, je souris.

- Tu souris toujours... répliqua-t-elle sans tourner la tête.

- Tu ne regardes pas.

- À quoi ça me servirait de regar... !

Elle fut interrompue dans sa réponse par les lèvres chaudes du lumien qui s'appuyaient délicatement sur les siennes. Prise au dépourvue, elle se figea tandis que son visage s'éloignait. Il souriait en effet. Comment réagir ? Que faire ? Ces questions lui trottaient dans la tête, mais une sorte de bulle de coton coupait le lien entre son cerveau et son corps. Elle était devenue une statue.

- Je ne pourrais pas aimer quelqu'un qui ne m'inspire pas un sourire, avoua-t-il, se remettant sur pied en lui tendant la main.

Elle la prit et il la tira vers lui et se mit aussitôt en route sans un mot de plus. Même s'il faisait tout son possible pour le cacher, il rougissait beaucoup. Soudain, Blaize retrouva l'usage de la parole. Elle l'appela :

- C'était quoi ça ?!

- Ça, c'était une preuve que les Chevaliers ont encore des émotions, rigola-t-il par dessus son épaule.

---- Fin du Chapitre 16 ----

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