13) La Dynastie de la Renarde
Rien n'était plus désagréable pour Omen que de se noyer dans sa propre sueur sous un soleil brûlant. La couche supérieure de sa peau se détachait en fins lambeaux de ses épaules. Pour son bonheur, ils quittaient enfin le désert qu'ils avaient commencé à affronter la veille. Le territoire du terrible Ungura leur ouvrait ses portes, et le changement se remarquait tout de suite.
L'horizon était dévoré par une mâchoire de dents rocheuses, autant de falaises et de montagnes susceptibles d'abriter l'antre du dragon. Le vent enfermé dans de longs couloirs de granit soufflait fort, balayait les cheveux des aventuriers. À leur gauche, la montagne centrale de l'île, le mont Élémentaria trônait sur un paysage tout en relief. Plus près de Hikagué et d'Omen, sur la plaine qui menait aux sommets, l'herbe était teintée de noir et une inquiétante brume de jais voyageait au gré des vents. C'était un paysage d'une beauté spectrale qui ne manqua pas d'éblouir Hikagué. La petite sorcière, quant à elle, avait une lueur de tristesse dans ses yeux innocents : les corps sans vie de son équipe n'étaient pas loin, cachés derrière un quelconque rocher. Remarquant sa mine morne, l'exorciste tenta de la distraire :
- Dis-moi, Omen, comment tu as fait pour devenir Chevalière d'Or ?
- Tu veux une promotion ? rit-elle, la peine dans son regard évanouie si rapidement qu'il crut l'avoir rêvée, mais son rire sonnait faux. Je n'ai rien fait de spécial... Je vivais dans un petit village perdu au milieu de nulle part, et je n'avais même pas la notion de ce qu'était la magie avant de déménager à Hora. Je n'ai pas vraiment eu l'enfance avec les entraînements journaliers qu'on me prête...
- Hora ? C'est là où il y a l'Université de Makkura, non ? Alors voilà comment Haru te connait ! comprit Hikagué.
- C'est exact, acquiesça-t-elle en hochant la tête. Nous nous rencontrions à l'université, mais nous étions aussi voisins de palier dans notre immeuble. Il nous a aidées avec le déménagement, ma mère et moi, mais comme il était trois niveaux scolaires au dessus de moi, je ne le voyais jamais en cours. Après, j'ai fait comme tout le monde : j'ai travaillé dur, j'ai passé mon examen et je ne fais qu'accepter des missions depuis, souvent les missions que personne ne veut faire... Puis on m'a nommée chevalière de bronze, j'ai accepté encore plus de missions et ainsi de suite, jusqu'à maintenant.
- Je ne risque pas de monter en grade de sitôt, alors, fit remarquer l'exorciste. Ça fait sept ans que je suis coincé sur la même mission.
- Sept ans ? s'étonna la petite. Tu l'as commencé jeune ! Ça doit t'ennuyer ! C'est quoi ?
Hikagué se souvint de ce qu'on lui avait dit à propos d'Omen : si elle avait bien un lien avec Kitsune, elle ne lui livrerait pas les informations volontiers. Pour l'instant, elle parlait ouvertement et son humeur s'était considérablement améliorée, mais s'il n'était pas prudent, elle se fermerait à lui comme une huître qui protège sa perle.
- Je traque un assassin particulièrement coriace. Ça paraît intéressant à l'entendre, mais en vrai, c'est juste suivre une traînée de malheur. À la longue, ça plombe un peu le moral, répondit-il en cherchant les mots adaptés. Mais ça veut dire que je voyage beaucoup. Je suis peut-être passé dans ton village, on ne sait jamais. Il s'appelait comment ?
- Elbaid, c'est plus un petit amas de maisons en pierre entouré de champs et de forêts qu'un vrai village. Il doit y avoir une quarantaine de personnes, pas plus. C'est à l'ouest, à Tiunir, lui apprit-elle du tac au tac.
- Mais... Même si ça ne fait que quelques années que c'est officiel, ça fait longtemps que Tiunir est sous le contrôle des vampires... D'ailleurs, ça s'appelle les Plaines de Minuit maintenant, non ? Comment tu as fait pour y vivre ? l'interrogea-t-il, soudain méfiant.
- Ah, tu ne t'y es pas rendu alors ! sourit-elle. Le village est entouré d'un immense mur en pierre polie. Il reflète la lumière du soleil et des torches, et ça repousse très bien les corbeaux qui viennent trop près. C'est joli quand la lune s'y mêle aussi.
- Les corbeaux ?
- C'est le nom que maman donnait aux vampires, expliqua-t-elle. Ma sœur les appelait comme ça aussi.
- Tu as une sœur ? s'étonna Hikagué, s'emballant dans ses questions. Que fait-elle ? Elle est chevalière, elle aussi ?
- Elle est morte... le cassa Omen, probablement plus violemment qu'elle ne l'avait voulu, car elle reprit plus tendrement : Quand elle avait douze ans. Je n'aurais pas dû la mentionner.
-Je suis désolé, s'excusa-t-il, gêné. Il s'était introduit trop loin.
Le silence tomba. Malgré lui, Hikagué ne pouvait pas ignorer les similitudes entre les fragments de passé d'Omen et sa propre histoire. Un petit tortillement dans ses entrailles s'accompagna d'un picotement dans ses yeux, mais la mission passait avant tout. Il se demandait s'il était judicieux de s'ouvrir et partager ce sentiment avec la petite : elle lui rendrait peut-être la pareille, avec des précieux informations sur Kitsune. Il ouvrit la bouche mais il se heurta au regard bleu de la sorcière. Elle faisait pitié, elle était fragile. Il sentit comme un poignard dans son cœur : il reconnaissait cette peine. Il se tut ; c'étaient des souvenirs qui n'avaient pas besoin de remonter à la surface, pas tout de suite en tout cas.
- Ne t'en fais pas, tu ne pouvais pas le savoir, le rassura-t-elle.
Sa voix était devenue bizarre, et Hikagué crut y reconnaître une pointe de... sarcasme ? D'ironie ? Il avait sûrement mal entendu. En tout cas, la conversation tournait mal. Il s'essuya le visage avec le dos de la main, la fraîcheur moite qu'il y sentit le troubla. Un goutte coula sur ses lèvres ; il sentit le sel les picoter. Il se maudit intérieurement : il avait beau avoir gagné en force, il était encore le pleurnichard d'avant. Omen l'avait remarqué :
- Notre Grâce Audacia est une bien cruelle femme... Et nous sommes sur son territoire, ne l'oublie pas. Continuons notre chemin, veux-tu ? Je ne veux pas rester ici plus que nécessaire.
Ils avançèrent sans un mot. L'atmosphère devenait lourde, le ciel sombre. La végétation éparse formait des nœuds sur le sol aride qui les firent trébucher, rendant leur progression difficile. Des cris d'animaux sauvages au loin attirèrent tour à tour leur oreille, tantôt à gauche, tantôt à droite, devant, derrière... Ils prièrent intérieurement que la plupart des appels provinssent de bestioles inoffensives.
Après un temps, une lueur bleutée sortant de la terre attira leur attention. Elle créait des motifs d'écaille de tortue qui dansaient sur les surfaces autour. Ils s'en approchèrent, perplexes.
C'était un lac d'eau claire. L'onde pure était animée d'un mouvement confus, comme si une colonie d'abeilles grouillait sous la surface. Hikagué était émerveillé : la lumière azur contrastait agréablement avec les murs de roches boueuses. Elle virevoltait élégamment autour d'eux, se reflétait dans leurs pupilles ébahies, teignait leurs visages d'indigo. L'exorciste absorbait le panorama à couper le souffle, passant distraitement sur l'expression d'Omen. Un détail surprenant le fit regarder deux fois : elle fixait le lac, larmoyante. Ses hoquets aigus se perdaient dans le doux murmure qui provenait de la source.
- Qu'est-ce qui t'arrive ? s'étonna-t-il.
- Elle est là...
Elle tomba à genoux sur la rive et tendit la main vers le liquide ondulant. Le cœur de l'homme faillit s'arrêter quand l'aura bleue se façonna d'abord en une main, puis se prolongea en bras, et bientôt, la silhouette entière d'une jeune femme brillant comme le cosmos se distingua dans l'eau. Elle rendit le geste d'amitié que la petite lui offrait, mais ses doigts passèrent à travers sa peau. Les longs cheveux de la silhouette nue enveloppait son corps d'enfant. Ses lèvres formaient des mots, mais qu'un chuchotement indistinct en sortit.
- Ma sœur... souffla Omen, détruite.
- Ce n'est tout de même pas... s'affola l'exorciste.
- Le lac des damnés innocents, annonça une voix féminine derrière eux.
Les deux firent immédiatement volte-face. Une étrange femme se tenait derrière eux. Elle était assez petite de stature, mais son corps élancé la grandissait. Celui-ci n'était qu'à moitié dissimulé par un large drapé de toile blanche. La légèreté du vêtement et sa démarche de danseuse donnaient l'impression qu'elle ne faisait que frôler le sol, ses pieds nus ne firent aucun faux pas. Son visage était celui d'une poupée de porcelaine finement travaillée, aux lèvres rosées ponctuant l'ivoire de sa peau. Ses longs cheveux gris lâchement attachés en couettes glissaient sur ses épaules tels des cascades de fils de soie. Et ses yeux, ses yeux reflétaient le doux gris du monde au matin à peine levé. Hikagué se détendit : elle n'arborait aucune animosité envers eux, et les approchait sans arme. De plus, elle avait la musculature minimale d'un félin domestique : fine, élégante, mais fragile par rapport à l'humain. Cette nymphe de l'aurore semblait parfaite. Elle leur adressa de nouveau la parole d'une voix mélodieuse :
- Vous trouverez ici les esprits innocents qui ont été précipités dans la géhenne par des événements hors de leur contrôle. Ils échappent au pire supplice, mais ils sont punis tout de même. Les crimes ne vont jamais impunis, peu importe la raison... Vous en reconnaissez un, mademoiselle ?
Omen demeura de marbre, regardant l'étrangère d'un œil méfiant. Hikagué posa la question qui le démangeait :
- Qui êtes-vous ?
- Je suis Hermionie Way, je suis venue ici à la recherche d'un très vieil ami qui s'est perdu sur l'île il y a longtemps. Je n'ai plus besoin de le chercher à présent : je l'ai trouvé, dit-elle en pointant le lac. Pauvre homme...
Une silhouette plus sombre que les autres leva la tête parmi les autres âmes qui vacillaient lorsqu'on fit allusion à lui. Il était étrange, comme un fantôme parmi les fantômes.
- Je suis désolé...
- Non, non, monsieur, ne le soyez pas : il était très vieil homme, vous savez. Mais dites-moi, pourrais-je vous aider ? s'enquit-elle mélodieusement.
- Non merci. Au revoir, déclara la petite sorcière, tirant Hikagué avec elle.
- Faites bonne route ! leur souhaita l'ange tandis qu'ils s'éloignaient.
Une fois loin, dans une petite vallée, l'exorciste arrêta sa camarade et s'exclama :
- Mais qu'est-ce que tu as ? Cette femme proposait de nous aider !
- Tu n'as jamais entendu parler d'une beauté mortelle ? répondit Omen, regardant par dessus son épaule, méfiante.
- Le rapport avec ce que tu viens de faire ? s'énerva Hikagué.
- Le rapport est que je viens de te tirer d'affaire ! Cette femme était vieille, très vieille, et je n'ose penser quel genre de créature elle est pour vivre aussi longtemps...
- Elle était vieille ? s'esclaffa-t-il. Elle devait avoir la vingtaine !
- La quatre-cent-vingtaine plutôt ! répliqua la petite. Sa pâleur n'était pas naturelle, sa démarche était lente, ses mains squelettiques, sa respiration difficile, et ses yeux ! Ses yeux étaient si vieux ! Et je l'ai vue tenter de t'enchanter par dessus le marché ! Les bêtes du territoire d'Ungura sont aussi les disciples d'Audacia, qui attire les pécheurs dans la mort en les charmant, et ses animaux adoptent toutes sortes de formes pour chasser leurs proies, celle-là ne fait pas exception. Tu aimerais devenir son manger ?
- Ça ne me gênerait pas trop, non... dit Hikagué en repensant à la nymphe. Cette remarque lui valut un coup sur la tête de la part de sa coéquipière.
- Sois un peu plus grave, tu veux ?
- Je plaisantais, je plaisantais ! Si tu dis vrai, j'imagine que je te dois des remerciements...
- En effet.
- Mais si tu as tort, je t'en voudrais toute ma vie de m'avoir fait louper une fille aussi canon.
Nouvelle claque et la route reprit, cette fois avec une Omen d'une bien meilleure humeur. Après s'être mis d'accord sur la montagne à inspecter en premier, ils accélérèrent le pas. Hikagué tenta de relancer la conversation, cette fois en prenant soin d'éviter les sujets sensibles :
- Ton collier vient d'où ? demanda-t-il, se rappelant des extravagances de Oracle en apercevant l'éclat du bijou. Tu disais qu'il se transmettait de génération en génération...
- Il appartenait à mon arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière grand-mère, lui apprit-elle, décomptant les "arrière" sur ses doigts.
- Alors il doit avoir... mille ans ? demanda-t-il après un rapide calcul mental peu précis.
- Plus ou moins, oui, sourit-elle. Je ne pense pas que Kitsune s'attendait à ce qu'il survive aussi longtemps.
- Pardon ?
Le sang de l'exorciste s'était glacé. Venait-elle bien de dire ce qu'il pensait ?
- J'ai dit que je ne pense pas que Kitsune s'attendait à ce que le collier survive aussi longtemps quand elle l'a reçu, réitéra la petite, perplexe.
Aucun doute. Elle avait bien dit "Kitsune", et elle en parlait comme si rien n'était. Hikagué prit une grande inspiration ; il devait se calmer, leurs réactions comparatives étaient trop différentes. Il lui fallait plus d'informations.
- Qui est Kitsune ?
- C'est une légende dans ma famille. On l'appelait la Renarde Blanche. On dit que notre arrière-arrière-arrière... bref, notre ancêtre était une puissante sorcière qui se battait pendant la deuxième guerre des oiseaux...
- Hein ?
- C'était la deuxième grande guerre entre humains et vampires, précisa-t-elle. À l'époque, elle était si puissante qu'on disait que le camp auquel elle s'allierait serait vainqueur. Seulement, à cause d'une grande tragédie, elle avait décidé de ne pas combattre aux côtés de quiconque ; elle se voila d'un masque à l'image des dieux de la moisson pour ne pas être reconnue.
- Alors pourquoi dis-tu qu'elle s'est battue ? l'interrompit de nouveau son ami.
- Un proche membre de la famille l'a trahie en tuant un de ses amis. On dit que dans sa rage, elle est parvenue au centre du champ de bataille et a arrêté les hostilités d'un seul coup. Elle a été acclamée en héroïne. Maman m'a raconté qu'elle portait ce collier au moment de porter le coup qui a terminé la guerre, et on dit qu'il renferme à présent la force pure et le courage de Kitsune. Il ne me quitte jamais.
Hikagué soupira intérieurement : à mille ans d'écart, il était impossible qu'il s'agisse de la même personne. Cependant, il avait tout de même un indice sur les affiliations, ou du moins les inspirations de son assassine. Il essaya de ne pas trop laisser transparaître sa déception.
- Tu crois que le vieux fou connaissait la légende, lui aussi ?
- Hikagué ! s'indigna-t-elle, vexée.
- Avoue, tu ne vas pas me dire qu'il n'est pas déglingué.
- Non, admit-elle contre son gré. Mais ce n'est pas de sa faute, ça fait longtemps qu'il est seul sur cette île. Il faudrait quelqu'un pour prendre soin de lui, le pauvre, Orphélia sait ce qu'il a vécu jusqu'ici.
---- Fin Chapitre 13 ----
Audacia est la Grâce de la Mort, elle est chargée d'éteindre l'étincelle de vie lorsque Taimyna, la Grâce du Temps, lui indique que leur temps est écoulé.
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