12) Glaciation

- Bon sang ! Ce vent est terrible !

La voix de Théophile fut balayée par la tempête de neige avant qu'Imiris ne puisse l'entendre. Cela faisait déjà une heure que le duo affrontait les coups incessants de la grêle, le cadeau de bienvenue sur Territoire de Yuki. La bourrasque ne cédait pas.

La fée n'avait pas dit un mot depuis l'épisode de la veille ; elle agissait même comme si son coéquipier n'existait pas. Elle ne regardait jamais par dessus son épaule, faisait tout pour se distancer de lui et ignorait ses propositions de s'abriter dans l'une des nombreuses grottes devant lesquelles ils passaient. De son point de vue, elle avançait seule.

Enfin, au bonheur du félinien, l'orage se calma vers midi. Malheureusement, le rythme accéléra encore. Il ne fallut pas longtemps pour qu'ils arrivèrent à un marécage gluant. Le liquide marronnasse diffusait une odeur nauséabonde qui semblait tapisser la gorge du félinien au bout de quelques inspirations. Il toussa violemment, mais Imiris s'enfonça sans attendre dans la vase. Théophile n'eut d'autre choix que de la suivre dans la mélasse.

La couche de boue était assez peu profonde au début, mais cela n'empêchait que le bruit horrible qui accompagnait chacun de ses pas et l'impression d'écraser des limaces le dérangeaient beaucoup. De nombreuses fois il voulut protester, mais à chaque fois qu'il ouvrait la bouche, sa joue marquée de la main de la fée lui servit de piqûre de rappel de la force et du caractère mordant de sa coéquipière. La vase devint plus profonde, le marécage s'étendait : il n'en voyait pas le bout. Chaque mètre qu'ils gagnaient en latitude, ils le perdaient en altitude. Il faisait froid, et patauger dans une piscine sale n'arrangeait pas les choses. Sa fourrure trempée le faisait frissonner.

La substance dégoûtante engloutissait sa ceinture quand enfin il l'interpela : 

- Imiris ! On ne peut plus avancer dans ces conditions ! On ferait mieux de rebrousser chemin et chercher un moyen de contourner ce marais !

Elle ne réagit pas. Théophile n'était pas un chat pour elle, mais son chien. Elle s'attendait à ce qu'il se mette au pied en comprenant qu'aboyer n'avait aucun effet. Il l'appela de nouveau, elle ne fit pas attention. Encore et encore et encore il tenta de la raisonner, mais ses cris n'eurent aucun effet sur elle. Elle ne se retourna même pas.

Théophile, frustré, craqua. Il courut vers sa coéquipière et la poussa d'un grand coup dans le dos. Même s'il recevait une nouvelle gifle pour ses peines, au moins elle serait obligée de reconnaître son existence. Elle devrait se retourner et le regarder en face. Soudain, une vague de peur le submergea : son coup avait été trop rude, elle tomba à plat-ventre dans la boue. Dégoulinante de terre et d'eau de la tête aux pieds, la fée se releva et rendit la pareille à Théophile.

- Espèce d'incapable ! rugit-elle de sa voix impériale la plus menaçante. Tu veux réussir cette mission ou merde ?! Qu'est-ce qui te prend de m'attaquer ?

- Et toi, qu'est-ce qui te prend de me trainer à travers un parcours de survie sans me parler ? répliqua le chien désobéissant. On est censé travailler en équipe, je te rappelle !

Enragée, elle lui sauta dessus, le plaquant sous la mélasse. Il se débattit furieusement, l'air lui manquait. Il parvint à se dégager et s'éloigna en vacillant. Il recracha l'eau qu'il avait inspiré, ses yeux pleuraient à cause de la saleté.

- Mais tu cherches à me tuer ? s'indigna-t-il enfin.

- Il faut être une lavette pour manquer de crever avec ça ! répliqua-t-elle, toujours furieuse. Prends-toi un vrai coup, voir ce que ça fait !

Sur ce, une auréole bleue l'entoura et un jet de glace jaillit de sa lance en direction de Théophile. Il sauta sur le côté pour l'éviter et le laser frappa la vase qui gela. Il répliqua avec sa propre magie, et aussitôt de multiples racines s'abattirent sur la fée. Elle les esquiva presque tous avec d'impressionnantes acrobaties aériennes, mais l'une d'entre elles lui entailla la cuisse. Elle retomba à terre, éclaboussant son adversaire. Le combat fit rage dans un tonnerre terrible. Les deux adversaires forçaient la nature à se retourner contre elle-même, confrontant les éléments. Des pics de glace jaillirent du sol, les lianes qui pendaient des arbres prirent vie et devinrent de redoutables serpents, coups de lance et de griffes perdues dans une frénésie presque meurtrière. 

Enfin, lorsque les deux furent réduits à de pitoyables créatures haletants, couverts de terre, sueur et sang, l'affrontement se calma. Imiris trouva tout de même la force de crier à Théophile :

- C'est bon tu es content ?

- Tu crois que c'était ça que je voulais ? s'irrita le félin. Tu n'es pas le chef, ici ! Il faut être fou pour croire qu'on peut marcher dans ce marais par ces températures ! Pourquoi tu insistes tant pour patauger dans la gadoue ?

- Et toi, pourquoi tu étais dans ma tente hier ? répliqua la fée, fatiguée. Tu n'avais rien à faire là avec ta tête d'abruti, la main sur la joue !

- Tu m'as giflé ! protesta-t-il, indigné.

- Tu le méritais ! fulmina-t-elle. Maintenant que tu as fini ta petite crise, on pourrait se reconcentrer sur la mission !

À ces mots, Théophile vit rouge. Il la plaqua contre un arbre de ses dernières forces et hurla :

- Pourquoi dois-tu être aussi bornée ? Depuis le début, je supporte tes insultes, je supporte ton caractère parce que tu restais concentrée sur la mission ! Mais hier, quand tu criais comme si tu avais vu Audacia en personne, je m'inquiétais pour toi ! Je croyais que tu étais en danger ! Et quel remerciement est-ce que j'ai pour mes bonnes intentions ? Une engueulade et une gifle !

Ses yeux verts défiaient toujours le félin, mais ce niveau d'insoumission ne la laissait pas de marbre.

- Tu n'avais pas à t'inquiéter pour moi, s'énerva-t-elle. Je sais me débrouiller, merci.

- Ah bon ? Parce que quand je t'ai retrouvée, tu étais figée et tu n'avais pas l'air de voir ce qu'il y avait sous tes yeux ! Tu imagines le carnage si une bête avait été alertée par ton cri ? 

- Je suis sortie majeur de promotion, les statistiques ne mentent pas. Je n'ai pas besoin de m'affubler de la compagnie d'un chat de gouttière, haleta-t-elle.

- Tu as besoin d'un coéquipier, même si tu ne veux pas l'admettre ! Haru l'a vu, c'est pour ça qu'il t'a supportée, mais moi, je ne serai pas aussi tolérant ! Cet endroit, c'est pas un pays féerique, ce qui est arrivé l'équipe d'Omen l'a prouvé ! Si on continue à s'affronter, on ne pourra même pas penser à retrouver Yuki, on sera trop occupés par l'effort de sauver nos propres vies ! raisonna-t-il, essuyant un filet de sang qui lui coulait dans l'œil.

- Je n'ai besoin de personne, affirma-t-elle froidement. Je ne servirai pas ton ego en te disant que tu m'es indispensable ! Ce genre de discours marche peut-être sur ta sœur, mais pas sur moi. Je n'ai besoin ni de toi, ni d'Haru pour faire mon travail.

- Peut-être dans d'autres circonstances, mais maintenant, il faut unir nos forces et ne pas les gâcher à s'affronter. Pour ça, il va falloir communiquer. Maintenant pitié, contournons ce marais ! Tu vois bien qu'aucun de nous deux n'est en état de traverser ce genre de terrain.

- Moi, je peux...

- Réfléchis, bon sang ! cria Théophile en lui secouant les épaules ; elle grimaça. Professionnalisme avant tout, non ? Ce qu'on vient de faire, c'était professionnel à ton avis ?

Imiris se tut, perçant le félin de ses pupilles sombres. Ses cheveux blancs avaient pris une teinte désagréable, ses vêtements souillés, ses bottes inondées, sa peau rayée d'égratignures. Elle avait perdu son air intouchable, elle n'était plus au dessus du monde. Finalement, elle céda :

- Si on se dirige vers le sud, on peut contourner le marécage en passant par la vallée entre le mont Élémentaria et la chaîne de montagnes de glace. Il devrait y avoir des grottes où on pourra manger et se soigner.

- Bien... soupira Théophile, rassuré. Dans ce cas, je te laisse mener la marche.

Il s'écarta pour la laisser passer, lui tendit même la main pour l'aider mais elle le rejeta pour ouvrir la voie. Il lui emboîta le pas, jugeant qu'il en avait fait assez pour l'heure.

Trois heures plus tard, le duo avait installé leurs matelas sous un plafond de roche dans une montagne non loin du mont Innocence. Les bottes, chaussettes et manches d'Imiris séchaient près du feu, et Théophile revenait d'une rivière avec sa cape, chemise et chaussures sous le bras, les posa près de la chaleur puis rejoignit son camarade. Imiris avait accepté que son nouveau allié panse les plaies qu'il lui avait infligés.

- Fais attention ! se plaignit-elle.

- Je fais de mon mieux... dit-il, lui passant le bandage pour qu'elle se l'enroule devant.

- Tu ne peux pas utiliser ton aromathérapie comme tu as fait sur Samuel ?

- L'une des propriétés de mes racines est qu'elles sont imbibées de poison : aucune magie ne peut accélérer la guérison, il faut attendre que le corps le fasse tout seul, expliqua-t-il.

- Tu aurais pu y aller doucement...

- Parce que quand tu as cherché à me geler, c'était "y aller doucement" ? répondit-il avec un rire exaspéré.

Le bandage fait et la glace brisée, Imiris se leva et prit le repas qu'ils avaient laissé cuire sur le feu de camp. Elle était sur le point de s'installer de l'autre côté de la grotte avec la nourriture, lorsqu'elle remarqua que le félinien s'emmêlait encore avec la trousse de secours : les pansements autocollants classiques ne faisaient que s'attacher à sa fourrure et n'étaient d'aucune aide, mais il tentait tout de même de se débrouiller avec. Son torse était couvert de blessures ouvertes et de taches rouges. La fée soupira avant d'abandonner son plat pour le rejoindre.

- C'est pas comme ça que tu vas y arriver, fit-elle en s'installant à côté de lui.

- Si c'est pour venir te moquer, je préfère que tu restes de l'autre côté de la grotte, merci, déclara Théophile en fouillant dans le sac de médicaments.

- Tais-toi et donne-moi ça, lui ordonna sèchement Imiris, en désignant la trousse. Et remercie ta bonne étoile que je veuille bien m'en servir.

- Mais tu... Aïe ! s'exclama-t-il soudain.

- Ferme-la, ou je te laisse te démerder, l'arrêta-t-elle en pinçant sa plaie pour le taire.

Elle enroba soigneusement chaque plaie de lin blanc avec une étonnante douceur, et ce dans le silence le plus complet. Seule la respiration des deux êtres blessés et le craquèlement joyeux du feu la ponctuaient. Théophile sentait à peine ses doigts légers parcourir son dos, ses bras, son torse ; l'expression "doigts de fée" n'était pas née d'une légende. Une fois sa tâche terminée, l'infirmière improvisée reporta son attention sur son appétit. Elle prit deux assiettes et répartit la nourriture. À la surprise du félinien, elle tendit lentement la plus grande part.

- Qu'est-ce qui t'arrive tout à coup ? s'étonna-t-il, dubitatif.

- Je ne suis pas bête, tu sais ? lui dit-elle, les yeux baissés. Elle marqua une pause, puis, comme Théophile ne répondait rien : je veux bien admettre que peut-être, cette fois, tu n'avais pas tout à fait tort.

- Que "peut-être, cette fois, je n'avais pas tout à fait tort" ? répéta-t-il, un sourire se dessinant sur son visage. Excuses acceptées.

- C'est pas ça ! grommela-t-elle. C'est juste que... On n'a pas besoin de dire aux autres ce qui est arrivé aujourd'hui...

- Ah, tu cherches à me soudoyer avec un steak de jajava en échange de mon silence... plaisanta-t-il en prenant son repas. En même temps, j'imagine que ça ne fera pas de mal de leur dire que nous avons été attaqués par des animaux sauvages.

- Ça ne fera même aucun mal du tout, compléta Imiris, l'air rassurée.

- ... surtout que c'est en partie vrai, murmura le félinien.

La fée se contenta de le regarder d'un œil vexé, puis elle commença à manger sans un mot.

---- Fin du Chapitre 12 ----

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