11) Calcination
Le lendemain matin, Blaize, Haru, Hikagué et Omen replièrent le campement dans une torpeur à moitié endormie. Ils se réveillèrent assez pour traverser rapidement une prairie luxuriante. Une heure passa sans trop d'événements, si ce n'étaient les railleries et blagues devenues habituels depuis le voyage en bateau. Omen et Hikagué n'étaient pas encore très à l'aise, mais Blaize et Haru firent attention à ne pas les exclure de leurs plaisanteries. Ils arrivèrent à l'orée d'un bois aux feuilles couleur d'automne. Ils ne ralentirent pas le pas, et s'enfoncèrent dans la végétation.
Au fur et à mesure qu'ils avançaient, l'herbe sous leurs pieds semblait se dessécher et prenait une teinte orangée. Les arbres s'espaçaient dévoilant le ciel rosé du matin. Blaize appréciait le paysage, elle avait toujours rêvé de de promener sur une terre aussi belle. Un sourire se dessina sur son visage : elle y était arrivée ! Elle voyageait et parlait avec des chevaliers d'égal à égal, en traversant une contrée qu'ils venaient de redécouvrir après un millénaire ! Même sans magie, elle pouvait devenir chevalière !
Ses pensées furent interrompus brutalement. Une étincelle jaillit de nulle part et le feuillage d'un arbre à la gauche de Haru s'embrasa.
- À terre ! cria le lumien.
Tout le monde obéit, mais une fois au sol, l'air environnant retrouva le calme d'auparavant. Rien de plus n'arriva et ils se relevèrent prudemment. L'arbre ne s'était pas réduit en cendres comme ils s'y attendaient, mais brûlait joyeusement, tronc et branches intacts au feuillage ardent. Les flammes formaient des petites boules pour remplacer les feuilles.
- Voilà le territoire d'Ignitus... s'émerveilla Haru, les yeux rivés sur l'étrange végétal entouré d'herbe orange.
- Cette île est... souffla Hikagué, ébloui, ses mots évanouis dans le silence.
Ils continuèrent quelques mètres, d'autres arbres enflammés craquelaient, tout aussi beaux que le premier. Le spectacle incroyable laissait les aventuriers sans voix. Certains, comme le premier, arboraient la douce lueur évanescente de millions de bougies de cire, d'autres rugissaient avec la puissance effrayante d'une forge. Le Mont Élémentaria trônait à leur gauche, surplombant des pins rouges de son gris froid. À leur étonnement, aucune fumée provenant des chênes ne venait tacher la mer céleste ; la combustion était complète, et pourtant les arbres restaient debout.
- C'est impossible... s'étonna Haru. C'est physiquement impossible...
- On s'en fiche que ce soit impossible ! le coupa Blaize, exaltée. C'est l'île d'Orphélia, les miracles existent !
Dévorant goulûment le lieu du regard, la félinienne remarqua Omen toujours à l'endroit où ils avaient vu le premier feu. Elle s'était roulée en boule dans l'herbe. Elle se cachait les yeux avec ses mains et émettait des petits couinements aigus. Le groupe fit marche arrière.
- Omen, qu'est-ce qui t'arrive ? demanda Blaize, inquiète.
Elle couina encore, mais rien d'intelligible.
- Omen ? l'appela Hikagué, qui s'était agenouillé à ses côtés en posant sa main sur ses longs cheveux violets.
Toujours rien de sa part.
- Tu veux que je leur dise ? s'enquit Haru, nettement moins dérangé par son état que les autres.
Elle hocha la tête en tremblant. Blaize et Hikagué se tournèrent vers Haru, interrogatifs.
- Elle a peur du feu, leur apprit-il calmement. En pratique c'est la forte chaleur qui la gêne, mais simplement de voir le feu la pétrifie, comme vous pouvez le voir.
Ils se retournèrent vers Omen. Les épaules de l'exorciste frémissaient rapidement.
- Ne rigole pas... gémit la sorcière, voyant la tête que tirait son camarade.
- Pff ! fit-il, tentant de se retenir.
- Hikagué...
- Énorme ! explosa-t-il, incapable de se retenir plus longtemps. Des monstres, des dragons, des abeilles géantes, tu ne détournes pas les yeux une seconde, mais une bougie te fait flipper au point où tu ne peux même pas bouger ! Qui l'aurait cru ? Redoutable guerrière vaincue à coups d'allumettes ! Ha ha ha aïe ! Aïe ! Arrête !
Hikagué fut réduit au silence par un grand coup à l'arrière du crâne administrée par la félinienne énervée. Elle le sermonna en criant :
- C'est bien joli que tu trouves ça drôle, mais reste à savoir comment on va la faire traverser tout le territoire d'Ignitus si elle refuse de bouger !
- Je doute que la totalité du territoire soit en flammes quand même... protesta-t-il, frottant sa tête.
- Ça nous avance beaucoup de se dire qu'il n'y aura pas de feu à un kilomètre sachant que pour l'instant, on ne peut même pas frôler le prochain brin d'herbe.
- Je... tenta-t-il.
- Et puis, on ne peut pas faire demi-tour maintenant ! Tu imagines la tête que tireront Théophile et Imiris en apprenant que non seulement vous n'avez pas réussi à récupérer une écaille d'Ungura, mais que vous ne vous êtes même pas rendus à son antre ? le coupa-t-elle, tout aussi énervée.
- Mais...
- En plus, c'est ta coéquipière, alors il est de ton devoir de l'aider ! continua-t-elle.
- D'accord, d'accord ! C'est bon à la fin ! s'exclama l'exorciste enfin.
Omen était toujours recroquevillée, et tressaillit à l'éclat de voix de Hikagué. Il se rapprocha d'elle et adoucit le ton :
- Tu as trop peur pour faire quoi que ce soit si tu vois le feu, c'est ça ?
Elle acquiesça d'un hochement de tête et un gémissement.
- Si tu ne vois pas les flammes, tu crois que tu pourrais marcher ?
Elle hocha la tête de nouveau, mais elle était si hésitante... La terreur la paralysait. Sous les yeux surpris de ses camarades, Hikagué prit Omen par la main et la tira sur pied. Elle faillit retomber aussitôt, mais il la rattrapa.
- Menteuse, tu disais que tu pouvais marcher, plaisanta-t-il en la tirant vers lui. Allez, ferme les yeux et laisse-toi mener.
- C'est pas le moment de draguer, Hikagué ! s'irrita Blaize.
- J'étais sérieux ! se vexa l'exorciste. Vous voulez avancer, on avance. Vous venez, ou vous allez rester plantés là ?
Il n'attendit pas la réponse et entraîna Omen vers l'Est. Les deux autres les suivirent, voyant la petite tomber et trébucher sur chaque racine et fuir auprès de son guide dès qu'elle passait à moins de deux mètres d'un arbre. La végétation commençait à se faire plus rare, et la plaine rouge semblait s'étendre à l'infini. Enfin, presque à l'infini : en plus du mont Élémentaria, une deuxième masse grisâtre marquait l'horizon, bien moins grande, mais pas moins impressionnante. En se rapprochant, ils reconnurent la forme de plusieurs bâtiments de pierre, des maisons en brique. C'était un village.
Une arche sculptée qui surmontait un chemin de terre portait des inscriptions illisibles. C'était la voie principale. Blaize s'écria de surprise en remarquant les lettres étranges :
- Je peux les lire !
- Tu comprends ce charabia ? s'étonna Haru
- Lire quoi ? demanda Omen, qui n'osait pas regarder.
- C'est de l'ancien félinien, l'une des seules matières qui arrivait à me passionner à l'école, précisa-t-elle. Et tu peux ouvrir les yeux, Omen, il n'y a pas de feu à l'horizon.
- Alors, qu'est-ce que ça raconte ? l'interrogea Hikagué.
-"Village Vastra, notre Grâce vous bénit", traduit Blaize après un court temps de réflexion.
- Dommage que leur Grâce ne les ait pas protégés aussi, commenta l'exorciste, jetant un œil de l'autre côté du premier bâtiment. Venez voir...
Derrière le premier mur s'étendait une scène de chaos. Blaize retint son souffle en passant sous l'arche. Le mur en question n'était que le dernier rempart en état d'une ville dévastée. La terre était calcinée, les maisons rasées, les boulevards déserts... L'herbe se désintégrait sous leurs pieds et le vent en soulevait les cendres.
- Qu'est-ce qui s'est passé ici ? chuchota Blaize.
Elle entra prudemment dans une villa sans toit. La première pièce était tapissée de poussière, personne n'avait foulé le plancher du pied depuis au moins trois cents ans. L'odeur de brûlé subsistait encore après tant de temps. Une brique chuta du bâtiment et la fit sursauter. Tout était fragilisé. Une ouverture et des charnières de métal fondu marquèrent là où s'était trouvée une porte en bois. Elle passa le seuil puis s'effondra d'un coup en hurlant. La terreur s'était emparée de tout son être.
Haru et Hikagué accoururent, la trouvèrent en larmes, dos collé à la pierre. Devant elle était un squelette de félinien, noirci par la chaleur puis blanchi par le soleil. Il semblait crier, tout aussi effrayé que celle qui l'avait découvert.
- T'inquiète pas, ça fait longtemps qu'il n'a pas bougé, celui-là, fit Hikagué.
Elle le regarda : il était calme, Haru l'était un peu moins mais parvenait à rester de marbre. Ils étaient habitués, eux... Ou alors ils se sentaient moins concernés, n'étant pas féliniens. Elle toussa ; les cendres portaient soudain avec eux une puanteur putride. Les garçons l'aidèrent à sortir, tremblante, hors de la maison.
Une image la hantait. Elle avait vu ce que le mort tenait dans ses bras au moment du catastrophe : un bébé, crâne à moitié détruit, ses os fins réduits partiellement en miettes disparaissaient derrière le mur tandis qu'ils s'éloignaient. Elle sentait le pas d'Haru vaciller, les squelettes l'avaient marqué, lui aussi. Cependant Hikagué avançait d'un pas décidé comme si rien n'était. Soudain Blaize se rappela : il était chasseur de vampire... Qu'avait-il vu pour que ce genre de chose ne l'affecte pas ?
Dehors, Omen était immobile, face au rempart. Son dos leur était tourné. Ils la rejoignirent lentement.
- On n'a pas le temps de rester ici. Il faut qu'on continue, sinon vous allez avoir un retard monstre sur Imiris et Théophile, insista Haru à l'intention de l'exorciste et la sorcière.
Sa voix avait momentanément cassé au début de sa phrase, mais il avait rapidement retrouvé son ton habituel de professeur. Omen ne répondit pas. Elle fixait le mur.
- Omen ?
- Regardez... dit-elle en pointant quelque chose du doigt.
Son ton trahissait son émotion. Les autres suivirent son indication. Des traces charbonnés marquaient la pierre de motifs irréguliers, ils mirent un moment à comprendre pourquoi la petite fille en était autant affligée. Puis ils comprirent : c'étaient des empreintes, des empreintes d'une dizaine de corps pressés contre la façade. Bras levés, cherchaient-ils à grimper ? À supplier leur Grâce dans leurs derniers instants ? Un petit corps avait laissé une trace de moins de cinquante centimètres de haut : un enfant... L'image funeste se gravait dans l'esprit de la félinienne. Elle détourna le regard. Ce territoire qui leur avait offert tant de beauté le matin même leur montrait à présent la cruauté du destin. Des questions fusèrent dans son être : qu'est-ce qui était arrivé ? Comment ? Pourquoi ?
- Pourquoi ? pleura Omen, comme un écho.
- Venez, nous arrivons mille ans trop tard pour faire quelque chose pour eux, les persuada Haru.
- C'était à cause des dragons ? Tu crois que ce sont eux qui ont fait ça ? interrogea Omen sans bouger.
- Camélia a dit qu'ils ravageaient l'île... Qu'ils avaient rasé des villes... pensa Blaize à voix haute. Elle a omis de nous dire ce qu'il était advenu des habitants...
- Nous n'aurons qu'à demander à Ignitus lorsque nous le trouverons, jugea le lumien pressé. Allons-y.
La marche reprit, les mines désolées. Ils sortirent du village tel un cortège funèbre, en file deux par deux et dans le plus grand silence. Une vaste étendue de sable jaune les séparait du ciel. Hikagué, Blaize et Omen remercièrent leur bonne étoile d'avoir choisi des bottes hautes pour la mission, parce qu'ils voyaient le pauvre Haru se débattre avec les grains brûlants qui s'infiltraient dans ses chaussures. Il grimaçait à chaque pas.
Bientôt, un pic rocheux devint visible : le mont Lumière. C'était le moment où ils devaient se séparer.
- On se retrouve au quartier général dans une semaine, si vous ne revenez pas avant ce délai, on viendra vous chercher, d'accord ? résuma Haru.
- "Quartier Général" ? pouffa Blaize, mais arrêta en voyant que personne d'autre n'était amusé.
- Entendu, affirma Hikagué calmement, ignorant Blaize. Si on prend du retard, on essayera de vous recontacter par holocom.
- Faites attention, la nuit tombera bientôt. Bonne chance.
- Je n'ai pas besoin de chance, rit l'exorciste, se remettant en chemin.
---- Fin du Chapitre 11 ----
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