10) Vers le Nord

Tandis que le groupe de Blaize fuyaient la faune de l'île, Théophile et Imiris avançaient d'un pas pressé. Ils traversaient la Forêt de Fleurs étonnement vite et dans le plus grand silence. Mille questions brûlaient la conscience du félinien, mais il n'osait en poser par peur d'éveiller les colères de la fée. En seul à seule, il la sentait plus tendue, et il n'avait plus Haru pour la calmer. Il marchait à cinq pas derrière elle, inconsciemment sur la pointe des pieds. Malgré l'air digne qu'il se sentait obligé de maintenir en présence des autres, ça allait sans dire qu'elle l'intimidait. Il avait l'impression que s'il parlait, s'il faisait le moindre bruit, elle se retournerait avec des flammes dans les yeux lui exploser les tympans. Après une heure de marche avec l'atmosphère étouffante, il s'y risqua tout de même :

- Tu ne m'as jamais dit quelle magie tu maîtrises...

- Je devrais ? répliqua-t-elle sans se retourner.

- Blaize m'a dit qu'elle avait trouvé de la glace au sol quand vous avez poursuivi Hikagué, et Haru a dit que tu étais une fée de glace... Alors je me demandais... s'aventura-t-il, d'une voix de plus en plus timide.

- Oui, c'était moi, j'utilise la glace. Tu devrais être détective, tu sais ? soupira-t-elle, ennuyée, sans ralentir le pas.

- C'est quel genre de magie ?

- À quoi ça te servirait de le savoir ?

- Peut-être à me battre efficacement à tes côtés... murmura-t-il presque inaudiblement.

Elle ne répondit pas, mais fit volte-face pour le dévisager de ses yeux vert pâle. Même les fleurs qui les entouraient semblaient se tendre d'anticipation. Imiris posa ensuite son regard sur un bourgeon de rose qui n'était pas encore tout à fait éclos près de l'épaule gauche de son coéquipier. Sans aucune explication, elle rassembla ses mains délicatement, comme si elle cherchait à attraper un papillon invisible. C'était un geste de danseur, né de l'habitude, affiné par l'expérience et raffiné jusqu'au bout des doigts. Elle ferma les yeux et demeura ainsi quelques secondes sans que Théophile puisse comprendre ce qu'elle pourrait bien être en train de faire.

Soudain, une aura bleutée et une buée gelée entoura ses mains. Théophile se réjouit intérieurement d'avoir une fourrure pour le protéger de la magie glaciale : il avait l'impression que si cette lumière pure entrait en contact avec sa peau nue, il serait frigorifié. Enfin, la fée ouvrit ses paumes pour dévoiler un bourgeon de glace luisant, à l'identique de la fleur qu'elle observait si assidûment quelques instants plus tôt.

Ébloui, Théophile ne put dire mot, les yeux rivés sur la petite plante de givre. Après lui avoir laissé le temps d'étudier sa création, l'aura cyan revint et, un à un, les pétales s'ouvrirent et la rose fleurit. La lumière blanche du soleil frappait la plante et rebondissait dans toutes les directions, éclairant sur les arbres autour, créant un magnifique spectacle coloré. Le félinien ne put étouffer un rire abasourdi : il venait de tomber dans un rêve au paysage féerique. Imiris ne souriait pas.

- Cela répond à ta question ? s'enquit-elle, le regard de marbre.

- Comment peux-tu ne pas être éblouie ? s'étonna-t-il, tournant la tête dans tous les sens.

- Il faudrait être abruti pour l'être avec ce genre de tour de passe-passe, le cassa-t-elle, le transperçant du regard.

Sur ce elle jeta la rose qui se fracassa contre un tronc en mille morceaux scintillants. Le félinien resta bouche bée tandis que les poussières flottèrent vers le sol. Elle se remit aussitôt en route du même pas qu'avant. 

- Ma glace ne fond jamais à moins que ce soit moi qui la détruise, dit-elle pour expliquer sa violence.

- Pourquoi se débarrasser de quelque chose d'aussi beau ? balbutia le félin.

Il n'obtint aucune réponse et fut contraint de suivre la fée sans un mot de plus. Ils continuèrent leur route jusqu'à atteindre la frontière avec le territoire de Yuki. L'herbe devenait blanchâtre, les fleurs géantes se firent plus rares, le sol plus marécageux là où le gel ne crissait pas sous leurs pieds. Théophile proposa de passer la nuit dans le lieu plus hospitalier qu'était le territoire de Camélia. Irritée, mais remarquant que la nuit tombait, Imiris accepta. Quelques minutes plus tard, deux petites tentes étaient érigées dans une petite clairière parsemée de pétales d'hibiscus fanées.

Imiris dormait à poings fermés dans la pièce de toile, mais Théophile ne parvenait pas à fermer l'œil. Il se demandait où en étaient les autres. Dormaient-ils eux aussi ? Sans doute. Étaient-ils déjà par groupes de deux ou Blaize les avait-elle assez ralentis pour qu'ils ne fussent pas encore rendus au point de séparation ? Cette gamine serait réveillée à coup sûr, en train d'embêter Omen, ou Haru. Elle avait l'air un peu effrayée par Hikagué cependant, alors peut-être échapperait-il aux coups de polochon.

Probablement pas...

Théophile ne comprenait plus sa sœur. À chaque fois qu'il la revoyait, une dispute faisait irruption, et comme toujours, elle lui mettait sa mauvaise humeur sur le dos, comme quoi elle ne le voyait jamais tellement il était en mission. S'il revenait plus souvent, ils auraient les mêmes problèmes, il en était convaincu. C'était le manque de maturité de Blaize qui en était responsable, pas son absence. Quoique, elle avait dû gagner en courage depuis leur dernière entrevue : elle n'avait pas pris peur à la mention du voyage en bateau, ni même au moment d'embarquer. Mais cette vague... cette vague... Elle prouvait que sa sœur ne parvenait pas à se détacher du passé.

En même temps, pouvait-il la blâmer pour cela ? Ce qui lui était arrivé aurait bien pu la tuer, et lui non plus n'en était pas sorti indemne. Par chance elle ne se souvenait pas de tout. Si jamais elle découvrait que ce n'était pas un simple accident, mais une tentative d'assassinat orchestré et exécuté par son propre frère... Il n'osait pas penser à ce qui pourrait lui arriver. Mais la voir trempée jusqu'aux os, inconsciente à peser comme un poids mort dans les bras de Haru lui rappelait à quel point elle était fragile...

Soudain un cri terrifié fit trembler la forêt. On aurait dit le mugissement d'une proie qui avait été attrapée par son chasseur. Tiré de sa rêverie, Théophile se précipita hors de sa tente ; le cri provenait de celle d'Imiris.

- Imiris ! appela le félinien, inquiet.

Il se précipita dans la tente de la fée, se préparant au combat contre une bête sauvage, mais il l'y trouva seule, recroquevillée sur elle-même, perchée sur son matelas gonflable. Ses yeux grands ouverts fixaient un objet invisible aux pieds de son camarade, son bras gauche serrait ses genoux près d'elle, celui de droite flottait près de sa bouche entrouverte tandis qu'elle se balançait lentement d'avant en arrière de façon presque imperceptible. Une goutte translucide s'éclata au contact de sa main, cherchant sa provenance, Théophile se rendit compte avec grande surprise que des larmes silencieuses coulaient sur ses joues pâles. La fée terrorisée ne semblait pas avoir remarqué sa présence.

Elle avait enlevé ses bottes, ses chaussettes, sa ceinture et ses longues manches fragiles pour dormir, elles languissaient sur le côté du lit. Son bras dévoilé présentait une large cicatrice de l'épaule au poignet et semblait même se continuer sur sa cuisse gauche et finir à sa cheville. Elle était pareille à celle qui traversait sa joue et son cou, même couleur, même direction.... L'entièreté de son côté gauche avait été lacéré d'un seul coup atroce il y avait longtemps. La blessure qui l'avait causée devait être affreusement profonde et douloureuse. Sa fourrure se hérissa rien que d'y penser. Quel monstre aurait pu lui infliger une plaie pareille ?

Il s'approcha d'Imiris ; elle regardait toujours un point lointain près du sol. Elle était encore ailleurs, figée dans un moment de terreur.

- Imiris ? Imiris, tu m'entends ? Tu as fait un cauchemar ? lui demanda-t-il timidement.

Toujours rien. Même pas un tremblement, juste ce mouvement lent et rythmique d'avant en arrière. L'avait-elle entendu ? Il n'avait jamais vu qui que ce soit dans cet état... Blaize réagissait quand même à sa voix quand elle s'était confrontée à la vague : ses oreilles frémissaient et pointaient dans sa direction. Imiris était coupée du monde. Il s'agenouilla auprès d'elle et tenta de la ramener en lui secouant un peu l'épaule. À peine lui avait-il frôlé la peau qu'un éclair de douleur fouetta sa joue droite avec un claquement assourdissant. Il recula aussi rapidement qu'il put, ahuri. Imiris s'était réveillée, dévisageait son coéquipier ébahi, quelques poils oranges collés à sa paume. Elle l'avait giflé.

- Ne me touche pas ! Je te l'interdis ! hurla-t-elle dans une rage folle. Dégage ! Dégage tout de suite !

Théophile déguerpit dans un fléau confus de bras et de jambes, se calmant seulement lorsqu'il était en sécurité au fond de sa tente. Frottant sa joue endolorie, il se demanda ce qui aurait bien pu arriver à sa coéquipière.

***

Dans le bureau du Directeur plongé dans la pénombre, un hologramme verdâtre illuminait la table d'acajou poli. Le visage du vieil homme s'y reflétait, ou plus précisément, son expression se dessinait par ses nombreuses rides exagérés par la faible lueur. Le spectre entrelaça ses doigts devant sa bouche d'un air pensif, et le Directeur fit de même. La petite projection du jeune Samuel parlait lui d'une voix un peu électronique.

- ... J'ai ensuite travaillé pour établir une connexion holocom pour l'île, je compte prévenir les autres demain matin, conclut l'apprenti, le ton sérieux.

- Bien, bien, bien... Tiens-moi au courant des développements et de l'état des équipes, il y a un bateau non-autorisé qui a été détecté dans les eaux aux environs de Félinia Est et il a le cap sur l'île des Quatre Dragons. Préviens-les, il se pourrait qu'on s'inquiète pour rien, mais il faut se préparer au pire, lui informa le Directeur.

- Entendu.

- S'entendent-ils bien entre eux ?

- Difficile à dire, Monsieur, je n'ai été en leur compagnie que quelques heures, répliqua l'hologramme. Mais j'ai pu voir que Mademoiselle Imiris a tendance à rester à l'écart des autres.

- Oui... Son coéquipier m'avait prévenu de sa nature peu coopérative, mais elle obtient de bons résultats. Dois-je comprendre que les autres s'entendent bien, d'après ce que vous avez pu observer ? s'enquit le vieil homme.

- Je pense... hésita Samuel, mâchant ses mots. Monsieur, je voulais vous demander... Est-ce vrai que Mademoiselle Blaize ne possède pas de magie ? C'est un point sur lequel Mademoiselle Imiris semble particulièrement appuyer dans ses arguments pour réduire son influence dans l'expédition, et je dois avouer que si c'est vrai je rejoins son avis. Je n'osais pas poser la question à mes supérieurs, mais si elle est trop faible pour cette mission, pourquoi l'avoir envoyée ?

- C'est vrai, lui apprit-il. J'espérais que cette expérience lui permettrait d'éveiller ses pouvoirs. Tu as vu ce dont son frère est capable d'après ce que tu m'as dit, et au vu de sa lignée, ça m'étonnerait qu'elle n'ait pas de magie du tout.

- Même, il n'est pas rare d'avoir des parents puissants et un enfant sans capacités magiques...

- Si j'ai raison, elle pourra s'épanouir dans l'environnement hostile. Dans le cas contraire, elle aura l'occasion de prouver sa maîtrise du katana.

- Je croyais que les aptitudes magiques se manifestaient avant l'âge de quinze ans au plus tard, or Mademoiselle Blaize a dix-neuf ans... protesta-t-il. Vous gardez encore espoir qu'elle...

- Ne t'en fais pas, Samuel. Même sans magie, elle peut se débrouiller seule, le coupa l'ancien, grave. Je te laisse, j'attendrai de tes nouvelles prochainement.

Sur ce, l'hologramme s'éteignit, et la pièce plongea dans le noir complet.

---- Fin du Chapitre 10 ----

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