1) Blaize et Théophile
Dans une forêt sombre une silhouette solitaire avançait rapidement dans la nuit. Elle était agile, sautait habilement au dessus des racines noires et des buissons qu'on distinguait à peine au clair de lune. C'était une chasseuse expérimentée ; elle ne faisait aucun bruit sur les feuilles mortes. Le silence était complet. Même le doux vent d'automne n'osait la déranger dans sa poursuite. Elle jeta un regard à droite puis gauche, tout en guettant l'odeur de sa proie, écoutant attentivement chaque battement de son cœur fragile.
Elle la trouva enfin, assise sur une bûche dans une petite clairière. La victime se retourna. Elle se doutait de quelque chose ; elle se sentait observée. Tapie dans la végétation, deux prunelles écarlates s'étaient fixées sur elle. La respiration de la chasseuse s'accéléra. Soudain elle s'élança et dans un éclat éblouissant de métal la nuit se tacha de rouge.
Un peu plus tôt dans la journée, de l'autre côté du continent dans une École bien particulière, roupillait une adolescente. Bras croisés sur sa table de travail, menton posé sur ses manches de couleur violette, ses paupières fermés paisiblement, son sommeil était bercé par le monologue monocorde du professeur de philosophie. Ses longs cheveux rouges attachés en queue-de-cheval cascadaient sur ses épaules et une mèche solitaire faisait des aller-retours au rythme de sa douce respiration.
- Blaize Céléstra ! hurla le professeur d'un coup. Mon cours ne serait-il pas assez important pour vous ?! Combien de fois dois-je vous punir pour que vous reteniez le message ? Ne dormez pas pendant mon cours, ou ce sera la onzième colle de ce mois-ci ! Ou alors je vous transformerai en tapis, vous pourrez dormir autant que vous voudrez !
Le professeur faisait référence à la fourrure orange rayée de noir de la jeune fille : en effet, Blaize n'était pas humaine. Cela n'avait rien de spécial, la moitié de sa classe ne l'était pas non plus. Cependant, contrairement à cette moitié, elle était une félinienne, une espèce descendant du félin archaïque, le tigre, qui avait pris une forme bipède et avait gagné une intelligence humaine en plus d'avoir conservé sa vue nocturne et son ouïe exceptionnelle. Ses oreilles de chat positionnées en haut de son crâne étaient couchés et ses yeux émeraudes grand ouverts de surprise, mais ils ne tardèrent pas à se plisser pour jeter un regard noir à celui qui avait dérangé son sommeil. Sa queue rousse touffue fouettait l'air furieusement. Sans y prêter attention, le maître lui fit un très long discours sur l'importance de la philosophie qui manqua de la renvoyer dans le coma. Soudain, la sonnerie retentit, et Blaize fila sans demander son reste.
Une fois dans la cour pleine de végétation du Parc des Chevaliers -l'école de Blaize-, elle se mit à chercher son grand frère Théophile, enfin revenu de mission. Elle passa devant une foule d'élèves qui se chamaillaient devant le tableau d'annonces ; souvent, il n'y avait que les élèves diplômés qui consultaient ce tableau pour y trouver du travail, mais ce jour-là on avait affiché les résultats des examens. Blaize n'avait pas besoin de se joindre à ses pairs : elle savait qu'elle n'avait pas eu son diplôme... Tout comme l'année passé. À chaque fois sa note de Maîtrise Magique la faisait échouer, tout simplement parce qu'elle n'avait pas de magie. Elle observa avec envie les étudiants jubiler devant leur note, puis se reconcentra sur sa recherche.
Elle trouva son frère, un grand félinien brun avec une mèche verte, aux yeux verts presque fluorescents et à la fourrure orangée comme sa sœur. Il était habillé d'une longue cape violette par dessus une chemise noire et des pantalons blancs. Il discutait calmement entouré de ses amis. Elle courut joyeusement vers lui, mais le trouva peu ravi de la voir.
- Tu as encore raté ton examen ? la gronda-t-il. Et on te prend à dormir en philosophie par dessus le marché ! Tu te rends compte de la réputation que tu es en train de te donner ? La seule élève de l'histoire à manquer son examen plus de deux fois !
- Merci pour l'accueil ! Moi qui voulais juste te dire bonjour ! Et puis c'est quoi cette histoire de réputation ? Je n'en ai rien à faire, ni de ça, ni de la philo ! répliqua-t-elle, blessée. Et je ne vois pas pourquoi tu t'en préoccupes plus que moi !
- La réputation du Parc est importante.
- Depuis quand ? protesta-t-elle, Avant, c'était pas plus important pour toi que cet Aripote pour moi ! Cette foutue promotion t'a rendu bizarre ! Tu sais bien que c'est pas agréable d'être le seul félinien de la classe, de l'année même ! Quand les autres avaient peur de tes yeux fluos, tu me disait que la réputation n'était rien de plus que les jugements des autres qui ne pouvaient rien me faire ! Maintenant tu changes complètement de discours !
- Parce que maintenant je suis l'ambassadeur du Parc, et si je ne fais pas bonne impression, nous n'aurons pas les fonds dont nous avons besoin et le Parc ne pourra plus fonctionner ! Et c'est difficile de répondre aux critiques si tout ce qu'ils ont à dire pour me ridiculiser c'est rappeler que j'ai une sœur à deux doigts d'être en échec scolaire ! Je suis Chevalier d'Argent, on n'est que quinze sur Orphélia, je te signale ! Et toi, tu te pavanes avec des deux sur vingt ! Tu pourrais essayer d'atteindre le même rang que moi si tu ne passais pas tes après-midis à irriter tes professeurs ! s'indigna le frère.
- En quoi le fait que je sois nulle t'affecte toi ? demanda Blaize, frustrée, De toute façon, depuis que tu as eu ton diplôme tu es toujours en mission ! Tu n'aurais pas pu rejoindre les Rangers Policiers et rester ici ? Comme ça tu n'aurais pas à te soucier de moi et mes notes pourries !
- Blaize, tu sais très bien que...
Théophile fut interrompu par un "pidipi pidipi" aigu. Sa montre sonnait par petits triolets saccadés. Il émit un soupir résigné à l'égard de sa sœur et appuya sur un des boutons du bord. Le tintement s'arrêta aussitôt et l'appareil projeta une image bleue quelque peu pixelisée sur le mur près d'eux. C'était celle d'un vieil homme qui avait largement la soixantaine, des cheveux blancs vaporeux sur lesquels la calvitie gagnait peu à peu du terrain. Il avait une moustache épaisse grisée, de nombreuses rides autour d'yeux sages et on pouvait apercevoir une blouse de chimie qui recouvrait ses épaules. Ce vieux scientifique était le directeur du Parc, il appelait Théophile par holocom. Après un court temps pour stabiliser la connexion, le vétéran salua son jeune ami :
- Bonjour Théophile ! Ravi de te voir de nouveau entre ces murs ! J'entends que ta dernière mission s'est bien passée ?
- Très bien, Monsieur.
- Votre client a été satisfait ? Vous n'avez pas eu de problèmes lors de l'escorte au Tsumétai ? insista-t-il.
- Aucun à part le froid et les mauvaises manières des fées... plaisanta le félinien. Mais c'était un travail plutôt agréable par rapport à la chasse aux dragons des montagnes du mois dernier.
- Bien, bien, bien... conclut le vieil homme d'un air joyeux, J'imagine que vous savez pourquoi je vous appelle ?
- J'ai une nouvelle mission ?
- Quoi, déjà ? s'étonna Blaize, déçue.
- Qu'y a-t-il, Mademoiselle Céléstra ? demanda le Directeur, adoucissant sa voix cassée par l'âge. Vous n'êtes pas contente que votre frère soit si demandé ? Cela veut dire qu'il est très fort, vous savez.
- Je sais, et je suis heureuse, mais... je ne le vois jamais et quand il revient de mission, il est grognon ! se plaignit-elle.
- Blaize ! la gronda sévèrement le frère. Ne dis pas d'idioties !
- Vous voyez... fit-elle, un sourire en coin apparaissant sur son visage.
Le vieillard rit un peu, sans doute amusé par leur puérilité puis reprit le ton doux qu'il utilisait pour s'adresser à la félinienne :
- Dans ce cas, je vous propose de l'accompagner pour cette fois. Je vous attendrai tous les deux dans mon bureau dans quelques minutes.
- Pa - Pardon ?! baragouina Théophile, essayant de se faire entendre par dessus les cris de joie de Blaize. Vous voulez intégrer ma sœur à une mission ?! Veuillez m'excuser mon insolence monsieur, mais vous devenez sénile !
- Pas du tout ! Cela fait longtemps que j'y songe : elle n'a certes pas de facilités en cours, mais j'ai l'impression qu'en pratique elle saura se montrer à la hauteur, affirma-t-il. Rassure-toi, vous ne serez pas tout seuls : j'ai engagé des mercenaires ressortissants des autres Écoles de Paix, ils vous attendent d'ailleurs. Je vous en parlerai plus en détail en face-à-face. Mon bureau, dans deux minutes, je vous attends.
Sur ce, sans laisser le temps à Théophile de répondre, il termina la conversation. Blaize dansait un peu partout, ses cheveux écarlates faisaient des tourbillons au rythme de ses mouvements enthousiastes. Le brun était moins enjoué, et se mit en route vers le grand bâtiment blanc où siégeait le Directeur. Remarquant qu'il partait, sa sœur lui emboîta le pas en sautillant.
Le duo était sur le pas de porte, attendant la permission d'entrer. L'atmosphère était légèrement tendue. Ils étaient tous deux anxieux de rencontrer ces mercenaires que le Directeur avait engagés, en plus de la surexcitation de Blaize à l'idée d'enfin participer à une mission. Elle retint son souffle, et entendit enfin la voix rauque appeler :
- Entrez !
---- Fin du Chapitre 1 ----
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