d. Bêrceuse
CINQUIÊME STRATE : LES TRÊFONDS
d. Bêrceuse
Rêveur, Épouse
Croupieux, Autres Rêveurs, Chœur des Spectres
Rêveur – Ce moment dans les cauchemars où l'on a plus d'autre choix que de se noyer.
On submerge la tête pour se rendre compte qu'ici rien ne nous empêche de développer des branchies dans le nez.
Alors le rêve se poursuit comme en apesanteur, dans une eau qui ne mouille pas, où la lumière filtre difficilement.
Je crois que je nage dans cette flotte opaque depuis une éternité. Je respire à moitié pour ne pas inonder mes poumons sous la pression. La mélasse pèse ; je chute au ralenti.
Vue de haut, la Fosse Infâme s'offre comme la chatte béante d'une titane atlante. Une fente volcanique qui vient faire pleurer de honte ce qu'on prenait jusque là pour les abysses. La faille de Marianne entre deux plaques tectoniriques.
J'adopte la stratégie des baudroies aveugles, je coule poisson-lanterne pour me distinguer des morts qui ne brillent plus, et cependant il me manque les yeux pour savoir si ma chandelle ne s'est pas éteinte au passage. Elle pourrait très bien ne plus brûler.
Je suis coincé en une position quantique d'homme de Schrödinger, peut-être mort et peut-être vivant, jusqu'à ce que j'atteste du résultat, et comme je ne le pourrai pas, le doute se prolongera indéfiniment.
Désormais que j'ai vu, j'en sais plus que ce que je connais. Je sais les choses sans les avoir apprises. Je saisis sans avoir besoin de comprendre. Ça me fait comme si je n'avais plus d'yeux pour voir, mais que des tentacules crevaient par mes orbites et étreignaient le monde sans médiation.
Cela suffit amplement par là-dessous.
Par endroits, je parviens à discerner la trace d'anciens Rêveurs venus fouler l'ombre. Je croise leurs squelettes grimaçants au détour des alcôves, et leur lanterne terne.
Des Silhouettes égarées font la conversation. Rien que de très cordial, elles qui sont entrées ici ont abandonné toute espérance de s'en déségarer jamais.
Croupieux, voûté, houillu comme un mineur, lampe frontale grésillotante – 'Soir.
Rêveur – Bonsoir.
Croupieux – L'temps s'arrange pas.
Rêveur – Il ne se gâte pas non plus.
Croupieux – Vrai. À la r'croisure.
Rêveur – À la recroisure, vieille âme.
Le Croupieux disparaît en marmonnant des jurons dans une langue disparue.
Rêveur – Non, ça, ce n'est rien. Le plus troublant a été de me croiser pour la première fois.
Rêveurs – Et de me rendre compte que les autres Rêveurs ne sont pas d'autres personnes concurrentes.
– Ils sont moi. Tout aussi bien que je le suis.
– Il fait chaud dans les Trêfonds. Un trente-sept degrés et demi où l'on oublie la circonférence du corps.
– Engourdie dans une existence liquide, la conscience glisse sans peine d'un corps à un autre, et peut même s'arrêter sur un bout de vide, si bien que certains Rêveurs s'écroulent bernard-l'hermite sans crabe.
– Parfois, quand le sentier se dédouble en une fourche, je ne peux pas choisir entre la gauche et la droite...
deux en même temps – ... alors j'embranche tout spontanément et me rends compte que je suis parti des deux côtés à la fois, je suis devenu deux destins divergents.
– Je croise des Rêveurs très futurs qui se sont postés en tailleur m'avertir de prendre ou ne pas prendre telle voie
– Surtout ne fais pas de pause à la niche du Procureur ! Depuis qu'il a perdu la langue il profère ses réquisitoires à coups de marteau !
– Surtout ne t'arrête pas.
– Ne ferme jamais les paupières.
– De faux lits édredonnés sont tendus dans le domaine des golems de charbon. Ce sont des pièges !
– Presse le pas !
– Suis la piste de galets que j'ai disposée pour nous. Elle mène à un havre où les Rêveur survivent ensemble.
– La dernière fois que j'y suis allé le havre avait été mis à sac par les Cauchemardeurs.
– Nah, c'est que tu viens depuis plus tard, pour l'instant c'est un endroit sûr.
– Mais je ne veux pas d'un endroit sûr. Je veux toucher le fond de la Crêvasse.
– Le fond ? Quel fond ?
Tous rient.
Rêveurs – Ne vous moquez pas. Il n'a pas encore atteint le Chârnier.
– Alors je m'emmène voir le sol qui tapisse les parois du bout du bout du rêve.
– Un enchevêtrement d'ossements, de cités perdues et de vies enfouies.
– Le pourrissement sédimentaire des mille civilisations qui nous ont précédés depuis les premiers jours.
– La mer des morts d'où refluent les revenants.
La dune sur laquelle ils siègent revêt des aspects spectraux. Des regards malveillants y furètent. Des mains assassines s'y préparent. Bruissements angoissants.
Rêveurs – Les explorateurs les plus téméraires d'entre nous ont machetté quelques mètres à peine de passage avant de s'embrocher aux côtes des squelettes. Tout ce qui s'y démène meurt.
– Sans exception.
– Et ceux qui ne luttent plus ? Ceux qui se laissent fondre dans l'ossuaire comme un cadavre ? Les résignés au rythme zombie des Trêfonds ? Qu'est-ce qui arrive aux morts-vivants ?
– Je ne sais pas. On ne connaît que le sort des vivants tout de bon et des morts tout à fait.
– Il y a un autre chemin.
Rêveur – Les autres Rêveurs me regardent m'asseoir. Je me taille pierre incandescente. Une pierre ne veut rien pour elle ; elle suit la loi universelle qui veut qu'une pierre coule. Alors je me dilue dans la chaleur ambiante. Sans jamais tenter de la faire mienne. Je deviens le Chârnier, et les pieux meurtriers s'écartent sur mon passage. Mon cœur lourd me leste jusqu'à si bas que j'oublie d'en compter les kilomètres. J'oublie de vouloir quoi que ce soit. Je ne suis plus que roche, pour qui les siècles passent comme les secondes. Mille ans de chute douce, où le rêve lui-même s'endort.
Le Rêveur atterrit comme une plume, sans cahot. L'Épouse est là elle aussi, qui chante. Bêrceuse pour réveiller le rêve des endormis, augmentée du Chœur des Spectres.
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