4. Mnêmo

4. Mnêmo
Rêveur, Êpouse
Tatans

Rêveur - Mon Épouse ? Serait-ce possible ? Non : cette voix... Elle sonne cotonneuse et chloroforme. Elle n'est rien qu'un souvenir, l'écho d'un autrefois passager, la joie froide de l'effet-mère. Je ne l'avais plus entendue si claire depuis... Non, non, ne me traînez pas si loin derrière ! J'ai tout un futur à gravir, des yeux à quêter, finis les ressassements incessants, les attendrissements apitoyés sur soi-même ; je veux filer dans mon avenir comme une ogive creuse, libre et délestée de sa charge-mémoire ! Arrête, tais-toi, tu me rampes dans l'âme !

L'Êpouse s'arrime au dos du Rêveur, lui cache le visage avec ses mains, façon 'qui c'est ?' Le Rêveur se retourne, conquis, emprisonné pour de bon dans les remugles du passé : elle lui a retiré son bandeau : il voit. Des Tatans rougeaudes dardent du riz. Vannes pinardées, coups de coudes, commentaires éculés. Captation vidéo du mariage dans le fond. Échange des alliances. Voyage de noces. Pluie de pétales de fleurs, fragrances de sumac : une nuit tropicale dans un amusoir balnéaire à jeunes couples. Le Rêveur frotte les mains grelottantes contre un feu de chiffons.

Rêveur - Toujours à sautiller partout, ma puce ?

Êpouse - Toujours à chauffer près du poêle, mon pouls ? Mais tu es gelé !

Elle le frictionne vigoureuse.

Êpouse - Qu'est-ce que tu as encore fait ?

Rêveur - Je me suis enfermé dans la chambre froide.

Êpouse - Tu t'es...? Pourquoi ?

Rêveur - Pour voir si tu me chercherais.

Êpouse - C'est totalement con, je siestais, comment veux-tu que je te cherche en siestant ?

Rêveur - C'est ce que je me suis dit aussi après-coup, sauf que j'étais déjà enfermé. J'ai dû attendre qu'un cuisto m'ouvre.

Êpouse - Combien de temps ?

Rêveur - Je ne sais pas. Une heure.

Êpouse - Tu es encore tout bleu sous les ongles.

Rêveur - Quand j'ai compris que j'en aurais pour longtemps, je me suis adossé contre une truie. J'ai reconnu que c'était une femelle parce qu'il restait une petite bosselure à l'endroit des mamelons malgré l'équarrissage. C'est drôle, on ne voit jamais de mamelons dans le jambon pourtant. On ne saura jamais si c'est un jambon mâle ou femelle. Elle était suspendue à un crochet et son groin raclait le sol en rythme.

Êpouse - Pourquoi tu me parles d'une truie congelée ?

Rêveur - Parce que j'ai été collé contre sa chair pendant une heure. Je tremblais à en crever et elle tremblait avec moi. On vibrait à la même fréquence, on partageait la même pulsation. Une heure à s'épuiser en secousse contre une chair : c'était comme faire l'amour. Une synchronie, le même cycle, le même souffle.

Êpouse - Sauf qu'elle était morte. Et truie.

Rêveur - C'est ce qui m'a perturbé aussi, au début. Je me demandais : comment c'est possible, avec une bête, une charogne, de se sentir soudain si intime ?

Êpouse - Eh oui, comment ?

Rêveur - Oui, comment.

Êpouse - Plus intime qu'avec moi ?

Rêveur - C'est-à-dire ?

Êpouse - Ta baise avec la cochonne ? Plus torride qu'avec ta femme ?

Rêveur - Je ne sais pas.

Êpouse - Tu ne sais pas.

Rêveur - Non. J'aimerais dire que ça n'avait rien de comparable, qu'il y a un sexe chaud et un sexe froid distincts franchement, mais vraiment, je ne sais pas.

Êpouse - Il ne sait pas.

Rêveur - J'ai toujours cru que tu me plaisais parce que tu étais une femme, et une femme plaisante. Mais je ne peux pas m'empêcher d'imaginer : si tu étais une carcasse de porc réfrigéré : est-ce que je t'aimerais toujours ? Et je crois que oui.

Êpouse - Flattée.

Rêveur - Je crois que oui et ça me terrifie, parce que ça signifie que ce qui me plaît chez toi, ça n'est ni ton charme, ni le fait que tu sois une femme, et pas même une femme vivante.

Êpouse - Tu m'aimes parce que c'est moi ?

Rêveur - Non, ça ne veut rien dire, parce que si tu étais une carcasse de porc réfrigéré, tu ne serais pas toi, non ?

Êpouse - Supposément, oui.

Rêveur - Et si je t'aimais si tu n'étais pas toi, ça veut dire que je n'aime pas non plus le fait que tu sois toi. Je n'aime pas toi. Je ne t'aime pas.

Êpouse - Tu ne m'aimes pas ?

Rêveur - Et pourtant si, c'est bien toi que j'aime, plus que tout, mais pourquoi ? Pourquoi toi, pas quelqu'un d'autre, pas autre chose ?

Êpouse - Et ton expérience avec la truie t'a aidé à trouver la réponse ?

Rêveur - Oui. Je t'aimerais pauvre et laide et frigide et pas même humaine. Si mon amour ne dépend en rien de toi, si je t'aime inconditionnellement quoiqu'il arrive, quoi que tu deviennes et quoi que tu aies jamais été, ça veut dire que je t'aime parce que je t'aime. Parce que je l'ai décidé arbitrairement, en tant qu'acte gratuit, hors de tout commerce de bons procédés. Je ne veux rien attendre de toi, je te livre tout ce que j'ai d'amour, et reçois le tien en retour non comme un dû mais comme une grâce, en vertu de quoi j'ai accepté de t'épouser. Je vomis les couples qui s'aiment sur le mode de l'échange de faveurs, les je-travaille-tu-gardes-les-gosses et les je-te-suce-tu-me-lèches. Les fils de pute qui ne tiennent pas à leur conjoint mais seulement aux avantages qu'il leur procure et à la plus-value de ce que ça leur coûte moins d'efforts que de rester célibataire. Ceux pour qui étreindre rime avec enchaîner, qui suivent le cursus honorum de comment qu'on se barricade au mieux l'un dans l'autre et vont insouciants poser leur cadenas sur le pont des arts. Toujours à compter s'ils en ont pour leurs centimes dans le négoce, prodigues en demandes et avares en réponses, collectionneurs de non-dits et d'arrière-pensées. Avec toi, je veux un amour qui crève de franchise, même si ça fait mal toujours dire à l'autre tiens je t'aurais voulu autrement, pour encore et encore se faire rabrouer la gueule à grands coups de ç'a jamais été à toi de décider de qui je suis, tu m'aimes comme je m'aime et tu ravales ton fond de porno mal cuvé. 

Êpouse - C'est bien autour de ces termes que nous nous sommes mis d'accord.

Rêveur - Sauf que cette truie m'a fait douter. Soudain je me suis dit : je l'aime. Et elle aurait pu être ma femme, si elle avait été humaine et vivante et si je l'avais rencontrée avant toi. Comme toi je t'aime parce que je t'aime, je l'aurais aimée parce que je l'aurais aimée. Sans raison. Parce qu'elle vibre à la même fréquence, parce qu'elle se tient à portée de caresse. À partir de là, tout s'estafiole : j'aurais bien pu aimer une autre femme vivante, tout aussi gratuitement. J'aurais pu en aimer deux. J'aurais pu les aimer toutes. Et les hommes aussi, puisque ça se fait. Et les bêtes, les arbres, les herbes, les roches. Les cendres des ancêtres et les enfants à venir. Les astres lisses et les microbes velus. Je pourrais rentrer chaque soir faire la bise à l'univers - chéri je suis rentré. Cet amour que je te donne, tu ne le mérites pas plus qu'autre chose. Il n'y a pas de mérite. Seulement des rencontres qui se produisent trop vite pour qu'on essaie de s'expliquer pourquoi donc on trouve des justifications comme on peut.

Êpouse - Tu peux aimer l'univers et avoir une femme, ça se pratique volontiers.

Rêveur - Mais moi, j'aimerais aimer une femme et avoir l'univers.

Êpouse - Tu es un peu petit pour l'univers ; il préfère les hommes à sa taille.

Rêveur - Pourtant, une femme, c'est tout aussi immense qu'un univers. C'est pour ça qu'elle est si difficile à aimer et si facile à avoir : posséder rapetisse, réduit à une fonction. J'aurais voulu ne pas t'avoir. Tu aurais peut-être été mieux en maîtresse.

Êpouse - Et la légitime ç'aurait été ?

Rêveur - Personne. Seulement une maîtresse. Rien qu'aimer. Ne rien avoir à soi que soi.

Êpouse - Parce que tu crois que tu t'as ?

Rêveur - Oui, tout à fait, je m'ai.

Êpouse - C'est donc que je ne t'ai même pas un petit peu ? Un tout petit peu ?

Rêveur - Un tout petit quand même. Personne n'est parfait.

Êpouse - Comment ça ? Tu aurais des défauts, toi ? Impossible.

Rêveur - Je confesse. Je tombe amoureux de toutes les cochonnes qui passent.

Êpouse - Mon pauvre petit pouls, qui ne sais pas faire la différence entre la chair et la viande. Tu as bien des yeux en face des trous : une femme et un morceau de jambon, ça ne se confond pas.

Rêveur - Je ne suis pas le seul à me tromper.

Êpouse - Bien déplorable, mais j'aurais espéré mieux de ta part. Je t'apprendrai, moi, ce que c'est qu'une femme. Une femme peut faire quantité de choses qui échappent à un morceau de jambon. Nous sommes des personnes, et pas des choses. On n'appartient pas à quiconque. On s'a.

Rêveur - Vous vous avez.

Êpouse - Exactement.

Rêveur - Mais puisque tu m'as un peu toi, tu es responsable de ce que je suis un peu moins une personne, et un peu plus une chose ?

Êpouse -  Oui. Matière complexe et houleuse. Mais rien ne presse : nous avons toute une vie pour creuser la question.

Rêveur - C'est vrai, nous sommes mariés.

Êpouse - Jusqu'à ce que la pneumonie nous sépare, oui. Ne me refais plus jamais le coup de la chambre froide.

Rêveur - Tu devrais essayer, ça te donne un coup de frais.

Êpouse - Fais-moi essayer, ça te donnera un coup de pied.

Rêveur - Vraiment, le froid remet les idées en place. Il aiguise les sens, on lutte, on se sent survivre.

Êpouse - Tu en parles comme un habitué.

Rêveur - Quand j'étais gamin, on avait un frigo dans la cave. Il était toujours plus ou moins vide. J'y passais mes après-midi. Sans rien faire, en boule dans le noir, juste à me concentrer sur le fait que j'étais là. Je suis là. Sans ça, sans la morsure du gel, je flotte. La chaleur assomme, fait fondre le peu de conscience qu'on a d'exister. L'âme est un liquide qui s'évapore à douze degrés.

Êpouse - Tu ne t'es pas enfermé à la chambre froide pour voir si je te retrouverais. C'était pour me fuir, moi et mes trente-sept degrés et demi.

Rêveur - Oui et non. La première fois que j'ai mis le pied dans un frigidaire, c'était au cours d'une partie de cache-cache. Au début, l'excitation d'imaginer les copains fouiller pour peut-être, peut-être me trouver me tenait. Chaque moment était un peut-être, une ouverture possible sur un monde plus chaud, plus coloré. Bien sûr, je me les caillais, mais pas assez pour me dégonfler : figure-toi la louse si on me voyait sortir de moi-même du fridge. Donc j'y suis resté caché. Dix minutes. Vingt. Jusqu'à ce que je comprenne que personne ne viendrait me chercher. On m'avait oublié. Les autres étaient partis goûter sans moi. Et au lieu de me sentir abandonné, pour la première fois j'ai compris ce qu'était la paix. J'étais presque déjà mort. L'orphelin dans le cercueil de glace. Le survivant dans la capsule spatiale, la fusée silencieuse direction les étoiles. J'aimais que le monde se résume à un pavé à peine aussi grand que moi. Je le remplissais de ma présence, je m'étalais sur les parois. Tout le reste était tombé dans le néant. Il n'y avait plus que le frigo et j'étais le frigo. J'étais tout. Enfin un univers à ma taille. Je ressortais glorieux, grandi, césar parmi ceux qui se contentent d'un grain de sable dans le désert. J'avais renoncé au rôle de petit poisson dans l'océan : j'étais le bébé dans l'eau du bain, plus que ça, le bébé dissout dans l'eau du bain jusqu'à devenir l'eau du bain qu'on jetait en se demandant où on avait foutu le bébé sans savoir que le bébé, on venait de le libérer au large. J'étais ce petit monde personnel et pour moi il n'y avait que ça de vrai : rentrer sortir moulé selon la cavité.

Êpouse - Rentrer sortir moulé selon la cavité.

Rêveur, en même temps - ... moulé selon la cavité. 

Un temps.

Rêveur - Je parle trop ?

Êpouse - Oui. Mais c'est normal, c'est le tout début, on en est encore à se découvrir des souvenirs d'enfance. Bientôt, tu m'auras tout dit, je t'aurais tout dit, et on n'aura plus rien à révéler. Plus rien qu'à jouir de la présence l'un de l'autre, et savoir qu'il nous connaît par cœur sur le bout du bout des doigts, tellement qu'il sait ce qu'on pense sans qu'on ait besoin de bouger la langue. Alors il n'y aura plus de mise à jour, plus de parole en l'air du quotidien qui file, rien que la concorde infinie de deux âmes imbriquées, synchrones, épousées. Alors nous n'aurons plus de langue, il nous aura poussé une autre langue invisible qui parle sans rien dire et formule sans énoncer.

Rêveur - Tu nous trouves si lézards que ça, pour que notre langue ait la bonté de repousser ?

Êpouse - Tout repousse, dans le corps. Les cheveux, les ongles, la peau. Les dents de lait.

Rêveur - Oui, mais les entrailles ?

Êpouse - Même elles. Un cœur brisé, tu crois que ça repart comment ? Avec de la glu ? Non : il en pousse un nouveau. Les intestins, pareil : on en a toujours quatre ou cinq mètres de rechange.

Rêveur - Et les yeux ?

Êpouse - Vrai, tu m'as eue. On n'a que deux yeux. Une chance qu'on n'embrasse pas avec.

Rêveur - Tu y crois vraiment toi, que ...?

Êpouse - J'y crois. Le jour venu, quand on se sera tout dit, on s'embrassera comme de coutume, et nos langues de lait s'entrelaceront. Elles se noueront si serré qu'on aura beau faire qu'il faudra les arracher. Elles auront scellé leur serment, se tortilleront d'extase par terre dans une flaque de bave, et glisseront dans un coin tranquille quand on aura le dos tourné.

Rêveur - Tu es sûre que ce n'est pas un mythe ? Que quelque part sur terre des amants sont parvenus à se taire ?

Êpouse - Sûre. Et je ne t'aurais pas épousé si je ne nous avais pas crus capables d'y arriver.

Rêveur - Tu estimes qu'il te reste encore beaucoup ?

Êpouse - À ?

Rêveur - Me dire.

Êpouse - Tant. 

Rêveur - Et on peut s'aimer correctement, même si causants ?

Êpouse - Aimons-nous bavards, puisqu'il le faut.

Rêveur - Fi les amants siamois par la langue.

Êpouse - Fi les amants siamois par la langue. On verra ça pour la suite.

Rêveur - On verra ça pour la suite.

Ils s'embrassent. Patientent quelques secondes au cas où leurs langues voudraient se nouer maintenant. Se détachent. Le Rêveur grimace.

Êpouse - Qu'est-ce qu'il y a ?

Rêveur - Ton haleine... elle est fade. C'est le milieu de la nuit ; elle devrait être chargée. Tes mains : tièdes. Et ce goût de fumée et de déjà-vu perverti. Quelque chose cloche. Ça ne s'est pas passé comme ça. Pas aussi doux, pas aussi lisse.

Êpouse - Tu te plains parce que la conversation prend une trop belle tournure ?

Rêveur - Cette nuit-là, il y avait dans les mots que j'ai dits des vérités dures et cruelles. Mon Épouse ne les avait pas gobées si docilement. Nous nous sommes disputés. Cris, vaisselle brisée, les voisins qui gueulent de la fermer. Tu n'es pas douée, comme amadoueuse. Qui es-tu ?

L'Êpouse tente d'entraîner le Rêveur vers un tas de fripes où faire l'amour. 

Êpouse - Qui que je sois, il n'y a pas de mal à se vouloir du bien.

Rêveur, la repoussant - Qui es-tu pour usurper l'Épouse de mes souvenirs ? Pourquoi l'aplanir ainsi ? Je l'aime telle qu'elle est, acide, acerbe, aztèque qui arrache les cœurs à la pelle.

Êpouse - Cette forme te déplaît ? Tu as fini par te lasser de l'image de ton Épouse ; elle n'est même plus bonne à faire bander tes rêves humides ? Tant pis, puisque tu tiens tant à la vérité, prends-la dans la gueule, que ça te recale l'arrogance !

La projection des souvenirs heureux cesse. L'Êpouse tonitrue d'un rire sadique tandis que gonfle sa robe démesurée. Des feuilles mortes et fleurs fanées gerbent sur elle. Le mascara coule à flots sur les joues, les épaules, les seins. Une nova de paillettes gicle de l'entrejambe, elle trébuche et sanglote : la Fée s'extirpe serpentine hors des couches bouffantes de la robe. Costume flashy de salope honorable, de matrone matracable, de souillon proprette qu'on houerait avec un respect obscène. Le Rêveur recule, érection en mire, terreur peinte au front : ses yeux éclatent. L'effet du souvenir s'est estompé : il est aveugle à nouveau.

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