3. Brîsées
3. Brisées
Charpentier, Épouse, Docteur, Rêveur
Poutre
L'Épouse profite que le Charpentier soit distrait par la Poutre pour sortir de sa cachette. Le Docteur tente de la retenir, échoue, la suit.
Épouse - Domaine des créatures inoffensives mon cul !
Docteur - En théorie, ç'aurait dû, oui... La psyché de votre mari dépasse en détraquement les cas les plus tordus qu'ait répertoriés le Professeur. Mauvaise augure, si les corrupteurs sont capables de se balader en plein jour, et s'il faut se méfier même de la lumière.
Épouse - C'est le festival des bonnes nouvelles dites-moi.
Docteur - À ce compte, c'est à se demander la puissance de ce qui gît dans les puits noirs...
Épouse - Oui.
Docteur - Les secrets alchimiques gravés sur le sillon du délire...
Épouse - Merveilleux, et si on pouvait...
Docteur - La forge des mondes miellant son magma dans le noyau de l'âme...
Épouse - D'accord, donc vous prévoyez de juste pas vous arrêter.
Docteur - Les titans endormis dont la peau sert aux peuples de pays, les armées atlantes aux épées d'orichalque, les légions infernales en armure d'antimoine, les mines philosophales aux gobelins ricanants, les légendes de dix millénaires compactées dans un crâne... Tout ça à portée de vue, pour la première fois observable, qualifiable objectivement, cent générations d'ésotéristes enfin reconnus à leur juste valeur. Rendez-vous compte de l'inouïtude de pareille opportunité, Madame ? Madame !
Pendant ce temps, l'Épouse époussète la sciure du Rêveur et tente de le mouvoir, sans autre effet que s'écharder beaucoup les doigts. Le Docteur l'aperçoit au moment où elle fait levier de tout son poids.
Docteur - Mollo, vous allez le rompre en deux. Il est tout comme de bois désormais, et raciné contre les nœuds du sol.
Épouse - On ne peut pourtant pas le laisser à la merci du Charpentier.
Docteur - C'est sans doute le moins pire du lot ; il ne pourra pas le blesser plus qu'il ne l'a fait.
Épouse, coup d'œil vers la Poutre étripée - Vous croyez ?
Docteur - Il lui est bien trop précieux.
Épouse - Vous n'allez tout de même pas proposer qu'on parte en quête des yeux sans lui ?
Docteur - C'est impossible, pour deux raisons. D'abord, parce que le Rêveur sert de clef de voûte à la charpente : il verrouille l'entrée du gouffre où sont vraisemblablement dégringolés les globes. Aussi, même si la voie était libre, ça ne nous servirait à rien : ce monde se matérialise à partir de sa tête. On ne peut donc aller nulle part sans lui.
Épouse - Vous êtes en train de dire que si on s'éloigne trop de lui... ?
Docteur - Nous serons désincarnés, perdus dans une longueur d'onde inaccessible aux mortels. Ou bien nous cesserons d'exister.
Épouse - Comme c'est charmant, et vous en avez d'autres, des effets secondaires du têtoscope ?
Docteur - Probablement, c'est expérimental encore une fois.
Épouse - J'avais cru comprendre ça.
Docteur - Toujours est-il qu'il est impératif de trouver un moyen de dépoutraliser votre mari. Le Charpentier lui a fait boire du terreau, peut-être qu'en lui faisant boire quelque chose d'humain, un soda par exemple...
Épouse - Qu'est-ce qui vous fait dire qu'un soda soit particulièrement humain ? Vous vous sentez plus humain après en avoir bu ?
Docteur - C'est pas particulièrement poutre non plus.
Épouse - C'est donc ça la rigueur scientifique.
Docteur - Moquez-vous.
Épouse - Et j'imagine que vous en avez apporté avec vous, pour au moins tester ?
Docteur - Non.
Épouse - Miséricorde, dire que notre salut ne dépendait que d'une pauvre canette, et que vous n'avez même pas pensé à ça. Franchement, Docteur, vous me décevez.
Docteur - Ça vous amuse, de raconter n'importe quoi ?
Épouse - Et vous, ça vous amuse, de proposer d'asperger du coca sur mon époux pour le sauver d'un sortilège occulte lancé par un psycho-démon ?
Docteur - Nous ne sommes pas exactement en terrain documenté, si je puis me permettre. Je soulève des hypothèses.
Épouse - Désolée. Désolée. Chacun fait comme il peut pour gérer ses problèmes de double auto-éborgnement conjugal.
Docteur - Est-ce qu'on peut vraiment parler d'éborgnement double ? Je veux dire, s'éborgner double ça signifierait perdre un œil deux fois, et là votre mari a plutôt perdu deux yeux une fois.
Épouse - Vous le faites exprès ?
Docteur - Pardon. Déformation professionnelle.
Un temps.
Docteur - Vous avez une meilleure idée ?
Épouse - Que le soda ?
Docteur - Oui. Que le soda.
Épouse - Une meilleure idée ? Je suis pas sûre que ce soit possible.
Docteur - Bon, on va pas passer dix ans sur...
Épouse - À quel moment c'est la première chose qui vous vient ? Enfin, vous avez le cerveau retourné dans quel sens pour penser à ça en premier ? Parmi toutes les possibilités que...
Docteur - Bon !
Épouse - Oui, d'accord !
Un temps.
Épouse - Le Charpentier est censé être quelqu'un de raisonnable. On pourrait essayer de le convaincre...
Charpentier - Me convaincre de quoi ?
Sursaut. Il s'est faufilé entre eux en douce pendant la dispute.
Charpentier - Je vous prie de m'excuser, j'avais cru comprendre qu'avec vous, il était plus poli d'épier les conversations dans le dos avant de se manifester. Allons, puisqu'on parle de moi, il faut bien voir ma queue.
Épouse - Étonnamment formulé.
Charpentier - Alors ? Ce dont vous vouliez me convaincre ?
Docteur - De ce qu'il faut libérer le Rêveur. Sinon, ses yeux resteront coincés dans son esprit, et il en mourra. Cet argument devrait vous suffire : si le Rêveur meurt, nous partons tous avec.
Charpentier - Tu es bien présupposant pour un homme de science, mon ami : qui te dit que les yeux ne sont pas allés là où ils devaient se rendre, dans une gaine secrète au centre de la tête ? Quant à partir, c'est bien ce que nous voulons éviter : car nous avons une fine connaissance de l'endroit où l'on va quand il faut rendre les clés du corps, et ça n'est vraiment pas pour notre compte. Au contraire, rien n'égalerait les dégâts que causeraient les retrouvailles entre le Rêveur et ses yeux. Grâce à ce don qu'il a reçu d'envoyer ses yeux en mission, il a été témoin de toutes les perspectives extérieures, parcouru les contrées intra- et extra-terrestres. Ces explorations l'ont peuplé de races nombreuses et fécondes. Seulement, il ne s'est jamais vu en lui-même : s'il y retrouve la vue, il prendra soudain conscience des colonies qu'il héberge à son insu. Imaginez-le comme le commandant d'un navire : il a toujours vogué fièrement, évitant les récifs grâce à sa fidèle longue-vue. Et soudain, ce capitaine range sa longue-vue, décide de visiter son navire, des ponts jusqu'aux cales. Alors, il réalise qu'il ne peut pas bouger, il est rivé à l'avant comme une figure de proue. Tout lui apparaît avec une lucidité insoutenable : il n'a jamais été le capitaine : il n'a toujours été que le bateau. Il ne décide rien, ne veut rien, n'a ni force, ni caractère propre, aucun fond, aucune âme vraiment, simplement une carcasse mue par les courants et l'effort de son équipage anonyme, en attendant la dernière lame de fond qui le fera sombrer.
Épouse - Ce serait vous, le capitaine ?
Charpentier - Oh non, moi, je ne suis que le gouvernail. Les mains dont je dépends sont autrement plus habiles que mes calleuses paumes de bricoleur. Vous ne pouvez rien pour lui : le Rêveur ne s'appartient pas, mais ne doit jamais l'apprendre. Et s'il ne peut plus être ignare, autant qu'il reste aveugle. Il en va d'innombrables vies.
Épouse - Ce que vous dites...
Charpentier - ...est difficile à gober, j'en conviens. Surtout pour qui a été éduqué à indexer la valeur sur la vie humaine. Comme quoi toutes les vies humaines se vaudraient ; mais c'est faux : certains humains sont creux comme des bulles, d'autres sont des villes comme votre mari. Comme quoi une vie humaine vaudrait plus qu'une autre forme de vie ; mais c'est faux : parfois, il vaut mieux tuer des millions d'hommes pour en sauver un seul, car en lui cohabite une entité divine, une race en voie d'extinction, ou un trilliard de bêtes. C'est pourquoi je n'ai aucun scrupule à le tenir enfermé ici, comme j'ai sacrifié d'autres créatures avant lui, et comme j'en boiserai encore après. Le jeu en vaut la chandelle.
Épouse - C'est insensé.
Charpentier - Il faut vivre à son échelle, pensez-vous. Dans son petit entre-soi, à refuser de dévorer la chair humaine, rechigner à dévorer la chair animale, mais déchiqueter volontiers la chair végétale, sous prétexte que ça ne souffrirait pas, simplement parce que vous n'avez pas les bonnes oreilles pour entendre hurler le bois. La vérité, c'est que si vous voyiez tout, vous verriez qu'on ne crée pas sans détruire, qu'on naît taché, qu'on meurt taché, que rien ne lave vraiment, qu'il n'y a aucune pureté, seulement un simulacre de pureté, qui se base sur l'ignorance et l'aveuglement. Il n'y a que ce que l'on n'a encore jamais vu qui peut être blanc. Alors retourne, retourne à tes œillères personnelles que tu appelles être raisonnable : en attendant, je serai celles du Rêveur.
Épouse - Si vous voulez tant son bien, pourquoi vous a-t-il accusé de le torturer dans ses cauchemars ?
Charpentier - Il arrive aux songes d'être révélateurs.
Épouse - Donc vous l'avez torturé ?
Charpentier - Si c'est ainsi qu'il décrit l'état d'entravement où je suis tenu de le maintenir... Je ne dis pas que ce ne soit pas douloureux. Je ne dis pas que ce n'ait rien de jaunement drôle non plus.
Épouse - Vous exploitez ses peurs...
Charpentier - Eh bien oui, si c'est la meilleure façon d'endurcir mon emprise, et qu'il n'aille pas se découvrir imprudemment. Et les humains se font très bien à l'exploitation.
Épouse - Vous êtes menteur et manipulateur, j'ai bien saisi comment vous avez procédé avec lui.
Charpentier - Évidemment que tu as bien saisi. Nous sommes dans le même camp. Je te connais bien : c'est très-raisonnablement qu'il t'a épousée.
Épouse - Qu'est-ce que vous sous-entendez ?
Charpentier - Ce que tu sur-entends, ma puce.
Le Charpentier passe sa main sur le menton de l'Épouse.
Épouse - Arrêtez, vous n'êtes pas comme lui, vous n'avez rien à voir !
Charpentier - Ah oui ? Et pourtant, nous avons les mêmes intérêts, la même nécessité de saboter ses cabotinages. Tu suis ? Ça sonnerait drôlement dommage si, après que tu te sois démenée à le libérer, le Rêveur ne trouvait pas mieux à faire que de crapahuter dans le gouffre. Oh, les dangers mortels, les créatures anthropophages, tout ça au fond tu t'en fous. Qu'il se fasse recarreler la gueule à coups de crocs par le Monstre, ça t'est bien égal. Non, ce qui te gêne vraiment, c'est qu'en seule guise de merci, il aille se taper la Fée. Qu'il aille te tromper dans sa propre tête : eh, beau dilemme, qu'en penses-tu, est-ce que fantasmer c'est tromper ? Et coucher avec son fantasme fait chair ? Mh, ça se corse. Au final, il vaudrait peut-être mieux qu'il reste là bien sagement à siéger dans sa tête, comme nous l'avons toujours maintenu. Plus bas, c'est dangereux. Le cœur, passe encore, c'est limite. Dessous ? Non, faut pas déconner : reste au chaud, mon pouls.
Le Charpentier caresse l'alliance sur l'annulaire du Rêveur. L'Épouse reste sans voix.
Charpentier - Allons, petite Épouse. Sois raisonnable. Tu le fais si bien.
Le Docteur poignarde le Charpentier dans le dos avec sa propre scie.
Docteur - Essaie de rire jaune maintenant, fils de pute.
Épouse - Qu'est-ce que vous avez fait ?
Docteur - Vous voyez bien qu'il était en train de vous convaincre.
Épouse - Et... et s'il avait raison ?
Docteur - C'est bien ce que je dis. Au moins maintenant il sait de quel bois on se chauffe.
Charpentier - Hilarant.
Des Nuisibles les caillassent de charbons, les saupoudrent de cendre et de suie. Bruit de générateur qui flanche, les projecteurs faiblissent. Séisme : les tours de kapla s'éclaboussent. Le Charpentier sanglote et glousse dans un troublant mélange d'émotions.
Épouse - Je crois que la charpente n'apprécie pas trop votre trait d'humour.
Docteur - Vous y croyiez réellement, vous, à son bidonnage de ce qu'il aurait des espèces de bourses dans le cerveau pour accueillir ses yeux ?
Épouse - Ça vous semblait plus naturel qu'ils y aient pénétré spontanément ?
Charpentier - Mon œuvre... La grande bâtisse et le champ des souches tombées du ciel...
Un Nuisible le traîne dans la dune où il redevient lui-même nuisible.
Docteur - Il est plus scientifiquement probable que ses mirettes soient en train de lui perforer une galerie dans l'occiput, d'où l'état de notre environnement.
Épouse - C'est le même scientifiquement probable que votre hypothèse du soda ?
Docteur - Arrêtez avec ce soda !
Épouse - Et si notre environnement s'écroule, c'est peut-être parce que vous venez de tuer le Charpentier !
Docteur - Je n'aurais pas eu à le tuer si vous n'étiez pas sur le point de pactiser avec lui ! Il nous faut explorer plus bas, sans quoi nous ne sortirons jamais.
Épouse - Mais dites-moi, qu'est-ce que vous en avez à carrer de retrouver ces yeux, dans le fond ?
Docteur - C'est vous qui êtes venue me chercher.
Épouse - Est-ce que ce qui vous intéresse vraiment, ce serait pas plutôt la fouinerie, avec votre long pif de fouinard ? Hein, être le premier à visiter des têtes ! Terrain non documenté, vous voulez poser un drapeau ? Ou pisser un coup, peut-être, ça marquera votre territoire ! Espèce de voyeur d'âme !
Docteur - Madame...
Épouse - Je suis pas ta dame ! Casse-toi !
Secousse : la charpente cède. Tous s'écroulent. Noir.
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