2. Côpeaux
DEUXIÊME STRATE : LA CHARPENTE
2. Côpeaux
Charpentier, Rêveur
Poutre
Les Nuisibles inoccupés construisent des tours de kapla tout au long de la scène.
Le Charpentier s'en retourne déçu. Grimace laisse entraperçoir ses dents pourries. Doboltec sur le Rêveur, émerveille, manipule comme une machine de bois.
Charpentier - Han, en voilà un auguste rondin. Pavais vu ça depuis lurette. Tout pleinement cintré, mais un peu voussu sur la colonne, ça mériterait de se gruter un poil à l'arrière. Oscillateurs performants. Boulons bien gondés. Moellons enchâssables.
Rêveur, recevant une claque sur les fesses - Laissez-moi !
Charpentier - Et ça parle en plus ! Morguienne, jamais vu un arêtier aussi bien déversé.
Rêveur - Que me voulez-vous ?
Charpentier - Du bon, du bien ; cesse ces tremblotis.
Rêveur - Où suis-je ? Qui êtes-vous ? D'où vient que je crâme rouge d'une lumière que je ne vois pas ?
Charpentier - Calmos, Sueñorito, tu es en sécurité ici, je m'occupe de tout. Je suis le Charpentier.
Le Charpentier tend la main pour serrer celle du Rêveur, qui ne la tend pas en retour, étant ma foi aveugle ; le Charpentier s'en saisit donc pour l'amener dans la sienne et accomplir le serrage de pince réglementaire.
Charpentier - C'est normal d'avoir mal. Tu as dû tomber de haut, ça cabosse. La lumière d'ici te détartre en profondeur, vient chercher les mycoses insidieuses et les fait suppurer par tous les pores. Respire profond, là, là, bientôt tu n'auras rien à sentir que la quiétude d'une sûreté parfaite. Tu seras enfin soutenu, soutenant, intégré sans médiation dans la mécanique réglée d'un système. Personne ne te blâmera plus de rien ; personne n'attendra plus rien de toi qui dépasse ta fonction. Tu seras à ta place, à jamais déterminé et défini. J'ai de grands plans pour toi.
Rêveur - Qu'est-ce que vous êtes, une espèce de Dieu ?
Charpentier - Non. Rien que l'horloger qui veille dans le creux du front, le cerveau de l'affaire, l'huileur du mental qui planifie l'avant de l'après et trie le nécessaire du dispensable. Je ne peux rien créer, les éléments extérieurs m'arrivent chaotiques par bribes incomplètes, par vagues éclectiques. Je regarde impuissant tomber du ciel troncs tordus, rameaux bouffants et bûches lépreuses. Ma seule œuvre, c'est l'ordre. J'écrase les morpions cachés dans le feuillage, j'élague les branches, je tresse les brins en fagots. J'obtiens ainsi madriers, planches et parquet, que j'incorpore à la grande charpente. La très-consciente et très-raisonnante charpente ! La lisse, l'impeccable, la sans-écharde ! La toute lumineuse désertée des ténèbres !
Rêveur, n'ayant aucune idée de la direction désignée - Où ?
Charpentier - Tu marches dessus, là, là, partout ! Voilà mon ouvrage, la grande bâtisse et le champ des souches tombées du ciel.
Le Rêveur se tient la tête, abasourdi.
Charpentier - Gueule de bois un peu ? Tiens, pompe, ça te reverdira les pointes.
Le Charpentier donne au Rêveur un gobelet de terreau planté d'une paille. Le Rêveur suce assoiffé, recrache.
Rêveur - Z'êtes pas cinglé ?
Charpentier - Jute, je te dis, tu te sentiras mieux.
Rêveur - Vous me prenez pour quoi, à bouffer de la terre ?
Charpentier - T'échauffe pas trop vite, brindille, tu vas prendre feu.
Rêveur - Comme un buisson ardent ? C'est vraiment la première chose à laquelle je vous fais penser : un buisson ?
Charpentier - Non, t'es bien trop travaillé pour ça. Chu déjà ciselé, gargouille en fronton, carrure bisarchée tapissée congrûment : du pain bénit d'ébéniste.
Rêveur - J'ai l'air d'une commode ?
Charpentier - Commode, ça tu l'es pas, pour sûr. Mais cesse de prétendre que tu n'as pas ta place dans la charpente. Regarde-moi ça : un stère entier d'écorce chaude, tendre et pure.
Rêveur - Vous êtes cinglé.
Charpentier - Oh, ça va, tu vas pas me faire le coup du vrai petit garçon, toi aussi. C'est pas parce que t'es taillé comme un homme que tu sors de l'ordinaire des pantins qui me sont tombés. L'en faut toujours un qui la ramène sur comme quoi la chair, ça ne bâtit pas si dur, qu'il vaut mieux la laisser carapater libre. Conneries ! La viande n'est rien que le bois des bêtes comme l'ébène est le bois d'ébénier.
Rêveur, chuchoté - Des beignets ?
Charpentier - Pas d'échappatoire : si tu es venu, il était déterminé qu'une place se tienne pour toi où rester. Il existe une enfonçure en forme de toi quelque part. Un vide à combler, un vitrage à doubler. Tu seras l'ultime addition au grand'oeuvre, la dernière barricade, la clef de voûte. Fige-toi, tige. Je couperai tout ce qui dépasse.
Le Rêveur gesticule dans un vain effort de fuite. Un sac de sciure humide dispersé sur lui. Trois ou quatre fois encore, à chacun il se végétalise un peu plus. Statufié. Articule avec peine.
Charpentier - Vois comme tu es beau ! Tête d'étrave de la caravelle, n'y a rien à trancher, rien à greffer : une prouesse de simplicité, de netteté, de tout d'un bloc ! Demeure, ami : l'éternité te siéra bien.
Fausse sortie.
Rêveur, foudroyé d'une réalisation - Toi ! Attends ! Et si ma viande n'était pas si parfaite que tu prétends ? Si elle était assez corrompue, tu la trierais parmi ceux que tu laisses partir ?
Charpentier - Oui.
Rêveur - Alors laisse-moi te prouver que je ne servirai de rien à la charpente.
Charpentier - D'accord, mais garde : pas d'entourloupe. On ne peut pas me tromper à ce petit jeu-là.
Rêveur - Je te suis arrivé incomplet : j'ai perdu les yeux.
Charpentier - Tu es sûr d'avoir perdu les yeux ? Il me semble pourtant que tu es complet ainsi, que tu es fait pour ne pas voir, et que tu ferais bien de rester sur ta poutre.
Rêveur - Je suis venu les chercher, c'est comme ça que je suis arrivé ici, où une lueur inéluctable embrasse toute chose. Pourtant, quand je me concentre sur ce que je vois, je baigne dans une brume obscure où parfois se dessine un contour. Mes yeux sont ici, mais plus bas, je les sens qui me tirent vers le sol. Il y a un ailleurs insondable par-delà la charpente.
Charpentier - Tu dis faux, Rêveur : il n'y a rien.
Rêveur - Alors d'où te vient cette obsession de maçonner une digue hermétique ? Hermétique à quoi ? Et où jettes-tu les parts pourries du bois qui t'arrive ?
Charpentier - Je les brûle, et c'est de là que pleut la lumière qui te mord.
Rêveur - Tu dis faux, Charpentier. Tu me mens depuis le début : tu sais que je suis le Rêveur, tu sais ce que je cherche, et que je viens rouvrir la brèche vers les profondeurs. Tu as toujours été là. Juste là.
Le Rêveur désigne son front.
Charpentier - Enfin tu te souviens.
Rêveur - Tu as émergé des bas-fonds, je t'avais donné pour mission d'ériger un squelette infrangible pour ma tête. Mais tu es allé trop loin, tu as appris à coudre des murs par-delà la charpente, des murs sans tache pour dissimuler l'ombre et l'impur. Je m'y suis laissé berner. Tu m'as vaincu. Il y avait cette salle, durant mes paralysies du sommeil. Je me sentais comme cloué à un pilier. Pendant des heures, des tortures sans nom. Vous riiez, vous étiez plusieurs. Ça puait la mort. Car tu ne brûles rien, les fonges et les vermines, tu les stockes dans les succursales de la bâtisse. Tu les laisses putréfier, fermenter, tu récoltes les moisissures et tu t'en nourris. Tu es né pour combattre mes angoisses, tu as lutté vaillamment, mais au moment de les achever, tu t'es aperçu que tu mourrais si je n'avais plus rien à craindre. Plus mes névroses enfleraient, plus tu deviendrais puissant : tu les as sciemment cultivées.
Charpentier - Tout ce que j'ai fait, je l'ai fait pour te protéger.
Rêveur - De quoi ?
Charpentier - Tu ne peux plus t'en souvenir, j'ai tout occulté, à raison : il y a là-dessous des choses qu'il ne faut pas approcher même en rêve.
Rêveur - Que sont partis chercher mes yeux ? Tu le sais.
Charpentier - Rien.
Rêveur - Qu'est-ce que c'est ?
Charpentier - Rien !
Rêveur - Tu dois me le dire !
Charpentier - Tais-toi !
Rêveur - Qui est-elle ?
Charpentier - Elle ? Tu sais donc...
Rêveur - Je ne sais rien, je n'ai que pressenti, qu'eu l'intuition de la femme qui me comble, la femme qui me caresse à l'orée du cervelas. Une femme à peine femme, qui brille et fuse et flotte comme un fantasme.
Charpentier - La Fée.
Rêveur - Oui, c'est elle que mes yeux sont partis chercher. Je dois l'atteindre. Elle aussi, elle était là, dans mes cauchemars ?
Charpentier - Ils étaient tous là.
Rêveur - Qui, tous ? Qu'est-ce que vous êtes, à la fin ? Des démons ? Des djinns ? Des elfes-machines ?
Charpentier - Il est préférable que tu ne le saches jamais.
Rêveur - Pas fini la langue de bois ?
Charpentier - C'est vrai : nous n'avons que trop tardé. Tiens bon désormais, maintiens-toi, droit, fixe, juste.
Rêveur, larmoyant de sang - On n'a que deux yeux.
Le Charpentier applique sa main sur le front du Rêveur, qui se tétanise tout à fait en un souffle rauque. Un nuage de sciure s'élève.
Charpentier - C'en fait déjà deux de trop.
Des Nuisibles poursuivent la Poutre, qui s'écroule rampant non-loin de là.
Poutre - À l'aide !
Charpentier - Holà, où-tu crois aller, toi ?
Il menace le Nuisible, qui disparaît. Prend la Poutre sur l'épaule, la pose dans son atelier sur la dune, où il la travaille : scie, marteau, et livrées de tripes violacées qui coulent.
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