1. Secours

1. Secours
Épouse, Docteur, Rêveur

Lumière tamisée de nuit pavillonnaire. La scène est délimitée par un arc de longs manteaux où songent les nuisibles. Au centre, le rêveur reste impassible. En peignoir & chaussons. Des cotons sanguinolents recouvrent ses paupières. L'épouse et le docteur sont cachés de part et d'autre du public. Elle porte une veste hâtivement enfilée par-dessus son pyjama. Lui somnole en T-shirt & caleçon, stéthoscope vissé sur les épaules. Soudain l'épouse frappe de grands tocs tocs, et tonne des éhos à loisir.

Épouse : Ouvrez ! C'est mon mari, il a perdu la vue.

Docteur, qui s'éveille : Si tard ? M'fin, pas une heure pour s'éborgner, dites !

Épouse, rejoignant le médecin : Des deux yeux, docteur, des deux !

Docteur : D'un coup ? Avec quoi se les est-il donc crevés ?

Épouse : Pas crevés, disparus, comme ça d'un coup.

Docteur, en homme qui sait de quoi il en retourne : Roulés hors des orbites.

Le docteur enfile sa blouse blanche et entre d'un pas franc sur scène, mené par l'épouse. Il commence à ausculter le rêveur.

Épouse : Non, j'ai cherché partout, même panossé jusque sous le sommier, rien.

Docteur : Quel âge a-t-il votre mari ?

Épouse : Oh, jeune, jeune à tous les endroits qu'il faut, mais ses yeux, ouh, vieux comme un paquet de craie. Il les aurait volés aux statues des musées que j'en sursauterais même pas.

Docteur : Poudreux ou non, ils ont bien dû glisser quelque part, s'incruster dans un joint de plinthe, fondre dans le creux d'un radiateur, que sais-je !

Épouse, secouée de sanglots : Je sais pas, j'ai cherché partout je vous dis.

Docteur : Bien, procédons méthodiquement, où avez-vous vu ses yeux pour la dernière fois ?

Épouse : Mais dans les trous, bien vissés dedans !

Docteur : Donc vous les avez vus sauter ?

Épouse : Non, j'ai penché la tête en arrière, juste un instant, et quand j'ai relevé la nuque, il était aveugle. C'est que nous faisions l'amour, et...

Docteur : Ah ! Et sans protection !

Épouse : Oh, docteur, après cinq ans de mariage, la protection, comprenez...

Docteur : Vous connaissiez les risques encourus. Avec les secousses, s'ils sont trop lubrifiés, les yeux ne tiennent plus dans leur gaine. Vous auriez dû faire comme tout le monde et porter un cache, voire des lorgnettes de contention. Mais monsieur n'en fait qu'à sa guise...

Épouse, qui peu à peu se laisse emporter par la sensualité, enlace son époux jusqu'en oublier le docteur : Ne le blâmez pas, c'est moi qui lui ai demandé. Je sais comme il est, s'il ferme les yeux pendant l'amour, il part dans ses pensées, et reste à songer jusqu'au lendemain. Mais quand il m'embrasse les yeux ouverts, je le sens qui m'emplit de toute une forêt d'animaux, et les rêves qui l'agitent, je les vois se refléter dans le marbre de sa pupille. En un souffle je suis poursuivie par un cerf, un renard, un ours, toutes ces sueurs bestiales qui me gouttent là au fond. Non, ses yeux n'ont pas sauté en dehors, j'en suis sûre, cent fois ils en auraient eu l'occasion auparavant. Ils ont disparu, disparu tout de bon.

Docteur : Mais c'est bien sûr ! Au cours d'un stage chez un oculiste occultiste, j'ai rencontré un cas similaire. Votre mari n'a pas perdu ses yeux, ce sont ses yeux qui l'ont perdu. Ils ont fait volte-face, retracé à contre-sens le chiasme optique et pataugent désormais dans les sinuosités de la cervelle, en cherchant désespérément le chemin du retour.

Épouse : Sa tête n'est pas bien grande, ils finiront nécessairement par revenir à leur place.

Docteur : D'ici là, ils auront fichu un tel remue-ménage dans les méninges que vous pourrez dire adieu à sa conversation. Non, il faut trépaner à la base du crâne...

Le médecin s'empare de la perceuse que lui tend le nuisible le plus proche, creuse la tête du rêveur, laisse tomber quatre vis, enfin il jette un rond de jambon qui atterrit avec un splotch paragoûtant. L'épouse jappe d'effroi.

Docteur : ... et appâter les yeux avec une image désirable.

Il place l'épouse à l'arrière du rêveur. Elle s'évanouit.


Transition

Les nuisibles mettent en évidence la cavité rouge à l'arrière de la tête du rêveur.

Nuisibles : Désormais le rêveur a un trou dans la tête,

S'en échappe un embrun qui résonne et entête,

Où se matérialise avec un poids nouveau

Le bien étrange drame enclos dans son cerveau.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top