DECEMBRE - CHAPITRE DIX-SEPT
Un rebelle est celui qui ne réagit pas contre la société. Il observe et comprend tout le manège et il décide simplement de ne pas en faire partie.
Osho Rajneesh
*
Créa était nerveuse et elle avait faim. Entre les bruits de Crocs sur le sol en gomme et le défilé de blouse blanche, son esprit ne pouvait se débarrasser de la peur et la gêne qui l'enveloppaient depuis qu'elle avait franchi les portes de l'hôpital.
Quelques jours plus tôt, alors qu'elle commençait doucement à s'habituer à son nouvel habitat, elle avait reçu un appel étrange. Un rendez-vous avec le psychiatre lui avait été donné, sans qu'elle n'en sache vraiment la raison. Elle ne connaissait même pas ce médecin.
Ce matin, Créa avait alors pris le métro jusqu'à l'arrêt du centre hospitalier et marché, hésitante, en affrontant les bourrasques de novembre.
Elle se tenait, à présent, assise dans un couloir qui servait de salle d'attente. Son ventre ne cessait de rugir et elle essayait vainement de le contrôler. Elle avait négligemment étendu ses pieds devant elle et fixait ses baskets bleues, nouées par des lacets blancs. Elle commençait à trouver le temps long lorsque deux petites jambes d'enfants vinrent les bousculer.
Un jeune garçon d'une dizaine d'années la fixait apeuré et à la fois amusé. Son crâne rosé laissait apparaître un duvet blond encore trop fin pour être appelé cheveux. Les cernes de ses yeux contrastaient avec son sourire angélique et, aussitôt, la jeune fille lui sourit en retour.
Une fois que leur contact visuel fut coupé, il déguerpit du couloir à toute vitesse pour s'engouffrer dans une des chambres du service pédiatrique. Un lourd grondement s'échappa du ventre de Créa et, au même moment, la porte du bureau du docteur James s'ouvrît.
« Merci d'être venue, je suis le psychiatre de Jordan », l'accueillit-il en lui tendant une ferme poignée de main.
De grands murs peints d'un marron clair, semblable au reste de l'hôpital, surplombaient un bureau en acier. Créa s'assit sur l'un des deux sièges se tenant de part et d'autre de ce celui-ci. Elle croisa les jambes, puis les décroisa et les croisa à nouveau, jusqu'à qu'elle ne sut plus quoi faire de son corps maladroit. Chacun de ses mouvements semblaient être analysés et interprétés par le regard expert du psychiatre.
« Vous savez, commença-t-elle, je n'ai plus vraiment de nouvelles de Judi.
— On n'est pas ici pour parler de lui », lui annonça-t-il aussi cordialement que possible.
La jeune fille comprit avant même qu'on lui explique.
« Il m'a demandé de vous contacter, car il pense que vous avez des soucis en ce moment.
— C'est légal, ça ? demanda-t-elle sans le laisser finir. Je veux dire, piéger quelqu'un pour qu'il aille consulter.
— On ne fait que parler ici, Crépuscule. Je ne vous oblige à rien. »
Son ventre grogna dans le silence qui suivit.
« Qu'entendait-il par soucis ? »
La jeune fille haussa les épaules en pinçant les lèvres.
« Peut-être le fait que j'ai raté mon premier semestre. Mais ce n'est pas grave, ça arrive à tout le monde. »
Le médecin esquissa un sourire en hochant brièvement la tête.
« Et, si on parlait de la raison de votre échec aux examens ? »
Son ton ressemblait vaguement à celui d'une question, pourtant Créa était persuadée qu'elle n'avait pas le choix. Elle savait très bien pourquoi elle n'avait pas réussi, mais il était plus compliqué de devoir l'exprimer.
« Vous avez déjà vu Alice au pays des merveilles de Tim Burton ? »
Il acquiesça, la fixant d'un regard intrigué.
« Le chapelier ne fait que répéter à Alice qu'elle a perdu sa plussoyance. Par là, il veut dire qu'elle a perdu son âme d'aventurière. Le grain de folie qu'elle avait lors de sa dernière venue au pays des merveilles, qui faisait monter l'adrénaline et taire la mauvaise langue des fleurs.
— Vous pensez que vous avez perdu votre plussoyance, vous aussi ?
— Non, au contraire. Je l'ai retrouvée. »
Créa sourit nerveusement. Elle n'avait pas l'habitude de parler d'elle-même ainsi.
« Avant de retrouver la mémoire, Alice était disciple des codes et convenances de sa société. Malgré elle, elle devait se marier avec un homme des plus laids et porter des vêtements qui l'étouffaient. On lui avait appris à entrer dans un moule, bien que son personnage semble, tout de même, assez rebelle.
— Et en retrouvant sa plussoyance, Alice s'est libérée ? »
L'estomac de la jeune fille devenait impatient. Le docteur James lui tendit un de ces bonbons aux réglisses posés dans une coupe en verre. Des crépitements aigus provinrent du papier froissé qui l'entourait. Créa reprit, pendant que la petite bille noire se baladait entre ses lèvres et ses dents, puis tournoyait autour de sa langue.
« Aller à l'université, ce n'est pas mon rêve. C'est celui qu'on a convenu pour moi.
— Quel est ton rêve, dans ce cas ? »
Il avait commencé à la tutoyer inconsciemment. Cette étrange adolescente lui rappelait beaucoup son patient.
« Parcourir le monde. Lire tous les bouquins qui existent. Savourer la vie.
— Et tu crois qu'aller à l'université, ça va t'empêcher de réaliser tout ça ? »
Le regard de Créa se perdit sur la paperasse qui recouvrait le bureau. Elle se sentait, soudainement, prise au piège. Pourtant, elle savait que le docteur avait raison. Sa scolarité ne faisait pas obstacle à tous ces rêves. Peut-être était-ce pour une autre raison qu'elle fuyait les études supérieures.
« Je me sens étouffer lorsque j'y pense, avoua-t-elle. Comme si on avait déjà tracé le chemin que je devais parcourir, comme si le moindre faux pas pouvait tout faire basculer. Pourtant, j'ai peur du vide dans lequel on me pousse. Tout est plus grand, plus important, plus imposant. On n'est qu'un numéro sur une liste qui n'en fini jamais. Mes émotions se contredisent. Parfois, je me dis que je ne peux pas continuer à ignorer ce qui m'attend. Tandis que d'autres fois, je me dis que ma place n'est pas là-bas bas, ou qu'il est déjà trop tard pour m'en faire une.
— Tu as peur de ne pas réussir, mais tu ne fais rien pour l'empêcher.
— Je n'étais pas prête pour partir de chez moi », finit-elle par lancer d'une voix cassée et étouffant un sanglot.
Sa vision devenait floue. Les larmes voulurent couler, mais elles ne trouvèrent pas leur chemin. Elle inspira profondément sous l'œil attendrit du docteur James.
« Vous est-il déjà arrivé de désirer tomber gravement malade et devoir quitter tout ce que vous connaissez pour venir vivre à l'hôpital ? »
Il avait recommencé à la vouvoyer et la jeune brune comprit que ce n'était plus l'homme qui parlait, mais le psychanalyste qui était de retour.
Elle le fixa avec insistance, cherchant dans son regard quelle était la réponse attendue. Son affirmation fut silencieuse, mais il la comprit dans un hochement de tête.
« Ce n'est pas lié au désir de mourir, contrairement à ce que l'on peut penser. Je crois que, chez vous, cela révèle plutôt un manque affectif que vous cherchez à combler. Vous associez l'hôpital au fait d'être accompagnée en permanence, d'avoir sans arrêt une présence qui veille sur vous. Et, l'université semble représenter tout l'inverse. Comme tous les adolescents normaux, vous désirez votre indépendance. Cependant, vous ne vous sentez pas prête à affronter l'inconnu. Votre cas n'est pas rare. Vos parents sont divorcés, je ne me trompe pas ? »
Créa acquiesça. Elle sentait qu'on l'avait percé à jour.
« Votre père ne vit plus avec vous ?
— Oui, il habite avec sa nouvelle famille maintenant.
— Vous croyez que son absence, durant ces dernières années de votre vie, aurait pu provoquer ce manque affectif dont je vous ai parlé ? »
Elle répondit par un haussement d'épaules, avant de détourner son attention vers le toboggan qui trônait fièrement au milieu de terrain de l'hôpital. Sa couleur jauni ne semblait pas dissuader les gamins qui l'escaladaient. Leur joie contrastait avec l'atmosphère morne du lieu et leurs rires commencèrent à faire apparaître un sourire sur le visage de la jeune brune.
« Finalement, je l'avais bien perdue ma plussoyance », murmura-t-elle.
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