CHAPITRE UN ET DEMI
Le cuir grinçait à chaque mouvement du garçon. Le vent lui fouettait le visage, ébouriffant ses courts cheveux. Il n'osait pas lui demander de fermer le toit ouvrant. Elle chantonnait, tandis qu'il l'observait du coin de l'œil. Ses mains agiles tapotaient le volant et ses pieds rebondissaient sur la moquette, au rythme de la musique. De petites taches rougeâtres parsemaient sa peau pâle. Son nez droit surplombait une bouche rosée à l'arc de cupidon parfaitement dessiné. Sa chevelure descendait en cascade le long de sa colonne vertébrale et ses pointes, légèrement abîmées et plus claires que le reste, ondulaient au niveau de sa poitrine.
« Tu peux me passer une cigarette ? »
Il sursauta avant de la regarder vraiment. Elle désigna d'une main la boîte à gants. C'était là qu'elle rangeait tous ses bouquins et ses réserves de nicotine. Il mit un temps avant de comprendre ce qu'elle lui demandait puis, s'exécuta dans des gestes un peu trop brusques. Elle alluma le papier blanc qui enroulait le tabac et tira sur le filtre, avant que ses lèvres ne laissent échapper une fine fumée.
« Je m'appelle Créa, reprit-elle en portant une nouvelle fois la cigarette à sa bouche. Et toi ?
— Judi. »
Ni plus, ni moins. Judi n'aimait pas son véritable prénom. Un peu trop banal à ses yeux, ou trop branché pour l'être reclus qu'il était, Jordan n'était pas une appellation à laquelle il s'identifiait. Quand on l'appelait ainsi, il ne répondait pas, ne levant même pas un sourcil. Il s'était renommé Judi depuis l'âge de dix ans, et c'était les autres qui avaient dû s'adapter.
« Très bien, Judi. Tu vas où exactement ? »
Créa avait prononcé son nom avec un faux accent anglais qui le féminisait drôlement. Il esquissa un sourire, par simple politesse, car ce n'était pas drôle. Puis, il lui indiqua un centre commercial qui se trouvait non loin de chez lui.
Ils allaient dans la même petite ville. Un patelin qui comprenait un centre-ville médiéval et une banlieue des plus banales, avec quelques commerces sur la rue principale. Tous deux y vivaient, mais jamais ne s'y étaient croisés. Il habitait au nord, elle habitait à l'ouest. Le seul endroit où ils auraient pu se rencontrer était le lycée. Mais Créa ne l'y avait jamais vu. Pourtant, il semblait en âge d'y être. Selon elle, il devait avoir dix-sept ou dix-huit ans. Néanmoins, une légère barbe naissante pourrait lui en donner dix-neuf.
Il lui indiqua un centre commercial au nord, mais ne paraissait pas très bavard. Cela ne dérangeait pas la jeune fille. Elle aimait le silence. Elle aimait plonger au fond de ses pensées et pouvoir sentir pleinement la chaleur s'écrasait sous forme de bourrasque sur la peau nue de ses épaules.
Pourtant, la seule chose qu'elle sentait à présent, c'était le regard perçant de Judi posé sur elle. Elle l'intriguait, autant que lui l'intriguait.
Sur la nationale, Créa repéra une station-service. L'essence n'était pas sa priorité, seulement une grande tasse de café lui faisait envie depuis qu'elle avait quitté la maison de sa tante.
Cette dernière l'avait invitée à passer le weekend au grand air, dans la campagne verdoyante et sous le soleil chaud, pour décompresser et fêter ses résultats du bac. Un diplôme avec mention avait rendu toute sa famille fière d'elle. C'était la première de la fratrie, sur plusieurs générations, à l'obtenir. Mais secrètement, Créa avait souhaité ne pas réussir. Le baccalauréat signifiait l'aboutissement d'un long cursus scolaire, un peu comme la fin d'une vie. Si elle avait pu revenir en arrière, elle l'aurait fait, mais il était temps d'avancer, aussi effrayant le futur soit-il.
La décapotable ralentit et se gara sur le côté du petit bâtiment en tôle, surmonté d'une enseigne à néons rouges. Sous le regard interrogateur de son passager, Créa s'extirpa de la voiture. Elle allait enfin pouvoir relâcher ses muscles tendus par la nervosité.
« Tu veux boire quelque chose ? Je te l'offre. »
Elle se surprit de cet élan de générosité, mais la politesse avait parlé avant que son porte-monnaie puisse broncher. Elle avait envie d'apprécier ce garçon et qu'il l'apprécie en retour.
« Un thé glacé », marmonna Judi, un peu gêné de se laisser offrir à boire par une inconnue.
Si elle l'empoisonnait ? Il n'avait pas d'argent sur lui de toute façon.
Pendant que la jeune brune allait chercher les ravitaillements au petit magasin, Judi sortit à son tour un paquet de Camel et en glissa une entre ses lèvres. Il détacha sa ceinture et poussa la lourde portière. Appuyé sur le pare-chocs encore chaud, il alluma sa cigarette avec le briquet qu'il avait piqué dans la boîte à gants.
Judi n'aimait pas les Marlboro. Trop banales et prévisibles. Non que les Camel ne le soient pas, mais elles l'étaient moins disons.
Créa l'observait par la vitre de la petite boutique, tandis qu'elle tendait un billet au caissier. Elle avait à la fois envie de faire confiance à ce garçon en le laissant seul avec son inséparable voiture, comme si elle le testait, mais à la fois, ne pouvait s'empêcher de le surveiller.
Elle réapparut avec un gobelet marron dans une main et une bouteille colorée dans l'autre. Elle lui tendit son thé glacé et s'assit à ses côtés sur le métal peint de rouge.
« Alors, commença-t-elle, c'est quoi ton histoire à toi ? »
Il la regarda, incrédule, tenant fermement sa boisson, sans objectif de la boire. Peut-être cachait-elle un flacon de thallium dans son sac ?
« Comment tu as atterri aussi loin de chez toi ? reprit-elle.
— Oh, s'exclama-t-il en comprenant la question. J'ai raté le dernier bus de la grande ville. »
La grande ville, celle que Créa voulait par-dessus tout fuir.
« J'avais un rendez-vous important, expliqua-t-il sans donner de détails. Il y a un car toutes les trois heures, mais à partir de dix-sept heures, il n'y en a plus du tout.
— Personne ne pouvait t'y amener ?
— Non, mes parents travaillent. Je préfère y aller seul. »
Judi ne leur aurait jamais demandé de faire le taxi. Depuis qu'il avait été déscolarisé, un fossé s'était creusé entre eux et leur fils. Il préférait passer ses journées seul, devant la télévision à résoudre des problèmes de mathématiques. Puis, lorsque ses parents rentraient du travail, il se levait précipitamment et se repliait devant l'ordinateur dans sa chambre. Dès l'âge de treize ans, il avait décidé de prendre son indépendance et de se rebeller face à la norme que les médecins et ses parents voulaient lui imposer.
« On ne crie pas sur les gens dans la rue. On s'habille correctement pour sortir dehors. On n'a recours à la violence qu'en cas de danger extrême », lui disait-on.
Et si l'extrême se révélait plus courant que l'utilisation du nombre pi en géométrie.
Ils reprirent la route quand Créa eut fini sa cigarette et son café.
Elle déposa Judi au centre commercial et repartit dans la direction opposée. Il se dirigea d'un pas pressé vers un petit immeuble blanchâtre avant que la voiture ne s'éclipse dans la circulation estivale, puis expira très fort, comme si son souffle s'était coupé depuis qu'il avait croisé le vert malicieux des yeux de Crépuscule.
Le logis de Judi se trouvait à quelques pas du magasin. Son sac sur l'épaule, les mains dans les poches, ce n'était pas là qu'il allait. Il prit une rue adjacente, marcha lentement sous la chaleur et regretta presque de ne pas avoir demandé qu'on le dépose plus loin.
Il arriva en sueur au skate-parc et s'installa sur le béton, gardé frais par l'ombre des immeubles tout autour. L'endroit, abandonné des skateurs et sportifs amateurs, lui permit de s'étaler. Il laissa ses affaires sur un banc, retira son haut qui lui tenait trop chaud puis, s'élança. Il courut sur le sol vallonné, s'épuisant sous le soleil déclinant. Il jouit de son cri faible qui résonna sur les bâtiments qui l'entouraient. Son souffle s'emballait, sa respiration se faisait saccadée et il souriait. Il s'étouffa dans son relâchement après s'être jeté au sol dans un élan d'euphorie.
Quelques minutes semblèrent passer tandis qu'autour de lui, le temps s'était arrêté. Le choc thermique, que lui provoquait le toucher du sol froid contre sa peau, le faisait frissonner. Son dos se crispait à chaque respiration. Il ne pensait pas. Il ne pensait à rien. Il était juste là.
Des voix lointaines le ramenèrent au présent et, rapidement, il disparut avec toutes ses affaires sous le bras.
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