CHAPITRE SIX ET DEMI
« Je n'arrive pas à croire que j'y étais ! » s'exclama Judi, alors que la voiture filait à toute vitesse.
Il avait l'air de ne pas en revenir. Les pulsations de son cœur commençaient à peine à se calmer, mais son esprit ressassait encore ses derniers souvenirs. Il avait cru, pendant quelques instants, être un élève parcourant les couloirs, la tête haute et aux côtés de la plus belle fille du lycée. Un adolescent normal qui goûtait pour la première fois à l'adrénaline.
Créa souriait au volant, ravie que son idée ait fonctionné, malgré l'arrivée de la police. Elle se doutait que Judi ne serait pas tout de suite réceptif, mais si ça pouvait l'aider à réaliser son objectif, ça valait le coup.
Alors qu'ils approchaient du cœur de ville, elle fut surprise de voir les rues de plus en plus remplies. Ils arrivaient dans le centre historique, là où la route se rétrécissait et devenait pavée.
Créa ralentit soudainement. Des barrières s'étendaient d'un trottoir à l'autre, empêchant tout passage.
« J'avais oublié, soupira-t-elle. La fête médiévale.
— On peut y aller, suggéra Judi. Je n'ai pas envie de rentrer tout de suite. »
Le moteur tournait encore, alors que tous les deux fixaient la foule au-delà des barrières. À proprement dit, ce n'était pas réellement une foule. On distinguait encore les vitrines des magasins et les stands d'animation. Les festivités ramenaient du monde mais, à cette heure-ci, les gens commençaient à rentrer chez eux. Pourtant, alors même que chacun ignorait cette facette de l'autre, c'était un océan d'angoisse qui se dressait devant leurs yeux. Et, ils allaient le faire, ils allaient plonger.
Créa savait suivre le mouvement, faire semblant. Elle pouvait refouler le fait que c'était dans ce genre d'événement, où la bonne humeur débordait des gouttières, qu'elle se sentait le plus seule.
Judi, quant à lui, n'avait jamais osé franchir le pas. Lorsqu'il était plus jeune, ni sa mère ni son père n'avaient un jour pris l'initiative de l'emmener aux fêtes du village. Il commençait à comprendre pourquoi. Le bruit de dehors, étouffé par les vitres des portières, lui donnait déjà des frissons. Il imaginait les odeurs de nourriture et de friture le rendre nauséeux. Il craignait de perdre pied dans cette marée humaine, comme un astronaute à la recherche de son vaisseau.
« Il faut trouver un endroit où se garer », s'exclama Créa en enclenchant la marche arrière.
**
Le fou du roi dansait au rythme d'un tambour et d'une flûte à bois. Les grelots de son chapeau tintaient à chacun de ses mouvements. Des paysannes faisaient tournoyer leurs longues robes autour de lui. Ensemble, elles tapaient dans leurs mains et exécutaient à la perfection une danse médiévale.
Judi et Créa s'étaient arrêtés, à l'écart. Ils regardaient au loin le spectacle de rue. Ils n'osaient pas s'approcher davantage. Pourtant, les yeux émerveillés, le garçon arborait un sourire radieux. Il commençait même à taper du pied en rythme avec la musique. Créa applaudissaient à l'unisson avec les autres spectateurs pour encourager les danseurs. Elle semblait, elle aussi, joyeuse. Les mésaventures des heures précédentes s'évaporaient doucement de son esprit, pour laisser place à l'euphorie de la fête.
La ville était belle, décorée de drapeaux aux couleurs du blason de la région. Sur les deux grandes rues principales, des petites cabanes se tenaient côte à côte de chaque côté du bitume. Des marchands d'armures en plastique, d'épées en bois et de robes de princesse affichaient fermés en cette heure tardive, mais les pubs, eux, étaient complets. Les fûts de bière dépassaient du trottoir et c'était toute la route qui était réquisitionnée par la clientèle.
« Tu en veux une ? demanda doucement Judi, désignant les verres de pintes vides, dans les mains d'un groupe d'adultes à leurs côtés.
— Pas vraiment, et toi ? » lui répondit-elle, soucieuse de devoir se mêler à la cohue du bistrot.
Il secoua la tête, lui aussi, en signe de négation. Créa relâcha un discret soupir de soulagement, avant d'attraper le bras de Judi. Elle le tira aussi loin que possible de ce bar, où d'anciens terminales trinquaient autour d'une table, prétextant succomber au charme de bracelets en pierres semi-précieuses.
La vendeuse, bien en chaire, leur sourit en les voyant se précipiter vers son stand.
« Vous croyez au pouvoir des pierres ? s'enquit-elle. Selon votre signe astrologique, je peux vous en conseiller pour réduire le stress et l'anxiété. Ou encore, roucoula-t-elle, pour stimuler la libido.
— Ça ira, la coupa Judi, un peu rudement. Nous ne sommes pas partenaires. »
Surprise, la bonne femme le dévisagea et acquiesça lentement, tandis que le garçon tournait déjà les talons vers une rue adjacente. Créa haussa les épaules, gênée, puis le suivit en silence.
Il marchait rapidement, ne sachant probablement pas où il allait. La foule s'était dispersée et il pouvait enfin naviguer sans crainte entre les amas de gens. Il prit à droite, puis encore à droite et s'engagea dans une impasse.
« Judi, cria Créa. Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? »
Des effluves chauds et sucrés chatouillèrent leurs narines, alors qu'ils approchaient petit à petit d'un stand de confiseries. Un étalage multicolore de bonbons et pâtisseries les fit saliver. Des pots géants de confiture et de chocolat fondu s'étalaient sur le comptoir, tandis que la pâte chaude des crêpes frémissait sous le poêle.
« On peut s'en acheter une chacun », suggéra-t-il en pointant du doigt les gaufres fumantes.
Judi fouillait déjà dans les poches de son jean à la recherche des quelques pièces qu'il lui restait. Créa sortit son porte-monnaie et lui demanda sa saveur préférée. Il se mit à bredouiller puis, rapidement, il lut sur la carte : caramel.
« Caramel, annonça-t-il.
— Super, attends-moi là. »
Elle s'éloigna et le garçon resta en retrait. Il l'observait se frayer un chemin entre les gens et se placer en bout de queue. Elle avait croisé les bras et ses yeux balayaient la foule, comptant le nombre de clients avant son tour. Elle se balançait d'un pied à l'autre, impatiente et affamée.
Puis, quand elle remarqua le regard du garçon, son sourire s'élargit. Mais seulement pour quelques instants, car elle se détourna pour commander.
Elle gesticulait tout en parlant, montrant du doigt les différents coulis. Elle avait ce quelque chose qui rendait ses gestes maladroits et particuliers. Le menton levé, sur la pointe des pieds, le petit doigt plié et les cheveux décoiffés.
Des artistes de rue déambulaient entre les passants, bousculant Judi. La rue fut soudain remplie de monde. Il perdit l'équilibre et Créa disparut de son champ de vision. Sa vue se brouilla et son cœur commença à battre plus fort. L'ambiance, jusqu'à présent allègre, se faisait étouffante.
Dans les haut-parleurs, une voix s'éveilla. Un spectacle de joute à cheval allait avoir lieu.
« T'entends ? s'exclama Créa en revenant avec deux gaufres tièdes dans les mains. On y va ? »
Le garçon marmonna quelque chose, encore perturbé et peu attentif à ce qu'elle lui disait. Elle prit ça pour un oui et s'élança sur la voie piétonne en entamant déjà sa gaufre.
« La démonstration commence dans cinq minutes, dépêche-toi ! » cria-t-elle sans se retourner et avançant plus vite.
Sauf qu'en arrivant devant le champ où les joutes se déroulaient, Judi se faisait introuvable. Dans les gradins, bâtis pour l'occasion, elle dévisagea chaque jeune homme brun assis sur le bois. Il n'y était pas. Elle zigzagua entre les petites cabanes, rebroussa chemin et retourna dans les rues principales, mais n'aperçut pas le garçon.
L'assurance qui s'était emparée d'elle, s'évanouit aussitôt. Elle se sentait abandonnée, seule, dans ce chaos frénétique qui tourbillonnait autour d'elle. Elle percutait mollement tant de corps, de visages étrangers et de voix grasses et singulières.
C'est en remarquant les vibrations dans sa poche, qu'elle s'aperçut qu'il avait tenté de l'appeler plusieurs fois. Elle appuya sur le petit téléphone vert. Les sonneries résonnaient sourdement. La musique l'empêchait d'entendre. Un grésillement s'éleva pourtant de son mobile, avant que l'appel ne soit coupé.
Elle revint au marchand de gaufres, là où le réseau était peut-être un peu meilleur. Les rues noircissaient, non pas de monde, mais d'eau sombre et salée. Elles se faisaient submerger par l'océan. Enfin, il décrocha.
« Tu es où ? » s'exclama-t-elle, complètement affolée.
Elle ne s'était pas rendu compte de son état, avant d'avoir crié. Pourtant, tous ses membres tremblaient.
« Je ne sais pas », entendit-elle faiblement.
**
Le caramel lui dégoulinait sur les doigts, lorsqu'elle retrouva enfin Judi. Assis, la tête entre les jambes, il tremblait de tout son corps, sous ce perron. Le balancement cessa quand il remarqua la présence de la jeune fille. Il tenta de se relever et d'empêcher ses dents de claquer.
Les joues du garçon s'enflammèrent alors qu'il croisa le regard interrogateur de Créa. Elle avait posé une main collante sur son t-shirt et attendait que les secousses se calment pour prendre la parole. Il se dégagea rapidement de son contact, alors elle se lança :
« Tu ne voulais pas aller voir le spectacle ? »
Sa tête remua. Il fermait les yeux, refusant de voir la pitié dans ceux de sa nouvelle amie.
« Si », bafouilla-t-il.
Son visage se déformait sous la gêne et l'énervement. Il était en colère contre lui-même, contre qui et ce qu'il était.
« Que s'est-il passé, Judi ?
— J'ai paniqué, dit-il précipitamment, comme s'il ne voulait pas qu'elle le comprenne. Je t'avais perdue de vue », expliqua-t-il en rouvrant doucement les paupières.
Créa acquiesçait. Elle semblait l'avoir parfaitement entendu et le croire, sans aucun doute.
« On retourne à la voiture ? »
Il peina à se relever, mais refusa toute aide de la jeune fille. Ils s'éloignèrent de la fête et le son du tambourin se fit plus distant. L'odeur de la paille sèche s'effaçait. Cette soirée ne serait plus qu'un souvenir.
Il s'écroula sur son siège, exténué, et s'endormit pendant le trajet. Le souffle fort de sa respiration fit sourire Créa. Elle le détailla quelques instants, avant d'éteindre le moteur. Ils étaient arrivés devant son immeuble, pourtant elle ne le réveilla pas de suite. Elle remarqua les longs cils noirs qui scellaient ses paupières et ses mèches brunes qui retombaient sur son front. Courbé sous sa ceinture, la bouche entrouverte, il avait l'air paisible. Ses traits s'étaient détendus mais sa peau gardait des marques rouges de crispation.
Une larme s'échappa du coin de l'œil de Créa. Elle avait de la peine pour ce garçon. Il lui paraissait si fragile et insouciant. Elle le comprenait et voulait prendre soin de lui. Ils n'avaient qu'un an de différence, mais elle se sentait capable de l'aider à grandir. Voilà à quoi elle consacrerait son été.
**
Hello ! J'ajoute encore des chapitres en cours de route. Ça fait des petits retours en arrière et ça fait du bien, je trouve, de retrouver nos héros ensemble.
Petite question et j'ai besoin de votre honnêteté : La scène du bar à bières n'est-t-elle pas de trop ? J'ai l'impression que ça se répète trop avec celle de la gaufre...
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