CHAPITRE SIX
« C'était une belle journée », s'exclama la mère de Créa, conquise par le nouvel appartement étudiant de la jeune fille.
Le moteur tournait encore, alors qu'ils étaient stationnés en bas de l'immeuble.
« Je ne sais pas comment tu fais pour ne pas aimer cette ville. Tu ne trouves pas, Ray ? »
Son père acquiesça, un sourire satisfait au visage, avant de donner une petite tape sur l'épaule de sa fille.
« Je ne l'aime pas, c'est tout. Je n'aime aucune grande ville, en réalité.
— Ne dis pas des sottises ! Tu as bien aimé notre escapade dans la capitale, il y a deux ans. Ramène ton père. On regarda les photos lorsque tu rentreras.
— Je vois Lutine, ce soir.
— Une autre fois, dans ce cas », termina sa mère en sortant du véhicule.
**
Le cabriolet se gara au bas de l'hôtel. La pénombre était déjà bien présente. Les derniers rayons du soleil se cachaient derrière le brouillard. Une musique douce remplissait l'atmosphère.
« Ce n'était pas si horrible que ça, non ? » demanda le père de Créa en l'embrassant.
La jeune fille remua la tête en signe d'approbation, affichant un petit sourire. Il l'ébouriffa d'une main puis, claqua la portière derrière lui. Avant de passer les grands portes vitrées de l'établissement, il se retourna et déclara :
« Tu vas t'y plaire ! »
Un clin d'oeil plus tard, il disparut dans le grand bâtiment, qui affichait fièrement ses trois étoiles.
**
« T'étais où aujourd'hui ? Tu ne répondais pas à ton téléphone. »
Judi était allongé sur la banquette arrière de la décapotable rouge. Il observait le ciel bleu nuit à la recherche d'un astre lumineux camouflé par les nuages opaques. La nuit était encore jeune. Créa avait posé ses pieds sur le tableau de bord et était avachie sur le siège passager. Elle avait les yeux fixés sur l'écran illuminé tandis que Judi lui parlait.
En guise de réponse à sa question, elle brandit son téléphone sous le nez du garçon. Ses yeux mirent un temps à s'habituer à la clarté soudaine, puis il put observer la photographie d'une pièce étroite et vide, peinte de blanc. Un petit balcon, d'où émanait une lumière éclatante, se dessinait sur le côté.
« Je suis allée le visiter. Je pense que je vais le prendre », répondit Créa.
Elle soupira en y pensant encore, à cette journée stressante dans cette ville inconnue. Les rues étaient bondées, les bars remplis d'étudiants et elle se perdait dans les dédales de ruelle. Créa n'aimait pas avoir l'air perdue, même quand elle l'était vraiment. Elle préférait marcher d'un pas rapide, comme si elle savait où elle allait, alors même qu'elle tournait en rond. Elle avait dû prendre le tramway, traverser de nombreux passages piétons et fouler le béton en risquant de tomber du trottoir à tout moment. Elle avait l'angoisse de la grande ville, avec ses bruits et ses lumières. Elle avait peur de cet environnement qui ne lui correspondait pas.
« Tu t'en vas vraiment, alors ?
— Je n'ai pas le choix. »
Une fumée grisâtre envahit l'habitacle de la voiture, puis s'enfuit dans l'air froid du toit ouvrant quand Judi tira sur sa cigarette pour l'allumer.
« C'est dommage. »
Créa fit de même en se retournant pour observer les expressions du visage du jeune homme. Elle était assise en tailleur et ses baskets laissaient de fines traces blanches sur le siège noir. Judi avait jeté un coup d'œil en sa direction lorsqu'elle s'était mise à bouger, puis il s'était reporté au ciel qui commençait à se dégager. Il sentait la sensation de vide qui creusait en lui s'apaiser au fur et à mesure que le papier roulé se consumait. Il avait peur de se retrouver seul une fois que la jeune brune à la voiture rouge serait partie. Comme il craignait de replonger dans une vie rythmée par la banalité et de se perdre dans son silence.
« J'ai une idée. Attache ta ceinture ! » déclara soudainement Créa en empoignant le volant.
Judi se leva précipitamment et prit place sur le siège passager, nettoyant d'une main les saletés qu'avaient laissées les chaussures. Le moteur gronda dans la pénombre et les phares éblouirent les écureuils, qui dormaient dans les arbres non loin. Les roues crissèrent sous le gravier et la décapotable s'engagea sur la départementale, en direction de leur patelin.
Un éclair rougeâtre parcourut les rues, jusqu'à s'arrêter sur le parking du lycée. Aucune autre voiture ne s'y trouvait et les lampadaires éclairaient faiblement les lieux, mais à cette heure-ci, les alentours n'étaient pas encore totalement désertés. Alors qu'un couple de trentenaires passait sur le trottoir en face, rentrant sûrement d'une soirée au restaurant, Créa descendit de la voiture en sautillant sur le bitume. Son excitation ne déteignit pas sur le jeune homme, angoissé devant cette grande porte vitrée qui cachait les longs couloirs jaunes.
« Allez, viens. On rentre.
— Quoi ? » s'égosilla Judi en suivant des yeux la belle brune.
Elle fit le tour du bâtiment, jusqu'à arriver au local poubelle. Judi sur les talons, elle grimpa sur l'une d'elle avant de se hisser sur le mur d'enceinte. Un lourd bruit se fit entendre de l'autre côté, lorsque la petite tête de Créa disparut du champ de vision du jeune homme.
« Tout va bien ? demanda-t-il, inquiet.
— Oui, rien de cassé. Viens. Fais pas ton trouillard. On n'a pas beaucoup de temps, il y a une alarme silencieuse. »
Judi soupira longuement, avant d'escalader lui aussi le conteneur et d'agripper le mur en briques oranges. Il passa les jambes de l'autre côté, en s'assurant que personne ne le regarde, puis s'écrasa sur un sol moelleux et froid. La pelouse humide laissa de grosses traces vertes sur ses mains et son pantalon, qui s'intensifièrent lorsqu'il tenta de les nettoyer sous l'œil rieur de Créa. Dans la pénombre, elle prit sa main pour le conduire dans l'enceinte du bâtiment, passant par les vestiaires puants et la réserve de matériel sportif.
« Là, c'est la bibliothèque, dit Créa en désignant une vieille porte en bois. C'est ici que mon amour pour la littérature est né. »
C'était aussi en ce même endroit qu'elle avait rencontré Lutine. Une nouvelle élève, une petite blonde, plongée dans son livre d'histoire, qui lui demandait sans cesse de lui prêter un stylo. Ironique, lorsqu'on jetait un oeil à son sac de marque et sa robe brodée. Il était difficile de l'imaginer en peine pour s'acheter des affaires scolaires. Créa comprit très vite que des stylos, Lutine n'en manquait pas. Elle avait élaboré ce manège pour se rapprocher de la brune et cela avait fonctionné, comme sur des roulettes. Très vite, les deux lycéenes avaient commencé à traîner ensemble en dehors des heures de cours. Puis, Lutine fit d'autres rencontres et Créa passa au second plan.
À travers les portes, elle devinait les pupitres et les bureaux. Comme s'ils y étaient encore, elle savait où se plaçait chacun de ses camarades. La place de Créa l'attendait, au milieu de la troisième rangée, collée à la vitre. Derrière elle, il semblait que Lutine allait débarquer à tout moment et claquer sa joue contre la sienne.
Ils avancèrent encore dans le bâtiment, le parcourant de long en large, sans que Judi ne dise un mot. Elle se voyait à nouveau plonger dans le stress et l'angoisse du baccalauréat, alors qu'ils longeaient les salles d'examen.
« La cafétéria », désigna Créa en poussant deux portes battantes.
Un buffet vide et des tables de différentes tailles et formes composaient la pièce. Une odeur de désinfectant fit grimacer Judi, quand il s'assit à l'une d'elles. Il observa, amusé, Créa mimer prendre un plateau et se servir de la nourriture. Elle s'assit face au jeune homme en rigolant, puis plongea son regard dans le sien. Elle lui souriait, mais ne parlait pas, laissant le moment en suspens. Elle quêtait la moindre sirène d'alarme.
Un peu plus loin, sur leur droite, près des baies vitrées, se trouvait la table où les amis de Lutine s'installaient toujours. Créa les rejoignait à contre cœur. L'emplacement était trop bruyant. Tous les élèves se devaient de passer devant pour débarrasser leur plateau, et les saluaient, avant de se faire critiquer.
Mais, ils aimaient bien Créa. Elle ne savait pas pourquoi. Sûrement, à cause de sa voiture.
Judi brisa le silence en même temps que leur contact visuel.
« Je ne connaîtrai jamais cette vie.
— Tu ne rates pas grand-chose. Imagine-toi entouré de jeunes de ton âge, qui ne cherchent qu'à s'amuser et réussir leurs examens pour faire plaisir à maman et papa chéris, afin de s'amuser encore plus. Au final, c'est pas si différent de la maternelle ici. On a juste besoin de l'alcool en plus.
— Les nuages s'en vont », répondit Judi en regardant par la fenêtre.
Créa ne savait pas s'il l'avait écouté ou non, mais cette attitude fuyante ne l'étonnait pas. Il s'était déjà confié sur son hostilité face au lycée. Comme si le seul obstacle qui l'empêchait de réaliser son rêve était lui même.
Judi frissonna lorsqu'il poussa la lourde porte du gymnase pour ressortir du bâtiment. Il était suivi de près par la silhouette de Créa, qui le laissait déambuler dans cet environnement aux contours inconnus. Finalement, il commençait à prendre ses marques.
« Crépuscule, dit-il en s'allongeant sur le terrain de football.
— Ne m'appelle pas comme ça, Jordan !
— Je n'avais jamais assisté à un crépuscule sous les étoiles. »
En guise de réponse, Créa écrasa son coude dans les côtes du jeune homme, avant de masquer le bruit de la circulation environnante par son rire éclatant.
« Hé ! »
Lorsque leur euphorie s'étouffa, ils distinguèrent enfin le son strident d'une patrouille de police, s'approchant dangereusement du bâtiment. Judi, paniqué, sauta sur ses deux pieds en quelques secondes, prêt à courir pour escalader le mur d'enceinte. Mais Créa restait calme, l'oreille attentive.
« Attends qu'ils soient à l'intérieur », lança-t-elle en se relevant doucement.
D'un pas de loup, ils approchèrent des briques orangées de la paroi. Leurs pas étaient lourds et lents. Leurs pieds paraissaient s'enfoncer dans la terre. Judi attendait le signal de Créa, Créa attendait le frottement caractéristique de la porte en verre sur le carrelage des escaliers. Leurs corps étaient proches, recroquevillés derrière ce qui ressemblait à une muraille de château fort. Les yeux plongés dans ceux de l'autre, leurs souffles se mélangeaient et se confondaient dans la brume vespérale.
« Maintenant ! » s'exclama la jeune fille tout en chuchotant.
Le mur semblait encore plus imposant que de l'autre côté, mais l'adrénaline les fit sauter plus haut, s'accrocher plus fort et se hisser plus vite. Ils retombèrent, tous les deux, lourdement sur le parking du lycée, coururent jusqu'au cabriolet rougeâtre, sautèrent sur les sièges avant et déguerpirent de l'endroit aussi vite que possible.
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