CHAPITRE QUINZE ET DEMI
La lumière bleue du petit écran éclairait les yeux rougis de fatigue de Jordan. La nuit était tombée depuis longtemps, mais le petit garçon ne s'était toujours pas résolu à aller dormir. Allongé sous sa couette, il était absorbé par les mouvements du catcheur qui, sur une vidéo, faisait le beau. Le petit appareil mobile, délicatement dérobé dans le sac de sa mère quelques heures plus tôt, reposait à présent sur le tissu de l'oreiller. La tête du garçon était appuyée sur le dos de ses mains pendant qu'il observait avec précision les gestes rapides du combattant. Un bâillement l'obligea à se redresser avant qu'il ne reprenne cette même position tout en passant à la vidéo suivante.
Encore humilié par l'aisance avec laquelle son père et la bande de grands l'avaient mis au sol, le petit brun ne pensait qu'à se venger. Pour lui, il n'y avait qu'une seule manière de répondre à la violence : apprendre à être violent en retour. Il passa en revue chaque site internet et vidéo proposant des conseils pour mieux se battre. Il s'entraîna sur son coussin le déplumant légèrement au passage. Il boxa l'air compressé de sa chambre et dans un sursaut frappa le crépis épais du mur.
Une lueur jaunâtre apparut à l'autre bout du couloir. Jordan courut cacher sa culpabilité sous ses draps avant de soupirer bruyamment de soulagement lorsque le noir envahit de nouveaux les alentours.
Le lendemain, Sanders l'attendait, comme à son habitude, dans un coin reculé de la cour du primaire. Le petit brun le rejoignit. Ses petites baskets blanches dérapaient sur le verglas matinal et il tenait fermement les deux pans de son manteau bleu, luttant contre le vent.
« J'ai retrouvé la boite qu'on cherchait », s'écria le blond à la vue de son ami sans même remarquer les boursouflures sur son visage.
Jordan le dévisagea sans vraiment comprendre. Il n'avait pas souvenir d'une quelconque boite que Sanders aurait pu mentionner. Devant son silence, la petite tête blonde sourit avant de sortir de son sac un petit carton au couleur d'une marque de chaussure. Il l'ouvrit en chantonnant du bout des lèvres une musique épique.
« Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse d'une figurine de voiture ? »
Le petit objet rougeâtre reposait sur un papier de soie blanc déchiré à certains endroits et froissé à d'autres. La carrosserie en plastique brillait sous les reflets du soleil qui perçaient difficilement les nuages gris.
Le visage de Sanders se crispa lorsqu'il comprit que ce n'était pas avec Jordan qu'il avait eu cette discussion. Il avait été tellement content et enthousiaste à l'idée de monter aux autres sa trouvaille, qu'il n'avait pas réalisé avoir oublié de mettre son ami dans la confidence. Jordan le comprit, lui aussi.
Silencieux, marchant côte à côte, ils rejoignirent les autres élèves. Mais, au fur et à mesure que le bruit des discussions et les cris de joie ou agacement se faisaient plus proches, ils avaient l'impression de s'éloigner. Non pas physiquement - leurs pas étaient calqués dans ceux de l'autre - mais il semblait que leurs vies divergeaient à partir de ce point.
Le soir même, alors que le vent n'avait toujours pas cessé de souffler, Judi attendit que les grands viennent le trouver. Sans un mot, ils s'approchèrent de leur victime, surpris de le trouver si calme et non fuyant à grandes enjambés. Le plus grand tendit une main hésitante et assez éloignée pour obliger Judi à se rapprocher. Son corps se mouva lentement, réduisant sans peur la distance avec ses agresseurs.
Il approcha son poing fermé de la paume rocailleuse du grand brun. Le contact de leur chair le fit sourire et, sans étendre tout de suite ses doigts, il déposa une petite pièce rouillée au cœur des plis asymétriques de la poignée du jeune garçon. Il foula la terre sèche en reculant d'un pas, puis leva fièrement son poing toujours clos. Son rire innocent déstabilisait les regards soucieux qui le fixaient. Ses phalanges se déplièrent, comme un bourgeon libérant ses pétales et s'épanouissant sous la chaleur encore fraîche du printemps.
Une perle vint s'écraser sur son crâne et une autre dégoulinait déjà sur sa main levée. Les grosses goûtes s'abattaient en masse sur les jeunes corps, ne masquant pas la tension qui les liaient. Une d'elle vint creuser la trajectoire des larmes de la veille, avant d'effleurer de son goût les lèvres de Judi, qui se mouvaient dans un son grave.
«Boum. »
Le coup partit si vite que le grand l'encaissa, la main encore tendue devant lui. Judi était prêt. Ses gestes étaient calqués aux souvenirs encore frais des vidéos qu'il avait visionnées. Ses prises étaient maladroites et mal exécutées. Son corps chétif ne contrait pas la force de ses adversaires. De grands bras le projetèrent en arrière. Des bouts de terre humide se collèrent à ses sourcils lorsqu'il tomba au sol. Ses mains salies se frottèrent à son visage, l'aveuglant de boues par mégarde. Il sentit ses yeux le brûler tandis qu'encore son corps se tordait à chaque coup de pied. Ses muscles se crispèrent alors tous en même temps, et le jeune brun rit. Un son épais, acide, grave et âcre se répandit autour de la bande de jeunes. Ébranlés, il le laissèrent pour fou dans ce terrain désert.
« Dis, Jordan, tu t'es fait quoi au visage ? » l'interrogea Sanders, le lendemain.
Judi le dévisagea, comme étonné d'entendre le son cristallin de la voix de son ami. Il haussa négligemment les épaules, signifiant à son compagnon qu'il était vain de demander. Il ne serait jamais au courant de ce fait trop ennuyant, anodin, pour être abordé dans une discussion.
« Comment va mon fils, docteur James ? » se souvint-il.
**
Pétrifié par ses souvenirs, Judi courut dans les rues du patelin jusqu'à chez lui. Il trébucha dans la cage d'escalier sur les marches glissantes. La femme de ménage venait à peine de passer ; elle rangeait son matériel au dernier étage. Judi l'entendait ronchonner dans une langue grossière.
Son genoux saignait. Il s'affaissa à nouveau sur le carrelage et y resta un moment. L'envie de retrouver son lit lui était passé. Le déchirement de sa chair lui faisait oublier la mélancolie. Il attrapa son téléphone et hésita longtemps avant de chercher le numéro de Créa sur le petit écran.
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