CHAPITRE DOUZE ET DEMI

Créa attendait Grégoire devant une bouche de métro. Elle triturait les manches de sa robe, nerveuse. Ses pâles jambes dénudées contrastaient avec la pénombre, qui venait doucement refroidir l'atmosphère. Le vent commençait à se lever. Un frisson la parcourut. Elle frotta ses bras.

Le jeune homme apparut au bout de la rue. Une lueur orangée se baladait entre ses lèvres et ses mains. Un nuage blanchâtre floutait sa silhouette. Il avançait avec assurance, un sourire cloué sur le visage.

Il écrasa sa cigarette lorsqu'il arriva à la hauteur de Créa. Il portait encore ses bottines à chaînettes, dont le tintement avertissait de sa présence. Il avait coiffé ses cheveux noirs vers l'arrière, ce qui dégageait son visage et accentuait ses traits carrés. Il était très mignon. Créa comprenait, à présent, pourquoi Lutine était tombée sous son charme.

Il s'approcha d'elle pour lui faire la bise. Un souffle de tabac froid et de parfum aux notes boisées emplit les narines de la jolie brune. Son odeur ne ressemblait en rien à celle, plus sucrée et iodée, de Judi.

Elle le suivit dans le métro et s'assit à ses côtés dans la rame presque vide. Il était bientôt vingt-deux heures et étonnement peu de gens n'étaient de sortie. Sauf les étudiants.

Un couple se galochait sur les sièges en face d'eux. Des garçons se disputaient dans le wagon d'à côté. Entre les insultes qui fusaient et les bruits de baiser, Créa se tenait droite comme un piquet, complètement mal à l'aise.

Elle chercha maladroitement la main de Grégoire. Ses doigts trouvèrent leur chemin et vinrent agripper les siens. Il tenta de la rassurer d'un sourire. La chaleur de leur contact l'apaisa et elle ferma les yeux quelques instants.

Durant les secondes qui suivirent, le groupe de jeunes sortit du métro en rigolant et les tourtereaux se disputèrent puis, se turent. Le calme s'abattit sur les environs. Créa se sentait enivrer par ce sourd bruit, comme si elle venait de plonger la tête sous l'eau et que toute la surface ne lui apparaissait qu'en un écho lointain.

Grégoire la contemplait. Créa sentait son souffle, une brise chaude qui venait caresser sa joue et lui rappeler qu'elle n'était pas seule.

Elle ouvrit les yeux et se reprit. Sa main était toujours agrippée à celle de Grégoire et, pendant un instant, elle se demanda ce qu'elle faisait là, assise à côté de l'ex de son ancienne meilleure amie.

Elle hésita à lâcher ses doigts, descendre au prochain arrêt et disparaître. Elle aimait se sentir détachée, prendre les choses comme non acquises et fuir. Mais c'était la solution de facilité. Créa avait peur et Créa était lâche, pourtant la jeune fille exerça une légère pression entre leurs phalanges. Elle sentit la peau rugueuse de Grégoire lui répondre en retour. Elle décida alors de suivre l'exemple de Judi. Désormais, elle foncerait tête baissée vers l'inconnu, tel qu'elle était entrain de le faire en allant à cette fête et tel qu'il l'avait fait en accomplissant son rêve d'aller au lycée.

Le métro ralentit et Grégoire se leva. Créa sur ses talons, il se dirigea vers la sortie et monta les escaliers énergiquement. Il la conduit dans de petites ruelles, tandis que l'ambiance de certains bars déteignait déjà sur les terrasses, puis s'arrêta devant une porte de métal.

« Ok, s'exclama-t-il. Si je te perds et que tu as le moindre problème, tu dis que tu connais Octave. On devrait te laisser tranquille.

— Octave ?

— Oui, je vais te le présenter. Mais je ne te perdrais pas, n'est-ce pas ? »

Il acheva sa réplique dans un clin d'œil et tira la main de Créa vers la poignée.

« À toi l'honneur. »

Elle actionna le mécanisme et la porte s'entrebâilla. Une forte odeur de produit ménager se dégagea de l'intérieur et l'obscurité l'empêcha de distinguer ce qui s'y trouvait. Elle entra, après avoir été légèrement poussée par Grégoire.

« Continue tout droit. On est dans le local d'entretien. »

Alors qu'elle avançait, elle sentait qu'elle s'approchait d'une musique étouffée. Une petite lueur s'échappait de derrière une deuxième porte. C'était là que la fête se déroulait, il n'y avait aucun doute.

Elle poussa la paroi en métal. Les battements de son cœur s'harmonisèrent avec les basses. Sa vue du s'adapter aux couleurs flashs des projecteurs. Son sourire s'étendit.

Là-haut, tout en haut, au-dessus de ces gens dansant, elle avait l'impression de voler.

Ils étaient arrivés sur une sorte de balcon surplombant la piste de danse. Pareil à l'emplacement du disc-jockey, vers lequel la foule s'était tournée. D'autres rambardes en hauteur encadraient la pièce, reliées chacune par des passerelles en ferrailles. De grands piliers s'étendaient du sol au plafond pour soutenir toute la structure et empêcher qu'on ne bascule dans le vide.

« Ce n'est pas dangereux ? »

Grégoire, qui se tenait toujours derrière elle, s'approcha du bord, là où elle admirait les mouvements de vague des fêtards, et se mit à rire.

« Tu es plus privilégiée que tous ces bourges, en étant ici. Crois-moi, dit-il en se dirigeant vers une passerelle, qu'ils ne prendraient pas le risque que quelqu'un se blesse. »

Créa le suivit, les yeux toujours rivés vers le bas, où une effervescence de robes à paillettes, de costards aux couleurs claires et de chignons hauts l'éblouissait. Elle se sentait en décalage avec sa tenue un peu trop sobre pour l'occasion et ses cheveux maladroitement coiffés en tresse. Pourtant, personne ne la remarquait. Elle se fondait parfaitement dans la masse. Même lorsqu'elle bouscula un homme sur la plate-forme, alors qu'elle essayait de ne pas perdre de vue Grégoire, on lui répondit avec un sourire bienveillant.

Étrangement, elle prenait plaisir à se sentir étouffée dans cet univers disparate, incohérent, presque effrayant et à la fois rassurant.

« C'est énorme, hein ? »

Elle rejoignit le garçon, déjà accoudé au comptoir du bar grisâtre. Des serveurs en cravate servaient des verres colorés à des femmes d'une vingtaine d'années, qui ne cessaient d'en redemander.

« On commande ? s'enquit Créa, prête à s'amuser, contre toute attente.

— Tu ne voudrais pas payer, quand on peut tout avoir gratuit, sourit-il. On attend Octave. Il ne devrait pas tarder, je l'ai prévenu de notre arrivée. »

Au même instant, un étudiant du même style de Grégoire s'avança vers eux. Les cheveux ébouriffés, des sourcils épais, un piercing à l'arcade. Il était bien plus grand que ce qu'elle avait imaginé, dépassant son ami d'une demi-tête. Il claqua la main de Grégoire, avant de se tourner vers elle.

« Octave, se présenta-t-il en lui faisant la bise. Le meilleur ami du petit brun derrière moi.

— Créa, une ancienne amie de Lutine. Je ne sais pas si tu la connais.

— Son ex ? » demanda-t-il, en pointant du doigt Grégoire.

Créa acquiesça. Sa taille l'obligeait à devoir lever le menton pour croiser les grands yeux bleu foncé du nouveau venu.

« Tu bois quoi ? lui demanda Octave.

— Peu importe, bafouilla-t-elle, impressionnée par la prestance du garçon. Comme vous deux.

— Trois vodkas tonics », demanda-t-il à un serveur.

En un rien de temps, un trio de petits verres s'abattit sur le comptoir remplis d'un liquide transparent, agrémenté de rondelles de citron et de glaçons. Chacun attrapa sa boisson et ils se dirigèrent vers la fosse.

Le métal des escaliers claqua sous les talons de Créa, tandis qu'elle zigzaguait entre les gens qui squattaient la passerelle.

Ils arrivèrent sur un sol moelleux, comme de la moquette, où les talons de Créa s'enfoncèrent et l'empêchèrent de remuer. Elle vit alors que toutes les filles avaient retiré leurs chaussures et dansaient en chaussettes ou même pieds nus. Elles ne craignaient pas le jugement des autres.

Sans hésiter et bien obligée si elle souhaitait suivre les garçons, elle retira ses escarpins et se sentit soudainement minuscule, mais libérée.

Elle rejoignit les deux bruns, assis dans une sorte de canapé un peu trop rembourré, et commença à siroter son verre. Elle se surprit à ne pas sentir le goût de l'alcool. Seulement l'acidité du citron venait brûler ses papilles. Il lui semblait qu'ici tout était plus facile. Plus facile de rire, de boire, d'apprécier la compagnie d'inconnus, de s'amuser.

Alors qu'elle se levait pour rejoindre la piste de danse, Grégoire sur les talons, elle sentit un air frais lui caressait le visage. Elle remarqua une ouverture dans la fosse, qui menait à la rue parallèle où une file de gens bien habillés attendait. Ils avaient l'air de s'impatienter, tandis qu'un videur les faisait rentrer au compte-gouttes.

« C'est l'entrée plus conventionnelle, lui expliqua Grégoire. 

— Je m'en doutais, monsieur je-connais-le-fils-du-patron. 

— Ton verre est vide ! ricana-t-il en changeant de sujet. Attends moi, je reviens. »

Il le prit avec lui et s'éloigna vers les buvettes en hauteur. Créa était restée plantée sur place. Elle souriait, car ça lui faisait du bien de se sentir privilégiée, pour une fois. Puis, d'une démarche séduisante et confiante, elle s'aventura entre les danseurs. 

Elle trouva un petit trou dans la foule, assez grand pour lui laisser sa liberté de mouvement et elle commença à piétiner au rythme de la musique. Rapidement, ses gestes furent plus assurés et ses hanches suivirent le balancement de ses pieds. Ses épaules se soulevèrent une à une et son buste remua. Après quelques minutes, ses bras s'étendirent vers le ciel, sa nuque se relâcha et elle ferma les yeux. 

Elle sentait le sol s'enfonçait et épousait la courbe à chacun de ses pas. Une chaleur étouffante s'emparait d'elle, faisait goutter son front et rendait sa peau moite et brillante. Son maquillage ne tiendrait pas longtemps. Mais elle n'avait que faire. Elle était déjà différente des autres, comme eux étaient différents d'elle. 

Grégoire réapparut avec deux verres pleins et joua des coudes pour la rejoindre sans renverser le liquide. Créa se jeta sur sa boisson, l'aggripa des deux mains et la finit d'une traite, non sans une grimace. 

« Doucement, lui suggéra le garçon. Il faut savoir savourer les bonnes choses dans la vie. 

— Je n'ai pas la patience », répondit-elle en le dévorant des yeux. 

Elle débordait d'excitation. Ses joues rougies redonnaient un peu de vie à son teint pâle et une fossette se dessinait du côté droit, tandis qu'elle souriait. Elle n'en pouvait plus, elle ne voulait plus attendre d'être heureuse. C'est avec une grande surprise, pour elle ainsi que pour lui, qu'elle l'attira à elle et colla ses lèvres aux siennes. 

**

Effondrée sur son canapé-lit, Créa ressassait les évènements de cette soirée. Elle n'avait pas senti cette plénitude depuis longtemps. Un sourire se dessinait sur son visage. Elle semblait heureuse. Ses craintes sur la grande ville s'étaient volatilisées avec Grégoire. Peut-être que cette année ne sera pas aussi horrible que ce qu'elle pensait.

Un grondement discret fit remuer son estomac. Elle mourrait de faim. Elle n'avait rien ingéré de solide depuis midi.

Elle roula sur le matelas pour atteindre sa petite cuisine. La lumière du réfrigérateur l'éblouit. Elle se frotta les paupières, dans un bâillement. Seulement, lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle se rendit compte du vide sur les étagères transparentes. Elle avait fini le dernier yaourt la veille et complètement oublié de faire les courses depuis.

Un second grognement secoua ses pensées. La nuit était silencieuse en comparaison aux cris de rage qui fusaient dans sa tête. Elle se sentait seule, abandonnée au milieu d'une vaste étendue d'immeuble.



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