CHAPITRE DIX SEPT

La salle d'étude renfermait une atmosphère froide. Peu de lycéens s'y rendaient entre les cours, excepté lors des journées pluvieuses. Aujourd'hui, le soleil se cachait derrière des nuées blanchâtres mais il ne pleuvait pas. Judi avait les lieux pour lui seul.

Il défit un sachet rempli de chips et un sandwich emballé dans de l'aluminium. Un mouchoir déplié sur la table jouait le rôle d'assiette et il y posa son festin.

Alors que seul le craquement des chips contre ses môlaires emplissait les environs, il entendit des pas dans le couloir. La porte devant lui s'ouvrît sur Romane. Elle émit un mouvement de recul en s'apercevant qu'elle n'était pas seule, puis la referma derrière elle.

Judi se remit à mâcher lorsqu'elle vint s'installer sur une table à sa droite.

La jeune fille croisa les bras en silence et reposa sa tête dessus. Elle fermait les yeux. On aurait dit qu'elle dormait.

« Tu viens d'où ? lâcha-t-elle soudainement.

— Comment ça ? »

Judi attaquait son sandwich. Il n'aimait pas trop parler en mangeant.

« Tu viens d'emménager ?

— Non, je vis ici depuis toujours.

— Tu étais dans un autre lycée alors ? »

Il secoua la tête. Mais elle ne pouvait le voir, alors la bouche pleine, il lui répondit d'une voix étouffée.

« Non. »

Elle releva le buste dans un soupir. Il ne semblait pas enclin à en dire plus. Elle abandonna l'énigme Judi, pour l'instant.

« Je ne voulais pas te déranger pendant ton repas, s'excusa-t-elle. Je pensais que l'étude serait vide. Tu viens souvent ici ?

— Tout le temps.

— C'est pour ça qu'on te voit jamais durant les pauses ? »

Romane posait beaucoup de questions. Judi n'arrivait pas à se concentrer. Il posa son sandwich, s'essuya le bord des lèvres, puis se tourna en sa direction.

« Et toi, qu'est-ce que tu fais là ?

— Je me cache, avoua-t-elle.

— Pourquoi ?

— Je n'aime pas que les gens me voient triste.

— Tu es triste ? »

Voilà que lui aussi se mettait à l'interroger.

« C'est ce que je viens de dire, sourit-elle.

— Pourquoi ?

— Hier, ma sœur est rentrée à la maison. Elle étudie le droit dans une faculté pour riches.

— Je ne comprends pas pourquoi ça te rend triste.

— Parce qu'elle a un nouveau petit copain, s'énerva Romane, le fils d'un avocat. Mes parents ont toujours été très fiers de Lutine. Ils ne parlent que d'elle, même lorsqu'elle n'est pas là. Moi, je ne suis pas très douée pour les cours. Ils veulent m'envoyer en médecine, d'où la filière scientifique. Ils pensent qu'en augmentant la difficulté, je vais me découvrir une passion pour le goût de l'effort.

— Tu ne me parais pas si mauvaise que ça », la rassura Judi.

Elle lui sourit encore et en ce même instant, son ventre gargouilla.

« Tu veux le pain de mon sandwich ? Je n'aime pas ça. »

Romane acquiesça et se rapprocha de lui, pour s'asseoir sur la chaise voisine.

Le garçon sortit la garniture de son repas et tendit le pain à la jeune fille. Il ne lui restait plus qu'une simple tranche de jambon, il s'en contenterait sans peine. Judi n'avait jamais eu un grand appétit.

« Tu pourrais peut-être m'aider, suggéra-t-elle après qu'ils aient terminé de manger. Tu obtiens toujours des super notes en travaux pratiques. Qu'est-ce que t'en dis de devenir partenaires de TP ? »

Judi bégaya. Il n'aimait pas les travaux pratiques. Il fallait toujours qu'il fasse équipe avec quelqu'un qui aimait le contredire. Le garçon préférait travailler.

« Tu ne vas pas essayer de me dire quoi faire ?

— Non, promit-elle. Je te suivrais. »

Si cela pouvait l'empêcher de tomber sur un ignorant qui prétend tout savoir sur les solvants, il accepta.

Ils se serrèrent la main en signe de bon gage.

**

« Romane et Jordan, un joli dix-huit. Votre duo semble bien fonctionner. Continuez comme ça, les encouragea la professeure de physique-chimie.

— Trop cool », souffla la jeune fille aux côtés de Judi.

Elle admirait avec des yeux écarquillés la copie qu'on venait de leur rendre, lorsque l'heure de cours s'acheva. Des flots d'élèves se rassemblèrent en petit groupe dans les couloirs.

« Tu vas en salle d'étude ? demanda Romane qui suivait Judi hors du laboratoire.

— Oui. »

Où voulait-elle qu'il se rende ?

Elle continua à marcher avec lui jusqu'à l'entrée du bâtiment, puis ils bifurquèrent vers une partie plus déserte. Ici, le jaune des murs n'avait pas été repeint, les luminaires grésillaient et le béton du carrelage ressortait sous la couche de vernis.

« Tu ne vas pas avec les autres ? s'enquit Judi en rentrant dans l'étude.

— Ils vont manger à la pizzeria, expliqua Romane. J'essaie de faire un régime.

— Tu n'es pas grosse.

— Je sais, mais ma sœur est plus fine que moi. Ma mère me l'a fait remarquer hier. »

Elle sortit une salade de son sac à dos, tandis que Judi déballait son sandwich.

« Si tu as encore faim, je peux te laisser le pain.

— Ça ira, cette fois-ci », le remercia-t-elle.

Comme à l'accoutumée, la salle ne comptait qu'eux. Le beau temps incitait les autres lycées à profiter des snacks au centre du village.

Le silence prenait doucement possession des lieux. On n'entendait même plus l'agitation de dehors.

Romane en profita pour jeter un œil à Judi. Depuis son arrivée, elle ne cessait de le dévisager. Elle était certaine de le connaître, de l'avoir déjà vu quelque part. Peut-être au lac ?

Soudain, elle remarqua un mouvement au niveau de son sourcil. Elle se souvenait de ce toc.

« Est-ce que c'est toi le garçon étrange de l'école primaire ? risqua-t-elle de demander. Tu foutais les jetons à tout le monde quand tu te mettais en colère.

— C'est possible. »

Judi ne semblait pas plus perturbé que cela par sa question. Elle continua, certaine à présent que c'était lui. Ça expliquait pourquoi il ne semblait pas tout à fait étranger.

« Tu étais plus grand que moi, mais tu me faisais rire.

— Je te faisais rire ? Tu n'avais pas peur ? »

Elle acquiesça dans un sourire. Une pointe de surprise s'était fait entendre dans la voix de Judi.

« Tu es toujours un peu bizarre mais ça te rend mignon, désormais », confessa-t-elle en caressant son bras.

Judi frémit à son contact. Sa peau brûlait sous la pulpe des doigts de la jeune fille. Il retira vivement son avant-bras.

« Désolée.

— Recommence », l'invita-t-il.

Son bras ballant se tendit devant elle. Il voulait sentir à nouveau cette douleur. Cette sensation, identique à celle provoquée par Créa. Il ne pensait pas la retrouver un jour.

De petits pincements, comme des décharges électriques, l'emplirent lorsque la jeune fille le toucha une nouvelle fois. Il ferma les yeux, crispé par la gêne, la démangeaison. Il luttait pour ne pas se défaire de ce contact. Son corps ne réagit pas non plus, lorsque Romane en profita pour l'embrasser. Il imaginait la présence de quelqu'un d'autre à ses côtés.

« Ça te dit qu'on sorte ensemble ? »

Il rouvrit subitement les paupières. Venait-il de trahir Créa ?

Il allait décliner, lorsqu'il se rappela que la sœur de Romane avait un nouveau petit copain. La jeune fille était triste à cause de ça.

« Ça t'aiderait pour tes parents ? »

Elle acquiesça.

« Alors c'est d'accord. »

**

Quand la pénombre recouvrit toute lumière de son charme enivrant, les bars commencèrent à se remplir sur la rue Monte-Carlo. Créa franchit la porte de l'un d'eux, accompagnée de Grégoire, Octave et quelques connaissances.

Elle souriait à s'en décrocher la mâchoire, ivre de plénitude et de confiance en elle. Pourtant, l'endroit dans lequel elle venait de pénétrer était grand, trop grand pour elle, pour son angoisse.

Elle ne le remarqua même pas et se dirigea avec empressement au comptoir pour commander un verre d'alcool. L'euphorie prenait emprise sur elle et la Créa d'avant semblait s'être enfuie à grandes enjambées.

Elle n'avait plus peur du monde, à présent elle l'embrassait, à pleine bouche. Ses clopes à la main, elle parcourait ses limites et ses possibilités. Elle ne doutait plus de la personne qu'elle allait devenir.

Car à présent, peu lui importait. Elle n'avait plus de raison de craindre cet environnement inconnu. Elle se foutait de l'universalité. Grégoire était là. Et Judi aussi, figé sur la petite photographie planquée dans une poche arrière de son jean. Puis si Judi n'avait plus peur d'aller au lycée, alors elle n'avait plus peur de la grande ville.

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