Chapitre 1 - 逅

Idée provenant du fanart ci-dessus (couverture)

Au programme : surprise, chaleur, rêve et fantastique...💜




    La mer se déchaînait sur les côtes nippones. Contre les rochers de la digue, elle écumait sa rage, à la fébrile lueur du crépuscule.

    Le long des dalles de la rive, Wei Ying se baladait, le visage et ses longs cheveux fouettés par les vents marins. Le jeune homme fêtait en ce morne soir ses dix-neuf bougies. Seul. Car toutes les tempêtes étaient préférables à celui qui attendait son retour : un quarantenaire chinois, à son instar, riche maître d'un immense domaine. Un impulsif qui avait offert une fortune à sa famille pour avoir droit de vie sur lui.

    Il frissonna à la simple idée de le retrouver. Plus de temps il mettrait à rentrer, plus de coups il recevrait ; mais qu'importe, finalement. Que le vent impitoyable le frappe cette nuit, qu'il lui gèle les os ! Que la marée furieuse l'emporte, même. Son existence était sienne, et loin de sa Chine natale, il n'avait nul refuge où fuir cet homme.

    Il avança sur la digue trempée et escarpée, désireux de purifier ses maux par la tempête et la froideur de ses flots. Tentait-il le diable à s'aventurer ainsi sur les roches glissantes, tanguant à la force du vent, les jambes giflées par la houle ? Peut-être. Sûrement. Il ferma les yeux.

— J'appartiens déjà au pire démon.

    Lorsque ses paupières se rouvrirent, une vague immense se dressa devant lui, prête à heurter le frotton et balayer tout ce qui s'y trouvait. Son sang se glaça. L'instant d'après, avant d'avoir pu reculer d'un pas, le mur s'abattit. Il tomba à l'eau, sa tête percuta la roche.

    Son corps était léger dans le velours frigorifiant des flots, gelé, mais aérien, peu à peu happé vers les profondeurs paisibles. Ce soir était son dernier. Une bien pitoyable existence écourtée par la nature.

    À travers les ondées de sa vision floue, il perçut un mirage. Une créature gracieuse dont les couleurs vives tranchaient avec la noirceur marine. Était-il déjà mort ? L'inconscience l'emporta sur l'illusion d'une longue chevelure argentée.

   Ses paupières papillonnèrent. Une chaleur inhabituelle l'enveloppait. Quel réveil était-ce là ? Un calme anormal, dénué d'injonctions ou de désagréables sensations...

    Une odeur de cuir. Des poils fins lui chatouillaient les narines. Il ouvrit les yeux sur l'épaisseur d'une fourrure claire qui le bordait jusqu'au cou. Voici donc l'origine de son confort... La fermeté du sol, cependant, n'était pas celle d'un lit.

    En s'installant sur un coude, il découvrit la peau d'animal qui lui servait de matelas de fortune et l'humidité environnante, typique d'une grotte océane, creusée par la houle à même la roche.

— Ne bouge pas trop.

    La voix étrangère le fit sursauter. À sa dextre, un inconnu tentait de redonner naissance à un feu mourant.

— Qui êtes-vous ?

    L'homme garda le silence, affairé à nourrir ses flammes frileuses. Wei Ying se redressa, une main délicate pressée contre son crâne endolori. Les souvenirs de sa chute ainsi que sa noyade lui revinrent en mémoire. La mystérieuse créature, aussi. Il dévisagea l'étranger d'un œil de biais sans retrouver nulle similitude avec sa chimère. Vraisemblablement, cethomme l'avait sauvé, et à en croire la tranquillité desflots à la lueur timide de la lune, plusieurs heures s'étaient écoulées. Le sauver... désirait-il seulement l'être ?

— Monsieur, je vous remercie d'avoir pris soin de moi, articula Wei Ying en se remettant debout.

— Ne t'agite pas, tu as reçu un mauvais coup.

— Je ne peux pas rester.

    Un vertige le fit vaciller. L'inconnu se jeta à ses pieds pour amortir sa chute. C'est au creux de son coude que Wei Ying découvrit sa grande beauté. La grâce virile de ses traits, sa mâchoire fine mais acérée – délicate masculinité – et ses iris d'un ambre presque luminescent. Un être en tout point déconcertant. Sa chevelure ébène laissait glisser sa soie sur ses épaules charpentées pour reposer au sein du col en V de sa tenue bleu roi. Dans ces vêtements humides sculptant à la perfection sa musculature, il avait l'air d'un marin solitaire, un trentenaire un peu sauvage tout juste rentré de sa pêche. Un pêcheur au corps diablement tentateur, ceci dit, dont les lèvres tendres attisaient les pensées les plus immorales.

    Les joues de Wei Ying se colorèrent. Il détourna la tête, honteux, alors qu'il retrouvait la chaleur de sa peau de bête.

 — Je m'appelle Lan Wangji. Lan Zhan, pour les intimes.

— Et moi, Wei Wuxian. Ou Wei Ying.

— Mh. Wei Ying, que faisais-tu par ce temps, à cet endroit si dangereux ?

    Fuyant, le jeune homme baissa les yeux. Oserait-il avouer qu'il avait confié son pitoyable destin à la tempête ? Son unique lieu de paix résidait dans les bas-fonds des eaux tourmentées.

— Je dois rentrer...

— Où habites-tu ? Je vais te raccompagner.

— Non, s'affola Wei Ying, surtout pas !

— Tu ne rentreras pas seul avec cette blessure à la tête.

— Ha ! Ce n'est rien, croyez-moi...

    Et en effet, ce n'était rien. Bien des coups avaient eu raison de sa carcasse par des moyens plus vils qu'une inoffensive roche.

    Lan Zhan fronça les sourcils, perplexe. À la nouvelle et pleine clarté de la lune, il commença à discerner le corps frêle du garçon, les tuméfactions sur sa peau de porcelaine, jusque dans son cou. Ses yeux s'agrandirent.

— Que t'est-il arrivé pour te retrouver dans un tel état ? Qui t'a fait ça ?

    Face à son silence, Lan Zhan releva son menton pour capturer son regard nuageux.

— Écoute, je ne pourrais pas t'aider si...

— Pourquoi voulez-vous m'aider ? se renfrogna le concerné en repoussant sa main. Je ne suis qu'un inconnu, pour vous. Et puis, je ne vous ai pas demandé de me sauver.

    Lan Zhan peina à en croire ses oreilles.

— J'ai peur de comprendre... cherchais-tu la mort ?

    Wei Ying se pinça les lèvres et tourna la tête.

— Que cherches-tu à fuir ?

— Ce n'est pas votre problème.

— Ça l'est, maintenant.

— Pourquoi ? Dites-moi !

— Parce que je sauve des gens depuis bien longtemps. C'est ainsi que je vis.

— Que vous vivez ?

— Mh. Si tu me parles, je ferai de même.

    Cet homme n'allait donc pas le laisser en paix. Wei Ying soupira, dépité. À quoi bon cacher ce qu'il allait tôt ou tard devoir dévoiler ? Il n'était pas en mesure de se déplacer seul et devait à tout prix rentrer avant de subir un châtiment bien pire que ceux habituels.

— Dis-moi, que fuyais-tu en cherchant la mort ?

— ... Mon mari.

    Wangji demeura muet. Quel âge avait ce garçon pour être déjà épousé ? Il examina son visage gracile, trop émacié pour attester de bons traitements matrimoniaux.

— Tu es bien jeune pour être marié.

— Ce soir, je « fêtais » mes dix-neuf ans.

— Et depuis combien de temps es-tu avec...

— Cinq ans.

    Cette fois, le message était clair. Lan Zhan en resta estomaqué. Il reconnaissait là l'odieuse coutume de certaines provinces chinoises ; la dépravation des hommes n'avait plus de secrets pour lui. Il fixa le garçon avec une stupeur qui se mua bien vite en peine. Puis en rage sourde. La soumission peignait ses ravages sur son visage candide. Ses désirs sinistres de la veille s'entendaient désormais parfaitement.

— Que te fera-t-il si tu rentres ?

    À son œillade basse, la réponse de Wei Ying fut limpide, en silence. De la violence, encore et toujours. Cet égocentrique ne connaissait qu'elle, sous toutes ses formes.

— Bien. Tu n'y retourneras plus.

— P-pardon ?!

— Tu m'as bien entendu.

— J'ai été arraché à ma famille et j'ai quitté la Chine il y a longtemps, pensez-vous que j'ai un autre endroit où aller ? s'agaça Wei Ying. Je ne peux pas me permettre de...

— Je vais m'occuper de toi.

— Vous ?! Mais je ne vous connais pas !

— Et lui ? Tu le connaissais avant qu'il ne te prenne de force ?

    Wei Ying se raidit à ces mots. La mâchoire serrée, il se détourna et s'enfouit sous la fourrure. Lan Zhan s'accusa en silence pour sa maladresse.

— Excuse-moi, soupira-t-il, je veux simplement t'aider.

— Vous ne pouvez pas, marmonna le blessé, de dos.

— Laisse-moi au moins essayer...

— Quoiqu'il arrive, je dois y retourner pour récupérer une chose. Dès qu'il vous verra, il vous mettra dehors et moi, il me punira pour avoir passé la nuit à l'extérieur, à plus forte raison en compagnie d'un autre homme. J'aurai de la chance s'il ne me tue pas pour ça.

    Le tuer. N'aurait-il pas été mieux, en fin de compte, d'en finir au plus vite ?

— Je te jure que je ne laisserai jamais une telle chose se produire.

    Dépité – et puisqu'il n'avait de toute façon plus rien à perdre – Wei Ying abdiqua. Si la vie décidait de lui accorder un avenir moins misérable, il réussirait à fuir, au pire, il trouverait la mort sous les coups et son cauchemar s'achèverait. Dans la plus grande résignation, il se retourna sur le dos et lorgna son sauveur, loin d'avoir entière confiance en ses capacités. Ce garçon avait beau tenir une forme parfaite, il ne ferait pas le poids face à la milice grassement payée de son maître. Mais puisqu'il n'entretenait plus d'espoir depuis bien longtemps...

— C'est d'accord.

— Vraiment ? se surprit Lan Zhan.

— À condition que tu me dises qui tu es réellement.

    Wangji dessina un fin sourire. S'il ne pouvait pas tout dévoiler de sa vie, il pouvait au moins lui fournir quelques informations satisfaisantes.

— Tu disais que tu sauvais des gens...

— C'est vrai. Je passe mes journées en mer, je trouve donc souvent des naufragés. Et lorsque je suis à terre, je rends service et répare les injustices qui sont en mon pouvoir.

    Touché par sa générosité, Wei Ying lui rendit un beau sourire. Rayon de soleil qui séduit aussitôt son Wangji, déjà conquis par son visage chérubin. Jamais il n'avait rencontré un être en pareille détresse, à la fois sensible, passionné et vaincu par la vie. Au cœur serti d'une douce puissance. À travers ce sourire, il percevait le rêve de bonheur dont le destin l'avait privé jusque-là. Le bonheur qu'il souhaitait lui offrir, dès à présent.

— Es-tu un pêcheur ? ou un marin ?

    Cette fois, Wangji réprima un petit rire. Lui, pêcheur...

— Un marin serait plus adapté à ma situation.

— Et tu...

— Je répondrais à tes autres questions une fois que nous aurons réglé les choses te concernant.

    La peur pointa le bout de son nez. Pour une raison qui lui échappait, dans cette grotte, Wei Ying se sentait bien. Près cet inconnu, il se sentait bien. Plus que cela, même, il ne voulait plus rentrer. Il ne désirait plus mourir, non plus ; l'espoir gravait ses idylles dans son esprit et il détestait cela. Malgré tout, il devait revoir son cauchemar. Son cœur n'aurait su se consoler de la perte de son unique trésor.

    Lan Zhan l'enveloppa dans un chaud manteau en fourrure et l'aida à se relever. Le moment était venu d'affronter le monstre.

N/A : le mariage pédérastique était une coutume chinoise du XIX° siècle bien réelle – et abjecte.

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