Chapitre 2

Leeloo


Que le spectacle démarre en fanfare !

Mon amie déboule chez moi comme un boulet de canon, les yeux vissés à l'épouvantable pique-assiette qui a chapardé mes céréales. 

Elle est super flippante, Zara. Elle a beau être une petite Japonaise toute fluette incollable sur la pop culture, elle a un regard de tueuse en série et le visage le plus impassible de l'univers, « dont la froideur hivernale congèlerait en une seconde les bourses pleines d'un ours polaire en rut » d'après Stan. Mon frère n'a pas tort : une fois, je l'ai vue stopper la charge d'un chien agressif d'un seul regard perçant ! C'était surnaturel. L'animal s'est arrêté sur le trottoir face à elle, a baissé piteusement la tête et s'est enfui dans la direction opposée la queue entre les jambes. Souple et agile, le port élégant, elle ressemble à une samouraï des temps modernes. Ses tendances féministes et sa passion pour les jeux vidéos intimident les hommes : elle est gameuse professionnelle. Ses longs cheveux noirs et lisses qui lui arrivent à la taille et sa robe blanche à manches longues s'apparentent à ceux d'un fantôme asiatique, comme dans The Ring. Sa loyauté envers moi est telle qu'elle a traversé la rue en chemise de nuit au pas de course. Elle n'est pas essoufflée, mais ça ne m'étonne pas. Elle ne transpire pas, n'ahane pas, ne pleure pas, n'est jamais ivre ou épuisée. Cette fille n'est pas humaine. Gabriel la soupçonne d'être un androïde asiatique très perfectionné infiltré parmi nous pour espionner notre civilisation occidentale. Lorsqu'il lui a sorti cette diatribe au Hamlet, le pub qui est notre QG, elle s'est contentée d'un infime sourire, sans réfuter sa théorie.

— Leeloo. C'est qui, ce mec ? lance-t-elle dans un murmure glacial.

Le concerné repose sa cuillère sur la table en déglutissant. Il a perdu toute sa belle assurance en l'espace de quelques secondes face à ma petite geekette badass qui pèse cinquante kilos toute mouillée.

— Oh ! Zara, ma fleur de cerisier, je ne pensais pas que tu rentrerais aussi tôt ! je réplique d'un ton faussement contrit.

Je joue la comédie comme un pied. Ironique, pour un mannequin pieds et jambes.

Cependant, le parasite concentre son attention sur Zara. Il est sur le qui-vive comme une proie devant un prédateur d'une nature inconnue. L'instinct de survie...

Il a bien raison de se méfier de notre Sushi internationale : elle est la plus redoutable de la bande. Les garçons en sont tous les trois conscients. Pourtant, Elyas est champion de base jump en parallèle de son boulot de kiné, Stan est un vigile teigneux à la carrure de rugbyman qui se bagarre toutes les semaines et Gabriel passe ses journées à pratiquer des touchers rectaux.

— Espèce de garce, siffle-t-elle entre ses dents, sans détacher ses yeux bridés impavides de ceux de Blaise, qui n'est plus très à l'aise. Troisième fois que tu me fais le coup cette semaine.

— Cinquième, je rectifie avec un sourire coquin. Tu as omis le facteur et l'électricien.

— J'ai pris un gode ceinture juste pour te faire plaisir alors que je n'en vois pas l'utilité. Tu devrais avoir honte de déshonorer mes ancêtres. J'ai vendu la bague de fiançailles de mon arrière-grand-mère décédée à la naissance pour t'acheter ce cadeau.

« Décédée à la naissance ». Et l'autre, les yeux ronds comme des soucoupes, qui ne calcule même pas le non-sens de cette phrase ! Je me retiens d'éclater de rire. À la place, j'esquisse une moue d'excuse.

— Désolée, ma douce, je ne le ferai plus.

Elle m'écrase d'un regard meurtrier si crédible que même moi, j'en ai la chair de poule. Avec le rideau de satin sombre qui encadre son visage diaphane, elle a tout d'un spectre vengeur.

— Je sais que tu ne le feras plus, parce que je vais revendre ce gode ceinture pour t'acheter une ceinture de chasteté médiévale hérissée de pointes en fer.

— Je... je vais vous laisser, cafouille le parasite en s'extrayant de sa chaise.

Zara ramène son attention sur lui, penche la tête sur le côté comme un animal et le menace tout doucement :

— Si tu ne veux pas que j'arrache ta verrue et te l'enfonce dans le trou de nez pour te punir d'avoir introduit ta queue infâme dans le vagin de ma nana, il vaut mieux que tu nous laisses, oui.

Oh merde, elle y va fort, là !

Terrorisé, Blaise bat en retraite en rasant les murs pour rester le plus loin possible de mon amie. Il ramasse ses fringues dispersées à terre dans le salon en moins de dix secondes et, dans un silence de mort, déguerpit de mon appartement.

La victoire est à nouuuuus !

Seule Zara pouvait venir à bout d'un Facehugger. Ou Sigourney Weaver*, à la limite.

Dès que la porte claque derrière lui, le visage de ma copine se transforme radicalement : sa froideur extrême est remplacée par un petit sourire empli de satisfaction et une expression affamée. Elle se laisse tomber sur la chaise vacante en face de moi, repousse le bol de céréales en grimaçant et pioche un pain aux raisins, avant de mordre dedans avec voracité. Je soupire à cœur fendre en avisant mes Chocapic noyés. Paix à leur âme chocolatée. Je l'avoue, je me suis peut-être un peu laissé submerger par mon sens du mélodrame lorsque Blaise a vidé le paquet, mais il faut se mettre à ma place : j'étais sous le choc de son geste irréversible.

Arigatô gozaimasu, je souffle avec tendresse, en inclinant la tête vers Sushi.

« Merci » est le seul mot en japonais que j'ai mémorisé. Je le prononce comme si j'avais un cheveu sur la langue et un rhume carabiné, mais elle ne s'en préoccupe pas. En plus, elle ne connaît que quelques mots de japonais. Elle est française, ainsi que ses parents. C'est d'autant plus idiot de ma part de la remercier dans la langue de ses grands-parents. Disons que, pour moi, le merci japonais affecte une connotation plus solennelle que le merci français. De la sorte, je lui montre à quel point je lui suis reconnaissante de m'avoir tirée de ce bourbier matinal.

Zara se passe la pointe de la langue sur les dents après avoir avalé sa bouchée, un œil songeur sur la porte, et me fait remarquer avec un calme olympien :

— Ce type était dégueu. On a essayé de te signaler à distance que tu allumais un laideron, mais tu gloussais comme une dinde transgénique en nous offrant le spectacle d'une danse des canards tellement épique qu'on n'a pas osé t'interrompre. Gabriel t'a filmée et a mis ça en ligne sur son compte YouTube, d'ailleurs. Déjà trois mille vues. Mais pendant qu'on tirait à la courte paille pour désigner celui qui devrait aller te dire la vérité de vive voix et te ramener dans le droit chemin, tu t'es éclipsée avec ton parasite.

— J'avais bu un verre ou deux de trop, je me justifie en haussant une épaule.

— Un ou deux ? Tu as lancé ton haut au DJ, puis tu as rampé topless sur le bar avant que les gars ne te fassent descendre. Ça n'a pas été facile, tu t'es débattue comme une diablesse et tu as flanqué un coup de genou dans les boules de Stan.

— Ah oui ? je réponds distraitement. Ça explique pourquoi j'avais les seins tout collants avant de prendre ma douche.

Pas de quoi faire un plat, j'ai commis bien pire en étant sobre. En ce qui concerne Stan, il l'avait mérité pour nous avoir entraînés dans ce repaire de bouseux. Je parie qu'il a couiné comme une fillette.

— Ça t'apprendra à emmener des inconnus chez toi. Je t'ai prévenue que ça te jouerait des tours, un de ces quatre. En vérité, je croyais que tu finirais par tomber sur un psychopathe qui t'éventrerait pendant ton sommeil pour se baigner dans ton sang et se tartiner la peau avec tes tripes. (Je sourcille, mais elle poursuit son sermon, stoïque.) Mais les Facehugger, c'est une calamité. La prochaine fois, choisis n'importe quel endroit sauf ton appart, ça évitera les mauvaises surprises et te permettra de garder le contrôle.

— Chez toi, je peux ? je la provoque en jubilant par anticipation de sa réaction.

— Si tu ramènes un mec chez moi, je t'éventrerai pendant ton sommeil pour me baigner dans ton sang et me tartiner la peau avec tes tripes.

— Entendu, maîtresse ! je riposte en feignant de la fouetter.

Elle bombe le torse en s'accoudant au dossier de sa chaise.

— Sinon, c'était bien trouvé, le coup de la verrue, non ?

— Très bien trouvé. Tu étais inspirée par un certain lyrisme morbide.

— J'ai eu une illumination en regardant sa face de fion. J'ai hésité entre cette menace et celle de lui couper les couilles avec un katana, mais j'ai jugé que la verrue dans la narine était une alternative plus originale.

— J'approuve. La castration, c'est cliché !

— On est d'accord. Cliché et has-been. Pourquoi tu n'as pas demandé à ton parasite de décamper, comme les précédents ?

— J'ai tenté de lui glisser subtilement, mais...

— La subtilité est une perte de temps avec ce genre de mec, voyons.

— J'avais intégré la nuance. J'étais à deux doigts de déchaîner les enfers sur lui avant ton arrivée. Il m'avait déjà agacée, mais il a franchi la limite ultime avec les Chocapic !

— Toi et tes Chocapic ! grogne Zara. Tu devrais songer à épouser ton paquet de céréales dans une chapelle de Las Vegas, avec un vieux clochard déguisé en Elvis pour présider la cérémonie. Nul doute que ça donnerait un album photos collector.

Je n'insiste pas. Elle est bourrée de qualités, mais ça la dépasse. Le seul qui partage mon obsession « étrange » (selon eux !) pour les Chocapic dans la bande, c'est Elyas. Notre manie alimentaire remonte à notre enfance. Une époque simple et agréable, celle où notre amitié était la plus soudée, avant que nos émois d'ados et nos divergences de tempéraments ne bouleversent notre relation jusqu'à nous éloigner l'un de l'autre. Ce garçon formidable était mon meilleur ami. Maintenant, nous sommes les moins proches de la team, alors que Stan et moi le côtoyons depuis l'année de son emménagement à Montpellier, lorsqu'il a intégré l'école primaire de mon frère. J'étais encore en maternelle la première fois que je l'ai vu chez nous. Les autres se sont greffés à notre trio plus tard. J'étais dans le même lycée que ma Sushi, dont la marginalité assumée m'a tapé dans l'œil. De son côté, Elyas a rencontré Gab en filière scientifique, puis celui-ci nous a présenté sa cousine Alice, la plus jeune de nous six.

Mes rapports avec le colocataire de mon frère sont devenus distants, voire houleux. Il désapprouve ma façon d'être et ne se prive pas de me le faire sentir. Cette situation me mine le moral, même si je ne l'ai dit qu'à Zara. L'ancien Elyas me manque : le nouveau m'est imperméable. Or, je ne veux pas que nos tensions rejaillissent sur notre groupe et en altèrent l'harmonie.

— À charge de revanche pour le coup de pouce, mon petit sushi au wasabi ! je la taquine avec affection.

Mon amie me mitraille du regard, car ce surnom cul-cul la met en rogne. Je choisis de ne pas en tenir compte et d'étancher ma curiosité :

— Qui a obtenu la courte paille, hier soir ?

— Elyas. Il se faisait tellement une joie de te casser ton coup qu'il était furax lorsqu'il a constaté que vous étiez déjà partis de la boîte. Je l'ai rarement vu aussi à cran. Je pense qu'il aurait pu te balancer sur son épaule comme un homme des cavernes.

Je gronde « Mais quel connard ! ».

— Il était jaloux, Lee.

J'aimerais qu'elle ait raison, mais ce n'est pas le cas. Mon béguin d'ado m'est aussi inaccessible que la lune. Un glaçon serait plus chaleureux que lui avec moi.

Maigre consolation : il n'est pas très chaleureux non plus envers les autres femmes, hormis les heureuses élues qu'il emmène occasionnellement à l'hôtel – il ne me l'a pas dit, mais j'ai mes sources infiltrées. C'est pourquoi Stan lui a attribué le surnom d'Apocon après le lycée. Mon frère prétend que la barrière que son ami instaure est une manière de se protéger, parce qu'il se méfie des nanas. Ce n'est pas lié à une rupture amoureuse qui lui aurait brisé le cœur. Ses réserves proviennent de tout ce qu'il dégage à son insu. Ce à quoi les femmes qui ne le connaissent pas ou peu le réduisent, plus précisément.

Comment expliquer ça ?

Il est peut-être temps de préciser qu'Elyas n'est pas un beau mec.

Non, il est bien au-delà de la simple bogossitude. 

Il possède un charisme limite surnaturel qui s'est développé tardivement, d'où Apocon, sobriquet dérivé du dieu grec de la beauté, Apollon. Notre kiné corse considère cependant son physique comme un fardeau, rarement comme un atout. Les femmes – et quelquefois les hommes – le harcèlent dans les endroits publics. À chaque déplacement, il écope de son lot de regards insistants et de tentatives de flirt. La rue, les bars, les restos, les magasins... et je ne vous parle même pas des nymphos qui se ruent dans son cabinet ! 

Il a déjà dû changer de numéro de téléphone à plusieurs reprises à cause de tarées qui lui expédiaient des sextos et des photos dénudées ou envoyaient des cadeaux inappropriés sur son lieu de travail. Cet engouement qu'il suscite sans le vouloir pourrait être cocasse, mais je vous jure que le sujet ne fait pas du tout rire le concerné et amplifie le stress dont il est l'objet. C'est exactement la même chose que les filles qui reçoivent des photos de parties génitales de pervers sur les réseaux ou se font accoster lourdement dans la rue à tout bout de champ, sauf qu'avec mon ami, c'est le phénomène inverse ! C'est allé très loin, car il a été obligé de porter plainte contre une de ses anciennes patientes, une obsédée détraquée qui le prenait en filature jusque chez lui. Un matin, il a retrouvé cette folle furieuse en train de se masturber contre le capot de sa voiture dans un parking ! Elle menaçait de se suicider s'il n'acceptait pas de se marier avec elle et de lui faire plein d'enfants... Elyas a obtenu une injonction d'éloignement contre elle. Elle a également dû s'acquitter d'une amende et d'une obligation de suivre une thérapie.

Des inconnues l'accostent très souvent pour établir le contact avec lui, même quand il n'est pas seul et ne fait rien pour les alpaguer, encore moins pour les encourager. Il entend plusieurs fois par semaine : « Vous me faites penser à cet acteur magnifique, là ! Je ne me souviens plus de son nom, je l'ai sur le bout de la langue... à moins qu'il ne soit chanteur ou top model ? Je ne sais plus... Vous pouvez me signer un autographe ? » Bah non, il ne peut pas et ne veut pas, parce qu'il n'est ni acteur, ni chanteur, ni top model ! Mais il est doté d'une aura si puissante et inexplicable que la majorité des gens le croient célèbre, comme s'il avait des faux airs indéfinissables de plusieurs acteurs. Et plus il est froid avec les femmes qui le draguent, plus elles insistent, comme s'il incarnait un défi pour elles. Je suis persuadée que, s'il avait pu formuler le vœu de choisir son apparence grâce à la lampe magique d'Aladdin, il aurait opté pour un physique plus ordinaire et passe-partout, à mi-chemin entre l'adolescent ingrat qu'il était et l'homme splendide qu'il est aujourd'hui. La laideur peut être pesante, mais l'excès de beauté peut l'être tout autant.

Pour revenir à ma discussion, je pense que Zara se trompe. Elyas n'était pas jaloux de mon parasite à la verrue, ce n'est pas son style.

— Non, il aurait voulu me mettre des bâtons dans les roues pour que je ne baise pas avec Blaise, car aucune fille n'était à son goût à cette soirée ! Ne cherche pas midi à quatorze heures, je grommelle en détournant la tête.

— Tu as autant de merde dans les yeux que lui. Il se comporte ainsi avec toi parce qu'il s'interdit de te désirer, c'est une évidence.

Je balaye ses propos absurdes d'un geste expéditif.

— Du désir ? Pfffff ! Il ne m'a jamais vue comme une femme ! Il me considère encore comme la gamine maigrelette avec son appareil dentaire qui lui collait aux basques, le tapait avec ses dinos en plastoque et se pâmait devant lui au moindre sourire qu'il daignait lui accorder.

— Ce n'est pas ce que ton frère croit.

— Stan est un imbécile, qu'il se mêle de ses oignons ! Qu'est-ce qu'il y connaît ? Il n'a jamais eu de relation sérieuse !

— Toi non plus, espèce de nouille.

— Par choix personnel !

Comme elle, je tiens farouchement à ma liberté et à mon indépendance. Ni Zara ni moi ne cherchons l'homme de notre vie. La différence entre nous, c'est que ma geekette japonaise n'a pas besoin de sexe pour s'épanouir. Non seulement elle ne cache pas son asexualité, mais elle la revendique. Certaines personnes ne pigent pas qu'elle ne ressente pas du tout l'envie de faire l'amour. Les mauvaises langues allèguent qu'elle est frigide, frustrée, coincée et donc, asexuelle par défaut. Du grand n'importe quoi ! Dès qu'on ne rentre pas dans une case, ça se moque dans le meilleur des cas et ça diffame dans le pire ! Moi, c'est tout l'inverse : les imbéciles étriqués me perçoivent comme une salope nympho parce que j'enchaîne les conquêtes, alors qu'ils trouvent la démarche normale et logique chez un homme. Parce qu'un homme a le droit d'avoir des pulsions et d'aller forniquer à droite à gauche, c'est dans les mœuuuuurs ! Voilà la raison pour laquelle le mot « salope » ne comporte pas d'équivalent masculin. C'est ça qui n'est pas normal, oui !

Eh bien NON, ce n'est pas parce que j'aime le sexe que je suis une salope nympho ! Je suis une femme bien dans sa peau qui assume ses désirs et écoute ses envies, voilà. L'engagement et la vie de couple ne me branchent pas. Bien entendu, on ne sait jamais ce que l'avenir nous réserve. Un jour, peut-être aurai-je envie de me poser avec un mec, mais d'une part, je n'en ai rencontré aucun qui m'incite à réfléchir à cette éventualité et d'autre part, ce n'est pas ce à quoi j'aspire à l'heure actuelle. Je veux avant tout m'éclater avec mes amis, voyager et profiter de ma jeunesse. J'apparente tous les petits bonheurs de l'existence à des fruits multicolores suspendus à un arbre gigantesque, que l'on peut décider de cueillir ou de laisser accrochés. C'est mon choix de ne pas être avec un homme, comme c'est celui de Zara de ne pas baiser. Le célibat, quelle qu'en soit l'origine, ne devrait jamais être honteux. Il serait temps que les mentalités évoluent et que les préjugés régressent, on est au 21ème siècle !

Zara s'en contrefout. Plus d'un type présomptueux s'est cassé les dents sur elle, espérant lui faire découvrir les joies de la luxure et lui offrir une « prise de conscience » charnelle miraculeuse. Ah, les grands seigneurs ! Elle les a tous rembarrés, excepté un, celui avec qui elle a perdu son pucelage l'année dernière. Ce jour-là, elle n'avait rien de prévu et elle souhaitait « voir une bite de près, pour ne pas mourir ignare ». L'expérience lui a confirmé son absence totale d'intérêt pour le sexe. Avec indifférence, elle m'a raconté que son partenaire avait vidé le tube de lubrifiant et qu'elle n'avait pas joui malgré ses techniques soi-disant expertes de masturbation, de cunnilingus et de pénétration. Il s'est acharné sur son clitoris comme sur une manette de jeux avant de l'embrocher sur son levier, agacé. Il voulait lui procurer un orgasme à tout prix, mais Sushi n'en a pas eu. Il a rendu les armes avant même d'avoir éjaculé. Elle ne m'a rien révélé de plus sur lui, à part qu'il s'agissait d'un coureur de jupons orgueilleux qui, vexé par le déroulement de leurs ébats, l'avait traitée en repartant de « gouinasse refoulée », ce qui avait extorqué à mon amie japonaise un rire cynique.

Aucune critique ne peut la blesser. Les mots glissent sur son armure de samouraï. Elle est mon héroïne Disney badass, ma meuf. J'aimerais être aussi détachée qu'elle par rapport au jugement si sévère et révoltant des gens envers les femmes qui ne correspondent pas aux normes sociales et culturelles, mais j'ai encore du chemin à parcourir.

— Je ne te le dirai qu'une fois, parce que je déteste radoter, décrète-t-elle d'une voix douce et autoritaire en me prenant la main sur la table, une démonstration insolite venant de sa part. Tu devrais profiter du voyage pour te rapprocher d'Elyas et mettre les choses à plat avec lui.

Ma gorge se serre. Je devine aisément pourquoi elle me conseille ça.

— Tu... tu es certaine de ce que tu avances ? Qu'il pourrait avoir du désir... pour... moi ? je répète, incrédule malgré mes palpitations cardiaques qui piquent un sprint.

Elle hoche la tête en pressant mes doigts entre les siens, nos regards entrelacés. Son contact me perturbe dans le sens où Zara se mêle très rarement des histoires qui ne la concernent pas. La plupart du temps, ça lui passe bien au-dessus, même si elle est toujours disponible pour écouter mes confidences et m'apporter son soutien. Sauf quand je m'égare : là, elle ne se gêne pas pour me témoigner sa désapprobation. Par contre, elle n'intervient quasiment jamais dans nos relations, d'où le caractère exceptionnel de sa présente démarche.

— Il cache bien son jeu et ne l'a avoué à personne du groupe, mais lorsque tu as les yeux ailleurs, son regard se braque sur toi avec une intensité qui ne trompe pas. (Oh merde, bouffée de chaleur dans la culotte !) Quand tu flirtes avec un homme sous son nez, ça le tourmente. (Excellente nouvelle !) Les fois où il va draguer de son côté, c'est pour ne pas perdre la face. Il te voit comme une femme, Lee. Si je n'en étais pas persuadée, je ne te le dirais pas.

Un petit sourire idiot incurve mes lèvres. Ma copine reprend plus gravement :

— Ça me gave d'assister à vos joutes vachardes et à vos challenges stupides en sachant tout ça. C'est du temps et de l'énergie gaspillés. Les non-dits vous bouffent petit à petit. Stan, Rec, Alice et moi serons obligés de prendre parti un jour ou l'autre si ça ne s'améliore pas entre vous deux. Donc remue-toi les miches, meuf ! Ce n'est pas notre bel empoté psychorigide d'Apocon qui amorcera le premier pas vers toi, il nage trop dans le déni. À toi de lui déciller les yeux et de le faire succomber à ton charme. Si tu lâches l'affaire avec lui, Elyas Mercury deviendra peut-être le plus grand regret de ta vie.

C'est peut-être pathétique, mais ces « joutes vachardes et challenges stupides » sont le dernier lien qui m'unit à Elyas. Sans eux, la communication serait presque inexistante. En outre, si nos amis communs n'avaient pas été là, nous nous serions perdus de vue lorsqu'il a quitté la maison familiale après son baccalauréat pour suivre ses études de kinésithérapie.

— Sushi, je le veux. Je le veux tellement fort, depuis si longtemps...

Elle me sourit avec la bienveillance d'une sœur.

— Tu le veux, Lee ? Alors, fais ce qu'il faut pour l'avoir.

Ragaillardie par ses encouragements, j'acquiesce en me mâchouillant la pointe d'une boucle. C'est décidé : je le séduirai pendant le road-trip ! L'occasion est parfaite. J'ai trois semaines pour parvenir à mes fins. S'il y a une chance qu'il soit attiré par moi comme elle me l'a suggéré, je vais foncer ! Je n'ai rien à perdre et beaucoup à y gagner, après tout. 

Des années que je rêve de coucher avec lui. Mon ami d'enfance incarne mon fantasme absolu et ma référence masculine. Combien de fois l'ai-je imaginé à la place de mes coups d'une nuit ? Il n'y en a pas UN que je n'ai pas comparé à lui dans ma petite tête en surchauffe. Même le plus séduisant de mes amants n'a pas réussi à rivaliser avec le garçon protecteur et attentionné dont j'étais amoureuse au cours de mon enfance, devenu un homme renversant à la crinière blond cendré et aux yeux bleu-vert-gris (ils changent de couleur selon le temps et son humeur, un phénomène fascinant !) Je mets au défi n'importe quelle fille de ne pas baver devant son sourire dévastateur – si rare, hélas – et son corps de sportif aux muscles nerveux, qui n'a rien à envier à son visage hâlé aux traits racés.

Et ce mec est un contraste vivant sur pattes. 1m85 de sexyttude débordante dont il ne cherche pas à jouer avec les femmes, pourtant subjuguées à sa seule apparition. Une allure souple, conjuguée à un look classe et décontracté, qui détonne avec la froideur méfiante de son regard. Une voix chaude, grave et profonde qui profère des sarcasmes ou des saillies lorsqu'il rompt le silence dans lequel il se mure souvent. Et alors, ses longs avant-bras, mes aïeux ! Ce sont des aphrodisiaques naturels. J'avoue bloquer sur cette partie de son anatomie. Sculptés par la pratique intensive des massages, du base jump et de l'exercice physique, encore plus bronzés que le reste de son corps, ils sont agrémentés de tatouages maoris noirs qu'il envisage de faire effacer – une conséquence d'une nuit de beuverie à la fac, qu'il regrette. Les veines qui émaillent discrètement la peau de ses bras trahissent la force de leur propriétaire. Plusieurs bracelets en cuir tressé et une gourmette en acier, offerte par sa mère lorsqu'il a décroché son diplôme, ornent ses poignets bien dessinés. Des mains puissantes et adroites complètent le tableau. Il pourrait être mannequin de détail, lui aussi.

Mon verdict : les avant-bras d'Elyas Mercury sont sa deuxième arme de séduction massive après ses yeux qui changent subtilement de couleur et avant ses petites fesses qui génèrent chez moi tant de pensées impudiques. Mamma mia, lorsqu'il roule ses manches de chemise jusqu'aux coudes d'un mouvement nonchalant, j'en perds tous mes moyens ! J'ai percuté un poteau sur le trottoir une fois à cause de ça.

Quand il pose un congé, c'est pour s'adonner à sa passion décoiffante, une véritable explosion d'adrénaline qu'on ne soupçonnerait pas chez un homme aussi calme et réfléchi que lui : le base jump. Elyas saute dans le vide du haut de montagnes, ponts, falaises, antennes ou immeubles, son parachute sur le dos. Je l'ai vu se jeter d'un barrage, une fois. Une scène hallucinante ! Les bras en croix, il a bondi en avant sous les vivats de Stan, Gabriel, Zara et Alice. C'était spectaculaire de le découvrir sous ce jour, on en a tous eu le souffle coupé. Sa petite minute de descente a été la plus longue de mon existence : mon pauvre cœur battait à tout rompre. J'ai eu tellement peur que son parachute ne se déploie pas ou qu'une rafale l'entraîne en arrière jusqu'à ce qu'il percute le barrage que je me suis fait la promesse que je n'assisterai plus jamais à ses sauts, aussi sûr de lui et entraîné soit mon ami corse ! Le base jump est l'un des sports extrêmes les plus dangereux au monde : à cause de multiples facteurs qu'on peut difficilement prévoir, il est beaucoup plus risqué qu'un saut en parachute depuis un avion. Chaque fois qu'il va en faire, je ne suis pas sereine.

Elyas m'évoque un étalon sauvage qui refuse de se laisser dompter. Il demeure sur ses gardes sous ses dehors posés et circonspects, comme s'il était capable de se cabrer au moindre geste brusque. Il renferme un mélange singulier de virilité confiante et de vulnérabilité secrète qui touche en moi des cordes sensibles. J'ai encore en tête le garçon doux, gentil et espiègle qu'il était autrefois, un peu timide même. À présent, il est froid, analytique et cynique, mais parfois, il laisse son côté joueur prendre les rênes lors de nos défis. Je parie que, s'il consentait à relâcher la bride dans l'intimité, il serait passionné, fougueux, ardent et enivré de sensations, comme lorsqu'il saute d'une montagne ! Je le sens à sa manière de bouger et de réagir. Et j'ai l'intention de savoir si mon sentiment est fondé.

Même s'il m'agace par moments et bien que je ne le comprenne pas toujours, c'est un mec correct, droit dans ses baskets, loyal envers ses amis, plein d'esprit, avec une belle âme.

Et détail non négligeable, il est kinésithérapeute.

Ses mains.

Ma nudité.

Un massage.

De l'huile.

Ces mots associés ont inondé ma petite culotte un nombre incalculable de fois.

Grâce à Sushi, ma détermination est désormais sans faille ! Je vais relever ce nouveau défi de taille et grimper en selle. Mon Corse sexy sera dans mon lit avant la fin du voyage et je l'enfourcherai comme il se doit, yee haw !

En lâchant la main de mon amie, je me palpe le sein gauche pour me porter chance, la mine résolue. Les filles, je compte sur votre entière coopération pour pointer vers votre cible prioritaire ! Mais vous ne serez pas seules au cours de cette mission délicate. Je vais aussi envoyer mes meilleurs agents sur le terrain afin que votre unité devienne votre force : sens de l'humour, bonne humeur, ruse, sensualité, personnalité, beauté, folie, sourire, chevelure, fesses, jambes, pieds.

Bon, d'accord, les pieds, on oublie.

(Même s'ils sont très jolis, mes petons.)

Autant de marteaux enflammés qui abattront l'épais mur de glace d'Elyas !

— Lee va te mettre dans son lit, mon loup. Roarrrr !

Oups, j'ai pensé tout haut ! Accoutumée à mes excentricités, Zara ne bronche pas. Elle s'informe :

— Je rebondis sur un sujet pratique, tu as commencé tes bagages pour demain ?

Les doigts autour de la poitrine, je renverse la tête en arrière et rigole à gorge déployée. Mais quelle question !

— Naaaan, j'ai largement le temps !

— Tu vas les préparer juste avant le départ et oublier trente-six mille trucs, présage-t-elle en tapotant l'anse de la tasse Zip contenant le café refroidi du parasite.

— Pas mon genre.

Il est de notoriété publique que l'organisation est ma bête noire.

— Je le sens mal, ce road-trip.

En plus de son sens du sarcasme, Sushi est assez pessimiste. J'ai dit assez ? Je voulais dire excessivement. Elle visualise un milliard de scénarios catastrophes. Il est vrai que parfois, ils se produisent, mais c'est du détail.

— Tout va se dérouler à merveille ! affirmé-je d'un ton enthousiaste en continuant à me masser le nichon pour maximiser toutes mes chances de conclure avec Elyas.

Et moi, je suis assez optimiste.

J'ai dit assez ?

Je voulais dire excessivement.






*Actrice qui a joué l'héroïne Ripley dans la saga Alien.

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